Mais si l'enjeu est en partie de faire perdre aux trois cigarettiers l'envie de recommencer leur manège avec la santé des Québécois pour se refaire financièrement, encore faudra-t-il savoir un jour quel montant précis d'argent à réclamer à chacune des compagnies intimées leur ferait assez mal pour avoir un effet dissuasif.
Depuis des semaines au procès, il a été occasionnellement et brièvement question des démarches de Me Pierre Boivin et des autres procureurs des recours collectifs pour obtenir de JTI-Mac, RBH et ITCL un accès à leurs états financiers couvrant les cinq dernières années.
Les compagnies ont offert de transmettre certains résultats financiers, au compte-gouttes.
Les demandeurs voudraient aussi consulter les états financiers complets et les budgets des compagnies pour le plus grand nombre d'années possibles, durant la période de 1950 à 1998 visée par les recours collectifs, afin de pouvoir, comme l'ont fait valoir Me Philippe Trudel et Me André Lespérance, comparer les efforts de marketing ou de lobbying des cigarettiers à ceux consentis en recherche et développement (de produits moins nocifs pour la santé).
Une telle analyse aiderait les Trudel, Lespérance, Kugler, Johnston, Gagné, Boivin, Bélanger et Beauchemin à ajouter des éléments à leur preuve d'un comportement irresponsable des cigarettiers.
Que pensent de tout cela les défenseurs attitrés d'ITCL, de RBH et de JTI-Mac ? Voilà une partie de ce que le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a entendu dans son tribunal hier.
Bien que chaque avocat ait plaidé la cause d'un seul cigarettier, puisque chaque entreprise a sa façon particulière de répondre à la demande des recours collectifs, il y avait des recoupements et surtout une efficace complémentarité dans l'argumentation de la partie défenderesse, ce qui montre que les avocats et les cigarettiers sont conscients de l'existence d'intérêts communs dans toute cette histoire.
Des exigences trop étendues
Parlant au nom de la compagnie Imperial, Me Suzanne Côté, a dit que sa cliente était disposée à fournir seulement un chiffre de profit net annuel pour la période d'activités concernée par la cause.
Et pour ce qui est d'aider à la fixation des dédommagements punitifs, ITCL a offert de soumettre son état des résultats des trois exercices annuels précédant la date d'un jugement final à venir. (Si ce jugement est défavorable, évidemment.)
Me Côté a rappelé que les trois compagnies poursuivies sont des compagnies privées, en droit d'exiger la confidentialité de leurs états financiers, même si elles devaient les mettre temporairement sous les yeux des avocats des recours collectifs.
(Note de l'auteur du blogue:
L'expression
« compagnie privée » semble désigner ici des compagnies n'ayant jamais
émis d'actions sur un marché boursier, ou alors dont les actions ne sont
plus inscrites à aucune Bourse.
ITCL, RBH et JTI-Mac sont à 100 % les filiales respectives de British
American Tobacco (BAT), de Philip Morris
International (PMI), et de Japan Tobacco International (JTI) (elle-même possédée à 100 % par Japan Tobacco Inc).
Cotées
respectivement à la Bourse de Londres, à celle de New York et à celle
de Tokyo, BAT, PMI et JT ont l'obligation de divulguer trimestriellement
des états des résultats et annuellement des états financiers plus
complets, en y mettant plus ou moins de détails. Dans le jargon de la
finance, ce sont des compagnies « publiques », ce que personne ne
confond avec une société d'État.
Le
degré de consolidation de ces comptes rendus de multinationales est
cependant si élevé qu'il serait improbable de trouver là-dedans combien
de profit a été réalisé sur le marché québécois ou canadien, ou de
savoir combien de cigarettes y ont été vendues.)
En plus de faire valoir que les demandeurs exigeaient beaucoup de sa compagnie, en termes de travail et par comparaison à ce qui a été exigé comme divulgation financière dans d'autres causes au Canada, Me Côté a demandé au juge une ordonnance de confidentialité, ne voulant pas se satisfaire d'un simple engagement de la partie demanderesse.
Une demande de renseignements prématurée
« La demande n'est rien de moins que prématurée, au 47e jour d'un procès qui pourrait durer deux ans », a déclaré Me Jean-François Lehoux.
Le défenseur de RBH a fait valoir que le juge Riordan est encore loin d'être en mesure de fixer la hauteur des dommages punitifs de chaque compagnie alors que le tribunal devra d'abord répondre aux questions formulées par le juge Pierre Jasmin en 2005, quand il a autorisé le procès en recours collectif des trois grands cigarettiers. (Ces questions concernent tant la responsabilité commune des compagnies que leurs responsabilités particulières.)
Me Lehoux avait commencé par souligner que le juge n'a pas besoin de connaître le patrimoine des compagnies pour déterminer le montant des dommages compensatoires à des victimes, puisque cela n'a rien à y voir.
L'avocat a demandé au juge Riordan de considérer que la satisfaction des exigences de la partie demanderesse est particulièrement prématurée dans le cas de sa cliente, dont aucun responsable actuel ou ancien n'a jusqu'à présent été interrogé.
Risque de surcharger le procès
Me Doug Mitchell, défenseur de JTI-Mac, mais dont l'argumentation valait pour le trio des compagnies intimées, a mis en garde le juge contre le risque, s'il penche dans le sens des demandeurs, de charger le procès de trop d'éléments à prendre en considération.
Me Mitchell a déploré que les interrogatoires et débats en Cour tendent déjà à dériver trop souvent sur des sujets comme la fumée de tabac dans l'environnement, ou la contrebande des cigarettes, malgré des jugements de Brian Riordan qui s'efforcent de limiter l'étendue des sujets abordés.
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Me Nathalie Drouin, pour le compte du Procureur général du Canada, a demandé que les renseignements financiers qui seront mis à la disposition des avocats des recours collectifs le soient aussi à la sienne.
Dans le cas où les compagnies parviendraient à convaincre le juge que le blâme ou une partie du blâme doit être rejeté sur le gouvernement du Canada, ce dernier devra « payer la note », a dit l'avocate. Le juge a trouvé toute naturelle la curiosité du Procureur général.
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Me Drouin n'était pas surtout venue devant la Cour pour parler d'états financiers, mais pour plaider, avec son collègue Jean Leclerc, au sujet de la production de documents et de réponses à Imperial Tobacco, dans le cadre de témoignages d'experts à être prochainement versés en preuve.
Me Drouin et Me Leclerc, face à Me Côté et Me Valerie Dyer, du côté d'Imperial, ont passé plus de la moitié de la journée à plaider et à négocier bon gré mal gré, sous la pression du juge, une manière de procéder pour la production de cette preuve.
Le juge ne paraissait pas du tout disposé à rendre un jugement juste avant le début des vacances.
Qu'il soit dit du bien de l'infini patience de ces juristes. Les travaux du tribunal se sont terminés vers 17h50, sur une entente à l'amiable.