samedi 22 décembre 2012

98e jour - 19 décembre - La destination des débris, le tabac reconstitué et l'accumulation des pièces au dossier

Wolfgang Karl Hirtle a été mercredi matin le dernier témoin de l'année 2012 au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers canadiens devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

M. Hirtle est un ingénieur en procédés de 58 ans, entré chez Imperial Tobacco (ITCL) en 1979 et retraité depuis 2010.

Alors que tous les témoins masculins qui sont comparus jusqu'ici à ce procès portaient un veston et une cravate, M. Hirtle, un homme de haute taille à la carrure athlétique, était vêtu d'une simple chemise pâle à manches longues et d'un jean noir sans ceinture. Les avocats et le juge portaient tous leur toge, ce qu'ils font à chaque fois qu'un témoin doit comparaître.

convoyeur dans une usine vietnamienne
L'interrogatoire de l'ingénieur Hirtle par Me Gabrielle Gagné puis par Me André Lespérance a permis quelques confirmations ou des compléments d'information au témoignage des 30 août et 15 novembre de Pierre-Francis Leblond (ITCL), ainsi qu'aux témoignages des chimistes Ray Howie et Norm Cohen, respectivement retraités de JTI-RJR-Macdonald (JTI-Mac) et de Rothmans, Benson & Hedges (RBH).

Au terme d'un échange à cadence rapide où les acronymes WTS, WTSA, SDS, CRS et SRS fusaient comme les numéros d'articles du Code de procédure civile et du Code civil à d'autres moments de ce procès, et où on a compris de M. Hirtle que le tabac reconstitué (le recon) peut se présenter sous la forme d'une boue ou d'un pain plat, Me Gagné a demandé au témoin avec quels ingrédients était fabriqué le recon produit à l'usine « Ajax » d'Imperial Tobacco.  (L'usine était située sur l'île de Montréal, à LaSalle, aujourd'hui un arrondissement suburbain de la ville de Montréal.)

L'avocate se doutait bien de la réponse : le recon est fait essentiellement de débris de tabac récupérés dans les usines.

Elle s'est alors intéressée plus particulièrement à la provenance géographique de ces débris. M.Hirtle a déclaré qu'il venait de différentes usines, incluant les usines de Guelph et de Québec, mais pas l'usine de Montréal, parce que ses débris étaient de moins bonne qualité, et que les débris de Guelph et Québec suffisaient amplement aux besoins.


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Ici, l'auteur du blogue doit confesser qu'il a fini par conclure de l'ensemble de l'interrogatoire que l' usine de Montréal (« Montreal plant ») dont il était toujours question était celle d'ITCL située dans le quartier St-Henri, usine aujourd'hui fermée et convertie en habitations.

Il y a cependant une autre usine de cigarettes à Montréal, en opération à l'époque et encore maintenant : celle de JTI-Macdonald, au coin des rues Ontario et d'Iberville.

Il faudra probablement revenir dans ce blogue sur les rapports entre les différentes compagnies de tabac quant à la provenance des matériaux du recon et quant à sa destination, et clarifier le tout.

En attendant, voici une catégorisation provisoire : 
  • compagnies d'où provenaient les débris qui servaient à fabriquer le recon à l'usine Ajax : ITCL et RBH
  • compagnies qui ont été à certains moments la destination du recon d'Ajax, selon la pièce 40001: ITCL et JTI-Mac.
Durant au moins une partie de la période couverte par les recours collectifs (1950-1998), ITCL a eu des usines de cigarettes à Montréal (St-Henri), à LaSalle et à Guelph, en Ontario; JTI-Mac à Montréal (Faubourg à mélasse), et RBH à Québec et à Toronto. ITCL a eu aussi une usine de cigares à Joliette et une usine de pré-traitement des feuilles de tabac et des tiges, à Aylmer en Ontario.  Cette dernière approvisionnait aussi l'usine Ajax.

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W. K. Hirtle a aussi affirmé que le ramassage des débris de tabac dans les usines ne se faisait pas quand le temps était trop humide, afin d'éviter la moisissure. La majorité des débris venaient des usines (et non, entre autres, des cigarettes conservées trop longtemps dans les magasins faute d'être vendues).

L'ingénieur s'est souvenu que les machines étaient nettoyés après la fabrication du tabac haché fin (vendu en blagues), pour éviter que les additifs utilisés dans ces mélanges aboutissent dans les mélanges des cigarettes. Il a été question de l'amidon et de la glycérine utilisés comme un des additifs dans plusieurs marques, particulièrement des marques de tabac haché fin (vendu aux fumeurs de pipe ou de cigarettes à rouler).

Par contre, M. Hirtle ne se souvient pas si les résidus du tabac haché fin étaient utilisés dans le recon fabriqué par ITCL. En outre, il a confirmé que le même ensemble de machines était utilisé pour le recon destiné à toutes les compagnies.

Me Lespérance a cherché à mesurer les allers et venues des flux de débris et de recon. Le témoignage de M. Hirtle porte à penser qu'environ la moitié des débris ramassés par les collecteurs mécaniques à la grosse usine de Guelph était jetée à la poubelle, et que l'autre moitié, jointe avec ce qui arrivait de Québec, donnait un volume de matériau largement suffisant pour exempter ITCL d'avoir à utiliser les débris et poussières de l'usine de Montréal.

Me Lespérance a fait confirmer par l'ingénieur Hirtle que la politique d'ITCL était de réduire à zéro le gaspillage de matériau et qu'il n'avait pas de preuve que les débris de Montréal n'étaient pas utilisés. Le témoin a laissé échapper un court ricanement devant l'insistance de l'avocat. M. Hirtle avait l'air assez sûr de lui-même, sans cependant prendre de ton arrogant.

Me Lespérance a fait verser au dossier de la preuve une lettre attestant de l'acheminement des débris de Montréal vers l'usine Ajax (pièce 1256, temporairement confidentielle). W. K. Hirtle a semblé maintenir son opinion qu'Ajax n'avait pas besoin de les utiliser pour produire son volume désiré de recon, tout en reconnaissant que ce n'était pas exclu.

Le juge Riordan a voulu savoir quelle proportion de recon se retrouvait dans les mélanges incorporés dans les cigarettes. C'était à peu près 4 pourcent, a témoigné M. Hirtle, c'est-à-dire 0% dans certaines marques et 8 % dans d'autres marques. Il y avait peut-être une marque avec 10 % de recon.

Il n'y a pas eu de contre-interrogatoire. Wolfgang Karl Hirtle aura passé seulement 2 heures à la barre des témoins.


Un après-midi tranquille et productif

Dans l'après-midi, une soixantaine de documents ont été enregistrés comme pièces au dossier.

Aux côtés d'une correspondance interne des trois compagnies, abondante et variée, il y avait un extrait du Hansard du Parlement du Canada sur les auditions de la commission de 1969 présidée par le député Gaston Isabelle.

Deux lettres de l'avocat David Sweanor, un ancien employé de l'Association pour les droits des non-fumeurs, à des dirigeants de compagnies de tabac ont été versées au dossier.

Lorsque les procureurs des recours collectifs ont voulu enregistrer aussi une lettre de M. Sweanor à la ministre de la Santé et du Bien-être social du début des années 1980, l'honorable Monique Bégin, l'avocat de RBH Pierre-Jérôme Bouchard s'est objecté au motif que ce genre de pièces devait ou devrait être produite quand l'expéditeur de la lettre est appelé à la barre, et que les demandeurs n'ont qu'à faire enfin comparaître M. Sweanor.

Le juge Riordan a maintenu l'objection de Me Bouchard.

Me Lespérance a alors laissé entendre que les recours collectifs allaient convoquer M. Sweanor.

Personne n'a mentionné la possibilité d'entendre le témoignage de Mme Bégin.

* *

À la fin de la journée de jeudi, à 16h57, il ne restait que douze braves dans la salle d'audience : les procureurs Trudel, Gagné et Lespérance pour les recours collectifs; les avocats George Hendy et Nathalie Grand'Pierre (ITCL), Pierre-Jérôme Bouchard (RBH), de même que Catherine McKenzie et Patrick Plante (JTI-Mac), plus le juge, la greffière, la sténographe et votre serviteur.

Le tribunal recommencera à siéger le 14 janvier. Un débat est prévu sur l'admission en preuve du célèbre mémorandum de novembre 1989 de l'avocat Kendrick Wells de Brown & Williamson, et sur l'intensité du caviardage qu'il convient d'imposer au témoignage écrit de février 2005 de feu David Schechter devant un tribunal américain présidé par la juge Gladys Kessler.

Le juge Riordan a encore répété, avec le sourire, et sans ironie apparente, qu'il s'attend à voir le 14 janvier le programme de défense des compagnies. Les recours collectifs auront terminé leur preuve au tout début de mars.


***

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, il faut commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm

2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

vendredi 21 décembre 2012

Lectures et visionnements suggérés du temps des Fêtes

Nous sommes à moins de quatre jours du moment où certaines personnes, de chaque côté de l'Atlantique et bien au-delà, commémorent la naissance de Jésus.

Mais Noël est aussi évidemment l'époque de l'année où les journalistes qui ne l'ont pas fait plus tôt recommandent des lectures livresques en rapport avec le domaine des activités humaines qu'ils se sont chargés d'observer.  À l'occasion, les suggestions concernent aussi le Septième art.

On ne dérogera pas ici à cette puissante tradition.



Bad Acts, par Sharon Eubanks, avec une préface par Stanton Glantz

Bad Acts est le récit à la première personne du singulier de Sharon Eubanks, qui a dirigé l'équipe d'avocats du ministère fédéral de la Justice aux États-Unis, dans la poursuite du gouvernement de Washington contre l'ensemble des cigarettiers du pays, en vertu de la loi sur les rackets, c'est-à-dire des organisations criminelles.

Le ministère de la Justice a obtenu en 2006 le verdict de condamnation recherché, mais ce verdict était assorti d'une sentence presque insignifiante.

Le récit de Me Eubanks nous fait remonter jusqu'au moment où le président des États-Unis Bill Clinton, lors de son discours de janvier 1999 sur l'état de l'Union, a annoncé le lancement de la poursuite.

Dès le départ, les avocats salariés du ministère de la Justice durent composer avec la possibilité de devoir céder la gestion de l'action à des avocats externes.

Puis, le gouvernement Bush succéda au gouvernement Clinton en janvier 2001, et une série d'autres difficultés survinrent (voir l'interview de Mme Eubanks à CBS en 2007)(et à Fox), qui s'ajoutaient aux défis prévisibles et imprévus d'une poursuite d'une telle ampleur contre des compagnies habituées de se défendre.

Les particularités de fonctionnement du système judiciaire américain font en sorte qu'un lecteur étranger, à plus forte raison s'il n'est pas avocat, peut être un peu confondu par moments. Le texte gagnerait aussi par l'ajout d'intertitres et par l'étalement du contenu sur un plus grand nombre de pages.

Mais les bons côtés l'emportent sur les mauvais.  Ainsi, l'auteure apporte au lecteur, tout au long du récit, un luxe de détails qui ont pour effet de donner à sa relation des événements une vraisemblance psychologique et sociologique remarquable.

L'avocate a aussi l'habileté de conclure plusieurs chapitres sur un suspense, qui fonctionne même si vous êtes grosso modo au courant de la fin de l'histoire.

Un jour, un scénariste d'Hollywood en fera peut-être un film.

voir la fiche du livre sur Amazon


Tabac, la conspiration, par la cinéaste documentariste Nadia Collot

reconstitution de la réunion de hauts
dirigeants de l'industrie du tabac à
l'hôtel Plaza de New York en décembre 1953

Ici nous parlons d'un documentaire qui livre la marchandise vendue par le titre et même un peu plus, avec des sources multiples et sûres, juste ce qu'il faut de mise en scène et d'une brève reconstitution par des acteurs, et des images qui s'enchaînent rapidement et efficacement.

Une conspiration prouvée
devant la juge Kessler
L'auteur du présent blogue a revu récemment cette co-production franco-québécoise pour lui découvrir une actualité redevenue brûlante, juste après le témoignage de l'historien Robert Proctor au procès des filiales canadiennes des multinationales du tabac.

Devant le juge Riordan en novembre, le professeur Proctor avait donné une date de naissance à la conspiration, 1953, une date que la juge américaine Gladys Kessler, dans son jugement de 2006, a aussi retenue pour dater le début de ce que la justice américaine appelle « the Enterprise » (voir entre autres à la page 18 du jugement Kessler).

Certains passages du film de Nadia Collot témoignent du passage du temps et des lois, comme cette scène où la co-fondatrice de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Heidi Rathjen, achète des cigarettes à une jeune vendeuse dans une discothèque. C'était à peine hier.

Aux dernières nouvelles, les Gérard Dubois (France), Pascal Diethelm (Suisse) et Inoussa Saouna (Niger), de même que les Garfield Mahood, Éric LeGresley et Heidi Rathjen (Canada), sont fidèles à leur poste de surveillance et de combat, puisque les cigarettiers continuent de se refaire constamment une santé à même celle de cette part substantielle de la population qui reste accrochée à leurs produits. (clin d'oeil 2011)

fiche de La Conspiration sur le portail de l'Office national du film du Canada avec une liste d'endroits où trouver le film

entrée consacrée à La Conspiration sur l'encyclopédie en ligne Wikipédia, avec des hyperliens utiles



Le maître du jeu, par le romancier John Grisham


Nous parlons ici d'un roman, paru en 1996, où il n'y a rien de mentionné par simple scrupule de faire justice à des faits de la petite ou de la grande histoire.  Il s'agit d'une œuvre où les effets sont brillamment calculés, un thriller dans la meilleure tradition du genre. Si vous devez vérifier par vous-mêmes pourquoi Grisham est si populaire, autant faire votre vérification avec ce roman plutôt qu'avec un de ses nombreux autres.

C'est l'histoire d'un jury de 12 simples citoyens triés sur le volet par les deux parties, un jury où se retrouve un juré en mesure d'influencer le verdict et qui offre aux parties de faire cela en échange d'argent.

Le procès est celui d'une poignée de compagnies de tabac à qui sont réclamés, par la succession d'une victime de cancer du poumon, un dédommagement compensatoire de 2 millions $ et une peine de 400 millions $.

fiche du livre sur le portail Amazon.ca
fiche du livre chez Pantoute

Dans le film du même nom (1999), Hollywood a transformé les cigarettiers en fabricants d'armes et fait les mille ajustements nécessaires. Le film a son mérite, mais il faudrait en faire un deuxième et coller au roman.

Certains cinéphiles prétendent que les cigarettiers ont été remplacés par des fabricants d'armes dans le film à cause d'un autre film, L'initié, sorti trois ans plus tôt (1996), et qui raconte l'histoire d'un cadre et scientifique d'une compagnie de tabac qui s'apprête à révéler des faits déplaisants, et du journaliste-recherchiste Lowell Bergman qui veut le faire passer à la populaire émission 60 minutes du réseau de télévision CBS. À la grande déception du journaliste, la presse écrite new-yorkaise et en particulier le Wall Street Journal se montreront plus rapides et de meilleurs incarnations de la « presse libre ».

L'initié est une dramatisation censée être basée sur des faits vécus, notamment par le témoin de la semaine dernière au procès de Montréal, le biochimiste Jeffrey Wigand.

* *

On s'étonnera peut-être de ne pas trouver dans ce compte-rendu de lectures et de visionnements la présence de Golden Holocaust de l'historien Robert Proctor, mais ce n'est peut-être que partie remise.

Dans le corridor du palais de justice en novembre, M. Proctor disait à votre serviteur le plus grand bien du livre Merchants of Doubt de Naomi Oreskes et Erik Conway.  Ce reportage de l'Agence Science Presse consacré au livre d'Oreskes et Conway attire l'attention sur le recyclage de la stratégie de relations publiques de l'industrie du tabac dans une entreprise de négation de la réalité des changements climatiques sur la planète.

* * *

Lors de sa comparution devant le juge Riordan, et dans son rapport écrit d'expert, l'historien Proctor a reproché au rapport d'expert de son confrère historien Robert Perrins, rédigée à la demande des cigarettiers canadiens, d'avoir attribué à un doute scientifique l'abstention de l'Association médicale américaine (AMA) de se joindre au début des années 1960 au consensus scientifique sur la relation de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon et d'autres maladies.

Perrins aurait dû, selon Proctor, consulter les documents internes des cigarettiers pour comprendre facilement la motivation en réalité corporatiste de la principale organisation du corps médical. L'AMA était opposée aux plans d'assurance-maladie publics qu’échafaudaient régulièrement des députés au Congrès. S'adresser au grand public peut coûter cher, et l'industrie du tabac a été généreuse en appuis. L'AMA a longtemps retourné l'ascenseur.

Annonce de 1949 visible sur le
site de l'Université Stanford
Faire la promotion de cigarettes a longtemps permis à des acteurs de mettre du beurre sur leurs épinards, sinon du caviar sur leurs craquelins, et Ronald Reagan (1911-2004) n'est pas plus coupable que d'autres. Dans le combat contre la « socialisation de la médecine » de l'AMA, le souriant Reagan devait cependant apporter une contribution davantage remarquée.

(Si vous avez une demi-heure, vous pouvez écouter l'allocution endisquée de l'acteur, datée de 1961. Les avocats n'ont pas le monopole de l'art oratoire.)

Il y a toutes sortes de manières de souhaiter un joyeux Noël à ses proches et à ses amis.

Vous venez de lire les voeux de votre blogueur.

mercredi 19 décembre 2012

97e jour - Filtres, accidents de la route et certaines croyances des fumeurs (18 décembre)


Un président des États-Unis (F. D. Roosevelt)
au temps des fume-cigarettes (avril 1939)
Les cigarettes n'ont pas toujours été dotées de « filtres ».

Lors de son témoignage en novembre dernier au procès des compagnies de tabac canadiennes, l'historien de la cigarette Robert Proctor faisait comprendre que c'est du marketing réussi et une fraude monumentale de faire appeler communément filtre quelque chose qui ne filtre pratiquement rien. (Ou dont l'industrie n'a jamais prouvé l'efficacité à diminuer la toxicité de la fumée.)

Les fumeurs ont eu et ont peut-être encore une croyance différente de celle du professeur Proctor sur le sujet. Imperial Tobacco, le chef de file du marché canadien de la cigarette, est depuis longtemps au courant des croyances des fumeurs, et cette connaissance fine pourrait en partie expliquer  la part de marché de l'entreprise.

Voici un exemple.

En juin 1977, selon des données préparées par Market Facts of Canada pour Imperial Tobacco (pièce 987.15) (161 pages), 75 % des fumeurs anglophones et 72 % des fumeurs francophones au Canada se déclaraient d'accord avec l'idée que les « cigarettes à bout filtre sont meilleures pour la santé que les cigarettes sans filtre ». À cette époque, tant RJR-Macdonald, Benson & Hedges et Rothmans qu'Imperial ont des marques de cigarettes avec le mot filtre ou filter dans le nom, l'écrasante majorité des cigarettes vendues sont dotées des soi-disant filtres, peu importe le nom de la marque.

À ce même moment au Canada, qui est une époque de croissance « météorique » de la Player's « légère », 45 % des fumeurs anglophones et 48 % des fumeurs francophones croyaient que leur probabilité de mourir dans un accident de la route était plus grande que de mourir d'avoir fumé. Ces fumeurs étaient peut-être au courant des méfaits sanitaires du tabagisme, mais mesuraient-ils correctement le risque d'être touché ? Un internaute doit-il s'étonner que certains de ces fumeurs aient pu continuer de fumer sans suffisamment d'inquiétude, quand on sait par la Société de l'assurance-automobile du Québec que seulement 53 % des passagers avant bouclaient leur ceinture de sécurité en 1985, neuf ans après que le port de la ceinture ait été rendu obligatoire ?

La même étude de juin 1977 examinée par le tribunal révèle que seulement 37 % des fumeurs anglophones et rien que 24 % des fumeurs francophones déclaraient que le niveau de goudron « qui ne représente pas de danger » (pour la santé) est zéro. Les autres fumeurs fixaient la barre plus haute.

Qu'elles aient été fondées ou non, les diverses croyances des fumeurs étaient étudiées et connues par les cigarettiers, avec une bonne longueur d'avance sur les autorités de la santé publique, que l'industrie semble s'être bien gardée d'informer. (Si elle l'a fait, la preuve en défense des cigarettiers, qui est censée de commencer en mars prochain, ne manquera pas de le souligner au tribunal.)

Le rapport de 1977 de Market Facts fait partie de la douzaine de documents que Me Philippe Trudel et Me André Lespérance ont examinés lundi et mardi avec le témoin Philip Cadieux, un analyste de marché qui a travaillé pour Imperial Tobacco, en particulier de 1982 à 1989.

Ces documents font à leur tour partie d'un ensemble beaucoup plus vaste de données brutes et de rapports d'analyse que le procès actuel permet d'exhumer. (Voir notre édition relative au 82e jour.)

La deuxième journée de témoignage judiciaire de M. Cadieux a permis de mieux comprendre les hypothèses de construction de certains tableaux, les calculs de pondération effectués pour croiser l'information de Statistique Canada avec celle de certains sondages de l'industrie, de même que l'existence d'une zone grise entre les notions de croyance et de connaissance. Bien des réponses attendus lors des sondages sont difficiles à classer avec certitude dans une catégorie ou dans l'autre.

Les interrogateurs ont paru plus détendus mardi que lundi et le témoin a paru se prêter plus volontiers à l'interrogatoire. Pas assez pour confirmer que la compagnie a étudié pourquoi les fumeurs abandonnent de fumer, mais assez pour répondre « J'en suis sûr » quand on lui a demandé si certains fumeurs arrêtent par la pression sociale. Le défenseur d'Imperial, Me Craig Lockwood, a soulevé peu d'objections durant les deux jours et mis de côté le ton continuellement offensé des avocates de la même compagnie. Au dîner, le juge Riordan avait déjà souhaité de joyeuses Fêtes au témoin.

Aujourd'hui, mercredi, le tribunal enregistrera le dernier témoignage oral de l'année 2012.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

mardi 18 décembre 2012

96e jour - Méfaits du tabac et fin du monde : on peut être prévenu sans y croire

Une bonne partie de la défense des compagnies de tabac consiste à faire croire que tout le monde était au courant des méfaits sanitaires du tabac. Pour étayer cette thèse, les cigarettiers ont fait faire des rapports par des historiens qui ont recensé tous les avertissements dont la population a pu profiter.

Il est assez facile de répliquer que si le grand public était au courant (de la gravité des maladies et de la probabilité d'être touché), les directions des compagnies auraient dû l'être au moins autant, sinon davantage, et auraient dû agir autrement qu'elles l'ont fait.

Les avocats qui travaillent pour les victimes des pratiques de l'industrie du tabac ont cependant choisi un autre angle d'attaque jusqu'à présent. Ils veulent montrer que plusieurs des personnes « au courant » ne croyaient pas vraiment aux méfaits, que les compagnies connaissent depuis longtemps les croyances du public, et que l'industrie s'est employée à entretenir plutôt qu'à dissiper les mythes rassurants et les doutes injustifiés.

Le 33e témoin au procès présidé par le juge Brian Riordan est un spécialiste des études de marché qui a travaillé pour Imperial Tobacco Canada (ITCL), à titre de salarié de 1982 à 1989, et occasionnellement à titre de consultant de cette compagnie depuis lors. Il s'appelle Philip Cadieux, a 56 ans, un côté flegmatique et une forte capacité de coopérer le moins possible à la découverte de toute la vérité par le tribunal. Un peu comme dans son curriculum vitae sur Linkedin, dont le lecteur a intérêt à savoir que « BAT Canada » désigne Imperial Tobacco Canada, puisqu'on chercherait vainement ce que cet ancien employeur produisait. Néanmoins, le témoin Cadieux assermenté semble s'être senti obligé de reconnaître qu'il voit une différence entre ce que les gens croient et ce dont ils sont au courant, concernant les méfaits sanitaires du tabagisme. Et quand Me Philippe Trudel lui a demandé s'il pouvait expliquer la différence, le témoin s'est imposé d'être éloquent : « Oui. Je suis au courant que le calendrier maya prédisait la fin du monde ce mois-ci, mais je ne crois pas ça.» (traduction)
Pourquoi le calendrier maya
s'arrête au 21 décembre

La verdeur de cette comparaison (qui a fait sourire le juge et fait ricaner le parterre) est à mettre en parallèle d'un commentaire de l'historien de la cigarette Robert Proctor au sujet de l'expression « propagande médicale » employée par des fumeurs opposés à la réglementation du tabac, jusque dans des lettres envoyées aux compagnies de tabac et conservées dans leurs archives. Les spécialistes de la santé publique ou des journalistes ont donc eu beau s’époumoner à mettre en garde, ils n'ont pas toujours été crus. Le professeur Proctor, dans son rapport d'expert, a d'ailleurs reproché aux chercheurs en histoire engagés par les cigarettiers, ce qui inclut le professeur d'histoire David Flaherty, de ne pas avoir tenu compte, entre autres, du discours publicitaire explicite ou implicite et des fausses controverses émanant directement de l'industrie du tabac ou financées discrètement par elle, et qui contrecarrent la transformation des mises en garde sanitaires en croyances.

Ironiquement, la comparution du spécialiste en marketing Philip Cadieux survient alors que trois juges de la Cour d'appel du Québec viennent de rendre vendredi un jugement unanime qui maintient une décision qu'avait prise en mai le juge Riordan d'autoriser le versement en preuve (et donc la divulgation au public) d'un rapport de recherche préliminaire de l'historien David Flaherty, une recherche commandée pour savoir et montrer que la population était « au courant » des méfaits du tabac.  (Au courant et donc coupable, et pas l'industrie...)

La comparution de Philip Cadieux a permis l'examen ou le réexamen de documents iqui révèlent l'état d'esprit du public au sujet du tabac en différentes époques. Plusieurs de ces documents étaient accessibles tant à Imperial Tobacco qu'aux autres cigarettiers canadiens.

Ce que le témoin Cadieux a déclaré hier n'avoir jamais su, c'est : pourquoi la compagnie colligeait des renseignements sur l'intérêt suscité par divers événements commandités auprès de différents groupes d'âge, y compris d'âge mineur; quel usage était fait de renseignements qui montraient que de moins en moins de fumeurs utilisaient les cigarettes « plus douces » comme moyen d'apaiser leur crainte pour leur santé; pourquoi Imperial s'est intéressé aux soucis des consommateurs à propos du monoxyde de carbone (Certains témoins à ce procès ont affirmé qu'il n'y en avait pas assez dans la fumée pour qu'on s'en soucie.); pourquoi certaines questions concernant la santé étaient incluses dans des sondages dont Philip Cadieux lui-même a été l'analyste; et pour quelles fins la compagnie a interrogé les fumeurs afin de savoir l'âge qu'ils avaient lorsqu'ils ont commencé à fumer et à quel âge ils sont devenus des fumeurs réguliers.

Intéressantes questions, non ?  Surtout pour un analyste du marché...

Il est permis d'espérer que l'interrogatoire d'aujourd'hui permettra à M. Cadieux d'éclairer davantage le tribunal et le public clairsemé de la salle. ;-)

dimanche 16 décembre 2012

94e et 95e jours - 12 et 13 décembre + DES ÉCHOS DES DEUX AUTRES « PROCÈS DU TABAC »

Il n'y aura pas d'éditions de ce blogue en rapport avec les 94e et 95e journées du procès intenté par deux collectifs de victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac canadienne. L'auteur du blogue était en congé de maladie non planifié.

Pendant ces deux jours, aucun témoignage n'a été entendu. Les avocats des recours collectifs et des compagnies ont discuté du versement, dans le dossier des pièces en preuve, de divers documents que la partie demanderesse juge pertinents. Les deux parties ont soumis à l'appui de leurs points de vue différents arrêts judiciaires qui semblent faire jurisprudence, ainsi que des articles de doctrine.  Le français a été utilisé plus que d'habitude.  Dommage d'avoir manqué cela...

Les lecteurs à l'aise avec l'anglais et qui veulent plus de détails devront lire les éditions Day 94 (relative à la journée de mercredi) et Day 95 (jeudi) du blogue Eye on the trial de Cynthia Callard.

*

C'est aussi ce jeudi 13 décembre qu'est devenu accessible en ligne le texte d'un jugement de la Cour d'appel du Québec qui fait suite à une audition devant ce tribunal qui a eu lieu le 4 décembre dernier, et dont ce blogue faisait état la semaine dernière.

Voir le reportage à la section A.

Puis, le vendredi 14 décembre, il y a eu à la Cour supérieure du Québec, au 15e étage du palais de justice de Montréal, devant le juge Stéphane Sanfaçon, une audition des parties à un troisième « procès du tabac », le plus jeune des trois.

Voir le reportage à la section B sur le « procès trois ».

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A)   CONTESTATION DE LA LRCSS : un appel rejeté

La semaine dernière, ce blogue faisait état d'une action en justice lancée en 2009 et qui concerne la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS)Imperial Tobacco Canada, JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges mettent en question la constitutionnalité de cette loi adoptée en 2009 par le Parlement du Québec.

(Les juges de la Cour d'appel, comme celui de la Cour supérieure dont la décision de février dernier était l'objet de l'appel, ont utilisé l'expression « constitutionnalité » concernant la LCRSS, même si la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (CDLP), que les cigarettiers invoquent en appui de leur contestation en justice, ne fait pas textuellement partie des lois constitutionnelles canadiennes de 1867 et de 1982.  C'est par contre le cas de la Charte canadienne des droits et libertés, qui figure en préambule de la Loi constitutionnelle de 1982.)

Dans cette affaire judiciaire où l'industrie du tabac constitue la partie demanderesse et faisait appel, la Cour d'appel du Québec a rendu le 5 décembre son très bref jugement unanime de maintien de la décision du juge de première instance relative à la production de certains documents requise par les compagnies de tabac.

Conclusion pratique de tout cela : l'équipe de juristes du Procureur général du Québec est donc dispensée d'une corvée qu'on sait maintenant sans pertinence, et le procès de la loi va pouvoir reprendre son cours.

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B)   ACTION EN RECOUVREMENT DU COÛT DES SOINS DE SANTÉ : un sursis demandé

carte d'assurance-maladie québécoise
visible sur le site de la
Banque d'images en univers social
Vendredi, les trois principaux cigarettiers canadiens poursuivis par le gouvernement du Québec pour le recouvrement du coût des soins de santé dus au tabagisme durant la période 1970-2030 ont demandé que l'affaire soit suspendue en attendant que les tribunaux jugent de la validité constitutionnelle de la LCRSS.

Me Guy Pratte et Me Silvana Conte, pour le compte de l'industrie, ont cherché respectivement à convaincre le juge Sanfaçon de la nécessité de suspendre le procès et de l'absence d'obstacles juridiques à ce faire.

Me André Fauteux, pour le compte du Procureur général du Québec, a fait valoir l'absence d'une justification suffisante pour que le tribunal accueille la requête des cigarettiers.

L'honorable Stéphane Sanfaçon a annoncé qu'il rendra sa décision en janvier.

Voyons maintenant plus en détails les plaidoiries des avocats.


Guy Pratte et Silvana Conte

Me Pratte (étude Borden Ladner Gervais) a souligné que la requête de l'industrie cherche la suspension d'une action judiciaire qui découle d'une loi, et non une suspension de cette loi (LCRSS).

Celui qui est aussi un défenseur de JTI-Macdonald dans le procès en recours collectifs, tiré à quatre épingles, ce qui semble faire partie du personnage, a fait valoir que la poursuite intentée par le gouvernement du Québec contre les cigarettiers, bien qu'elle prétende s'appuyer sur un motif d'intérêt public, se distingue de moult poursuites de la Couronne en ce qu'un jugement final (ou un règlement) retardé n'a pas d'effet immédiat sur la population (sur la santé de la population).

Plus tard, après une question du juge Sanfaçon, Me Pratte a fait une allusion à la loi fédérale qui a permis au gouvernement d'Ottawa d'imposer des mises en garde sanitaires sur les emballages de produits du tabac et que l'industrie avait contestée. Dans ce cas, il y avait un impact immédiat sur la population. À écouter l'avocat des cigarettiers, il semble qu'avec le cas de la présente contestation judiciaire (procès 2), il n'y a pas de coût du fait des « années perdues » (dans le procès 3), puisque le gouvernement du Québec, s'il gagne finalement sa cause (dans le procès 3), se fera simplement payer davantage d'intérêts par les compagnies condamnées.

Me Pratte a mentionné que le gouvernement du Québec a pris quatre ans, à la suite d'un jugement de la Cour suprême du Canada favorable à la cause du gouvernement de Colombie-Britannique, pour faire adopter une loi (la LCRSS) autorisant une poursuite judiciaire en recouvrement du même type que la britanno-colombienne. Le Procureur général du Québec a encore pris trois ans avant de lancer l'action judiciaire elle-même. (La requête introductive d'instance date de juin 2012.). Conclusion : cela ne doit pas être urgent.

Guy Pratte s'est ensuite employé à montrer quelles seraient les conséquences, les « préjudices irrémédiables » pour les compagnies, d'un procès mené selon des règles de preuve issues d'une loi qui pourrait être déclarée inconstitutionnelle. Il a parlé de l'accès aux dossiers médicaux, au sujet desquels les règles sont changées par la LCRSS.

(Quel dommage que les juges Morissette, Dufresne et Kasirer de la Cour d'appel n'aient pas été dans la salle d'audience du juge Sanfaçon vendredi matin. Ils auraient entendu dire par Me Pratte que les demandeurs dans les recours collectifs (procès du tabac numéro 1) proclament ne pas avoir besoin de la LCRSS pour faire leur preuve. L'auteur du blogue n'a jamais entendu d'autre discours des avocats des recours collectifs et du Conseil québécois sur le tabac et la santé. Néanmoins, le mardi 4 décembre, Me François Grondin, du même cabinet juridique que Me Pratte et qui était assis juste à côté vendredi, plaidait devant la Cour d'appel pour la production par le Procureur général du Québec de certains documents du gouvernement préparatoires au projet de loi devenu la LCRSS, et il a alors laissé entendre que cette documentation permettrait aux compagnies de vérifier si des groupes à l'origine des recours collectifs contre l'industrie étaient derrière la LCRSS.  La Cour d'appel a maintenant confirmé le jugement de première instance, défavorable aux cigarettiers, de sorte que la page est peut-être tournée sur la vie de cet argument, mais il est difficile de ne pas remarquer le culot ou la capacité de retournement rhétorique des avocats de JTI-Macdonald, que cela n'empêche pas d'être très courtois.)

Me Silvana Conte (cabinet Osler, Hoskin & Harcourt), qui est aussi de la défense d'Imperial Tobacco Canada dans le procès en recours collectif, a très logiquement enchaîné son réquisitoire sur celui de son confrère.  L'avocate s'est employée à démontrer au juge Sanfaçon qu'il n'y avait pas d'obstacles à l'ordonnance d'un sursis, après que Me Pratte avait cherché à en montrer la désirabilité.


André Fauteux

Le représentant du Procureur général du Québec (PGQ), Me André Fauteux, a estimé que la tentative des cigarettiers, de soulever toutes sortes de questions préliminaires à l'instruction d'une affaire, était passée de mode, à la suite de jugements des tribunaux québécois au milieu des années 1980. Il a cité quelques affaires retentissantes, que le juge Sanfaçon doit connaître, mais que l'auteur de ce blogue ignore.

Me Fauteux a estimé que le sursis demandé par les cigarettiers est souvent rallongé par des appels, ce qui le rend moins bref que ce que laissait entendre l'optimiste Me Pratte. La Cour suprême du Canada elle-même a limité le droit à des sursis de ce genre à des cas manifestes ou des situations exceptionnelles, et « nous sommes en ce moment dans une situation aux antipodes », a remarqué l'avocat du ministère public.

Fondamentalement, André Fauteux n'a rien remarqué dans les arguments de l'industrie qui n'ait pas déjà été traité lors de la bataille judiciaire concernant la loi de la Colombie-Britannique, une loi qui a servi de modèle à la loi québécoise de 2009. Le représentant du PGQ a remarqué que presque tous les articles de LCRSS invoqués dans les réquisitoires des cigarettiers sont similaires à ceux de la loi de la Colombie-Britannique dont la Cour suprême du Canada a validé la constitutionnalité en 2005.

Quant à l'article 23 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (CDLP), invoqué par l'industrie, Me Fauteux a martelé qu'il ne protège pas les droits substantifs mais seulement le droit à une procédure juste.

Jusqu'à un certain point, Me Fauteux a paru reprendre l'argumentaire servi par les avocats du gouvernement québécois au juge Paul Chaput de la Cour supérieure du Québec, en octobre 2010, lorsqu'ils ont tenté de faire déclarer irrecevable la poursuite de l'industrie contre la LCRSS, en vertu des principes de la chose jugée (en 2005 par la Cour suprême). Le juge Chaput a rejeté la requête et le juge Guy Cournoyer de la Cour d'appel du Québec a refusé un mois plus tard d'autoriser un appel de cette décision.

Tant Me Fauteux que Me Pratte n'ont pas semblé se désespérer de convaincre le juge Sanfaçon de prendre en considération le fond de la question, même si on ne lui a pas demandé pas de juger de la constitutionnalité de la LCRSS mais de l'opportunité de mettre le procès qu'il préside (procès 3) au congélateur pendant que le procès de la loi se fera (procès 2).

Le représentant du PGQ a fait valoir que si l'article 23 de la CDLP a la portée prétendue par les cigarettiers, des sections entières du Code civil du Québec ne pourraient jamais s'appliquer et le législateur ne pourrait jamais changer les règles du jeu social.  Bref, ce serait un peu absurde.


L'usage des dossiers médicaux

La LCRSS prévoit l'exclusion de l'usage de dossiers médicaux qu'on puisse relier à des personnes en particulier, et rend admissibles des preuves épidémiologiques et sociologiques.

Toutefois, Me Fauteux a déclaré, en substance, que même si la LCRSS n'existait pas, les procureurs du gouvernement ne se serviraient pas des dossiers d'assurance-maladie des très nombreuses victimes du tabac, pour des raisons de principe (le respect de la vie privée) et par absence de besoin pour la preuve.

Le juge Sanfaçon s'est demandé si ce n'était pas l'ampleur d'une telle preuve détaillée qui expliquerait plutôt le refus du gouvernement de s'aventurer dans cette voie. Me Fauteux a nié que ce soit le cas et a plutôt évoqué une opération de dénominalisation des dossiers médicaux en cours à la Régie de l'assurance-maladie du Québec (RAMQ) et la réticence déjà connue de la RAMQ de livrer les dossiers.

Plus tard, Me Pratte a répliqué que les cigarettiers ont le droit de demander à voir des dossiers médicaux, quitte à promettre de respecter la vie privée. Vers la fin, quand Me Éric Préfontaine, avocat d'Imperial Tobacco, a voulu renchérir dans la réponse à l'argumentation de Me Fauteux, le juge a fait comprendre que les déclarations d'une partie n'engagent pas les autres parties et qu'il n'était pas nécessaire d'argumenter.


Dialogues avec le juge

Le juge Sanfaçon a paru curieux du sens que les avocats donnent à l'expression « intérêt public ».

Plus tôt, il avait demandé à Me Pratte si les lois n'étaient pas présumées d'intérêt public. Guy Pratte l'avait reconnu mais avait ajouté que la Cour suprême du Canada a déjà statué que l'intérêt public ne prime pas sur les droits fondamentaux.

Après avoir entendu les propos de Me Pratte sur la lenteur du gouvernement a agir sur une question censément d'intérêt public, comme le répétait alors Me Fauteux, le juge Sanfaçon a en a rajouté dans la veine argumentaire de Pratte sur l'absence d'urgence.  Le magistrat a dit que le gouvernement a attendu en fait 40 ans pour faire adopter une loi, et pas seulement quelques années.

André Fauteux a paru avoir prévu cette objection (sans égard pour sa provenance).

D'une part, l'auditoire avait déjà deviné l'idée qu'agir tard vaut tout de même mieux qu'agir encore plus tard.

Par ailleurs, Me Fauteux a tenu à préciser que la poursuite qu'il dirige est une affaire de recouvrement et pas seulement une affaire de dommages-intérêts.

Mais plus concrètement, le représentant du PGQ a cité un extrait du journal des débats de l'Assemblée nationale où le ministre Yves Bolduc donnait la motivation fondamentale de la LCRSS et remerciait les groupes de lutte contre le tabagisme d'avoir dénoncé de longue date les méfaits sanitaires du tabac. Me Fauteux a évoqué le plan de lutte contre le tabagisme (dont la première version remonte à 1998) et a expliqué que ce n'est pas seulement depuis juin 2009 que le gouvernement du Québec combat le tabagisme et recherche la dénormalisation des produits du tabac.

Le juge Sanfaçon est de nouveau intervenu, cette fois pour demander comment la LCRSS rapproche des objectifs de dénormalisation. Le juge s'est demandé tout haut si c'était parce qu'un procès entrepris sous l'impulsion de la LCRSS servirait à l'éducation du public. L'intonation du juge trahissait cependant un certain scepticisme. Grosso modo, Me Fauteux a affirmé qu'en exposant l'histoire du tabac, on contribue à sa dénormalisation et on aide la santé publique.

Le juge a aussi montré son incrédulité en demandant à Me Pratte si le genre de préjudices dont ce dernier parlait n'était pas intrinsèque à toute poursuite en dommages. L'avocat des compagnies de tabac a répondu que commencer un procès alors qu'un tribunal a décidé qu'il était illégal est un préjudice extraordinaire.

De son côté, le représentant du Procureur général du Québec a cherché à prévenir le juge Sanfaçon qu'une suspension indéfinie et sur laquelle le juge de première instance n'a pas de contrôle porte atteinte à l'intérêt public et défavorise les délais raisonnables. 


Le clou de la matinée ?

Ce qui a jeté dans la perplexité l'auteur de ce blogue, qui n'est pas encore au bout de ses découvertes du mystère des procédures judiciaires, c'est quand Me André Fauteux a dit, dans une de ses toutes dernières interventions, que les allégations et la preuve documentaire de sa partie ne prennent pas appui sur les dispositions nouvelles prévues par la loi (la LCRSS).

Vraiment ? Méchant paradoxe alors, que celui d'une loi censée permettre une poursuite extraordinaire et qui semble contribuer davantage à gêner une poursuite ordinaire (le montant réclamé mis à part).

Pour une raison qui n'a absolument rien à voir avec la bonne volonté des juristes présents dans la salle, il a été impossible à l'auteur du blogue de demander, juste après la clôture de l'audition, des éclaircissements.

Espérons que ce n'est que partie remise.

samedi 15 décembre 2012

93e jour - 11 décembre - Le juge Riordan donne un nouveau rendez-vous au témoin Wigand

Au procès des principaux cigarettiers canadiens au palais de justice de Montréal, le juge Brian Riordan a décidé mardi midi de renvoyer le témoin Jeffrey Wigand chez lui, au Michigan, et de lui demander d'apporter avec lui certains des documents dont les défenseurs d'Imperial Tobacco ont dit avoir besoin pour pouvoir terminer son contre-interrogatoire, quand il comparaîtra à nouveau d'ici la mi-février.

Cette décision a été, au retour de la pause du midi, la réponse du juge à la requête d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) déposée devant lui lundi matin, avant l'assermentation du témoin.

Dans sa décision (lue mais pas encore disponible en ligne), le juge a cependant refusé d'adresser un blâme aux avocats des recours collectifs, ce qu'ITCL voulait. Il a même plutôt blâmé, à mots feutrés, Imperial pour ses manières de procéder (dont nous verrons plus loin les détails).

Avant de se retirer pour réfléchir, le juge Riordan avait laissé le procureur des recours collectifs Bruce Johnston avancer en début de matinée l'interrogatoire de M. Wigand qu'il avait commencé lundi.  Il y a eu aussi un premier contre-interrogatoire par Me Deborah Glendinning d'ITCL. Les questions des deux parties visaient surtout à apporter de l'eau au moulin des plaidoiries qui allaient suivre.

Le juge a ensuite entendu Me Suzanne Côté, pour le compte d'ITCL, plaider en faveur de la requête, et Me André Lespérance, au nom des recours collectifs, s'y opposer.


Jeffrey Wigand et ses oeuvres

Du début de janvier 1989 à mars 1993, Jeffrey Wigand était le vice-président à la recherche et au développement chez le cigarettier Brown & Williamson, de Louisville au Kentucky.  À partir de 1991, son employeur ajouta les affaires environnementales à ses responsabilités.

(Brown & Williamson (B & W)a fusionné en 2004 avec R. J. Reynolds Tobacco, sous le contrôle de Reynolds American Inc, un conglomérat qui est de son côté contrôlé à 42 % par British American Tobacco (BAT). BAT possède 100 % d'ITCL.)

Mardi, l'interrogatoire a permis de faire entrevoir les hauts et les bas de la carrière du chimiste depuis qu'il a été démis de ses fonctions chez B & W.

Des bas, à tout le moins salariaux, quand il a dû enseigner les sciences dans une école secondaire du Kentucky pour le dixième de son salaire comme cadre dans l'industrie du tabac.

Conférence de Jeffrey Wigand 
dans une école
Des hauts depuis qu'il passe son temps à faire des conférences dans des facultés de médecine ou de droit, ou dans les écoles secondaires et élémentaires (voir la page de sa fondation Smoke-Free Kids), ou quand il est consultant pour divers gouvernements d'Europe et d'Amérique et pour l'Organisation mondiale de la santé. M. Wigand a notamment conseillé le ministre fédéral canadien de la Santé, Allan Rock (1997-2002) au sujet des cigarettes à inflammabilité réduite.

Des bas, sûrement du côté de la santé. Jeffrey Wigand, ces jours-ci, se promène d'un pas mal assuré avec une canne à la main et il ne refuse pas de s'asseoir durant son témoignage, ce que la plupart des témoins refusent de faire.

Lundi, en quittant la salle d'audience au moment où les avocats avaient une question à résoudre en l'absence du témoin (un événement courant durant ce procès), M. Wigand a fait un faux pas et est tombé.  Me Kevin LaRoche et Me André Lespérance se sont précipités à son secours, il s'est relevé, et a quitté seul la salle, peut-être plus gêné de l'effroi qu'il a momentanément inspiré à tout le monde que blessé physiquement.

N'empêche que mardi, quand le témoin a expliqué à Me Johnston pourquoi il n'était pas à son domicile au Michigan quand un détective privé agissant pour le compte d'Imperial Tobacco a voulu lui livrer une assignation à produire des documents lors de sa comparution prochaine à Montréal, l' « alibi » a paru évident : Jeffrey Wigand était parti recevoir des traitements pour son dos dans une clinique médicale située très loin de son domicile. Pour ceux qui douteraient encore, Me Bruce Johnston a offert de produire des titres de transport et des reçus qui prouvent les déplacements de M. Wigand aux dates en question.


Un chimiste différent des autres dans ce procès

L'auteur du présent blogue a souvenance que dans les années 1970, quand il fréquentait l'école élémentaire ou l'école polyvalente, on a projeté à sa promotion de jeunes Québécois un film où était montrée l'ablation d'un poumon nécrosé et expliqué le rôle des minuscules cils qui tapissent une bonne partie des voies respiratoires et participent à l'expectoration du mucus chargé des poussières ou des cendres de l'air inhalé.  Ce mucus risquerait autrement de gêner la respiration. Lorsque quelqu'un éternue, se mouche ou tousse et crache, il expectore.

Gardez vos cils en mémoire un moment, et revenons à nos moutons.

Depuis le début du procès en mars, le tribunal a vu défiler plusieurs témoins scientifiques, plus précisément des hommes formés en chimie ou en génie chimique ET chargés au sein des entreprises cigarettières de concevoir ou de contrôler les caractéristiques physico-chimiques des produits du tabac et de leur fumée : Andrew Porter, Pierre-Francis Leblond, Raymond Howie, John Hood et Norman Cohen.

Même si, contrairement aux autres témoins issus de l'industrie, les chimistes de formation qui ont comparu au procès n'ont pas servi une réponse trop facile du genre « je ne suis pas scientifique », à chaque fois qu'il aurait fallu tirer des conclusions logiques de l'examen des faits, on ne peut pas dire que ces chimistes de l'industrie ont été très éclairants, en particulier lorsqu'il a été question des additifs aux cigarettes. Aucun ne s'est « mis à table », même si, malgré des aveux, personne ne serait accusé de quoi que ce soit devant la justice.

Les chimistes ont même été parfois confondants, sans qu'on sache à chaque fois si c'était par une soudaine confusion mentale, par un intrigant manque de curiosité intellectuelle, ou du fait d'une mauvaise volonté propre à plaire à leur ancien employeur.  Heureusement, les documents écrits étaient souvent plus parlants. 

Jeffrey Wigand n'a pas été appelé par les procureurs des recours collectifs en tant qu'expert en chimie, mais lui aussi en tant que témoin de faits, et particulièrement au sujet de la politique de destruction ou de censure des documents internes qui s'est appliquée dans l'empire British American Tobacco à partir de la fin des années 1980, quand les avocats des compagnies ont imposé leurs priorités.

Il n'en demeure pas moins que le savant et vulgarisateur scientifique semblait vouloir percer sous l'icône du transfuge le plus célèbre de l'industrie cigarettière, lors de son interrogatoire par Me Johnston, en particulier lundi.
molécule de glycérine

Des documents versés au dossier de la preuve au procès actuel montrent que l'industrie canadienne ajoute entre autres des humectants au tabac, afin de lui éviter de trop sécher, et certains de ces documents mentionnent la glycérine dans le lot des ces humectants, tout en s'empressant de dire qu'on trouve de cette substance dans divers aliments préparés ou médicaments.

Jeffrey Wigand n'a pas eu d'hésitation à confirmer que la liste d'additifs G.R.A.S. ou Generally Recognized As Safe (généralement reconnus comme surs), à laquelle se référait l'industrie du tabac de son temps, concernait des substances en usage dans les aliments et les cosmétiques.
molécule d'acroléine

Puis il a ajouté, à l'adresse de Me Johnston et du juge Riordan : « Vous devez comprendre que lorsque vous brûlez un additif, il ne reste pas tel quel. (...) Quand vous brûlez de la glycérine, vous formez de l'acroléine. L'acroléine est une substance tumérogène et rend statiques les cils dans les voies respiratoires. En gros, les cils tombent et ne sont plus capables d'expectorer (le mucus chargé de particules de la fumée). »

Personne ne sait si le juge a vu dans sa tête l'image des bronches et des bronchioles du fumeur obstruées, ce qu'a revu dans sa tête l'auteur du blogue, et peut-être certains avocats de son âge.

Bien entendu, le tribunal va, l'hiver prochain, entendre comme témoins-experts des médecins qui pourront expliquer cela encore mieux, peut-être avec des illustrations, et nommer les maladies qui découlent de l'inhalation régulière de fumée du tabac.

N'empêche que si M. Wigand a appris et compris ce genre de liens entre le contenu des cigarettes et des tumeurs, tout en étant chimiste et biochimiste et non pas médecin, il n'y a pas de raison de penser que c'était hors de portée des docteurs en chimie de l'industrie. 

Chez les militants de lutte contre le tabac dont l'auteur couvre les activités depuis bientôt cinq ans, il n'y a pas d'idéalisation de Jeffrey Wigand, qui aurait pu savoir bien avant d'entrer dans l'industrie du tabac que la pratique des chercheurs s'y écarte de l'idéal scientifique qu'il veut servir aujourd'hui. À quelle époque utopique faudrait-il remonter pour trouver des scientifiques de l'industrie du tabac qui partagaient leurs découvertes, qui les publiaient, comme des chercheurs universitaires le font ?

Tout de même, quand on compare Wigand avec la plupart des autres témoins à ce procès jusqu'ici, et quand on sait que les avocats de l'industrie du tabac l'attendent avec une brique et un fanal dans tous les procès où il accepte de témoigner, pendant que les fidèles collaborateurs de l'industrie coulent de paisibles retraites, il est surement difficile aux spectateurs judiciaires de ne pas apprécier la générosité ou la combativité du bonhomme.

Avec le témoignage de Jeffrey Wigand, comme avec celui de Robert Proctor en novembre, les habitués du procès ou les militants de la santé publique pouvaient avoir l'impression que le sous-marin du procès faisait enfin surface pour prendre l'air. 


Contre-interrogatoire : première période

Le contre-interrogatoire de Jeffrey Wigand mardi par l'avocate Deborah Glendinning d'Imperial Tobacco Canada a commencé et a été suspendu assez tôt pour que le tribunal puisse ensuite entendre les plaidoiries des deux parties sur la requête d'Imperial Tobacco qui visait à faire condamner comme abusive la conduite des avocats des recours collectifs.

Me Glendinning est parvenu à montrer que le témoin avait, à défaut de l'envie et du temps, le pouvoir de produire certains documents pour répondre aux demandes d'Imperial, et qu'il ne l'a pas fait, entre autres sur l'avis de Me André Lespérance.

Elle a par contre échoué à faire passer le témoin pour un pacha de la lutte contre le tabagisme. On peut se demander si ce genre d'interrogatoire sert à arracher à Jeffrey Wigand des aveux qui lui feraient réellement perdre sa crédibilité aux yeux d'un homme expérimenté comme le juge Riordan ou un autre juge, ou des aveux qui serviraient un jour devant un jury populaire aux États-Unis, potentiellement envieux des comptes de dépenses du témoin.

Quand l'ancien vice-président à la recherche et au développement de B & W viendra compléter son témoignage en février, d'autres défenseurs des compagnies de tabac pourront lui poser d'autres questions.


Démarches et requête d'ITCL concernant Wigand

Du 27 au 30 novembre 2012, Osler, Hoskin & Harcourt, le cabinet juridique qui défend Imperial Tobacco Canada, avait essayé six fois de faire livrer à Jeffrey Wigand, par un détective privé du Michigan, une assignation à produire une série de documents lors de sa comparution au palais de justice de Montréal à partir du 10 décembre.

Comme cela ne marchait pas (et cela parce que, comme nous le savons maintenant, le témoin Wigand était alors en cure pour son dos à 700 kilomètres de là), les avocats d'ITCL ont alors passé par le système de justice des États-Unis, et alerté un juge américain.

Pour couronner le tout, les avocats d'ITCL ont de nouveau fait servir à Jeffrey Wigand l'assignation à produire l'abondante documentation demandée, lundi soir, quelque part entre la salle d'audience du procès et la chambre d'hôtel du témoin.

Le procureur André Lespérance des recours collectifs a souligné que la défense a eu plusieurs mois de préavis pour pouvoir adresser sa demande de documentation au témoin Wigand. Des demandes faites si près du jour de la comparution n'étaient plus valides en vertu du Code de procédure civile. Me Lespérance s'est demandé si on n'assistait pas à de l'intimidation de témoin et a estimé que l'abus était plutôt dans la conduite de la partie défenderesse que de son côté. C'est la première fois dans ce procès que ce patient avocat paraissait près de sortir de ses gonds.

En se faisant exposer les démarches des défenseurs d'ITCL, le juge Riordan a dit comprendre leur préoccupation mais a déploré qu'ils ne soient pas venu demander son aide à lui.


Ce que le juge Riordan a exigé mardi 

Après avoir examiné ce que la défense d'ITCL demandait comme documents à Jeffrey Wigand en vue de son contre-interrogatoire, le juge Riordan lui a demandé d'apporter les documents suivants quand il viendra comparaître de nouveau au palais de justice de Montréal (c'est une liste plus courte que celle qu'envisageait la défense d'ITCL) :
  • une liste des montants reçus comme salaire, honoraire ou autre compensation pour services rendus, à l'exclusion des dépenses, à la fondation Smoke-free Kids, et cela depuis la création de cet organisme;
  • les contrats de consultant, ou autres contrats prévoyants une compensation, auprès de cabinets juridiques impliqués dans une cause contre des compagnies de tabac;
  • tous les registres montrant des paiements reçus de Ron Motley Enterprises, s'il y a lieu, et reçus s'il y a lieu d'autres firmes d'avocats engagés dans une cause contre des compagnies de tabac, le tout avec la preuve d'une annulation ou d'une remise de dette;
  • une copie de toutes les déclarations 990 (Form 990 Returns) soumises par la fondation Smoke-free Kids au gouvernement des États-Unis depuis la création de cet organisme.

Le juge québécois a ordonné que les dépenses que devra faire le témoin Wigand pour se conformer à cette décision, y compris ses frais de déplacement à Montréal, soient remboursés par le cigarettier.

Il a fallu encore plusieurs minutes au juge Riordan pour faire prendre conscience à Me Glendinning d'Imperial qu'elle devait faire arrêter tout de suite la procédure auprès de la justice américaine au sujet du témoin Wigand, dès lors que lui, Riordan, avait pris les choses en main avec son jugement. L'échange était pourtant dans la langue de Me Glendinning. Dure journée.

Sera-t-on étonné s'il n'est nullement question de chimie du tabac lors du contre-interrogatoire de février prochain ?

* *


Dernier fait d'importance à signaler : durant deux jours, les 10 et 11 décembre, la salle d'audience a été pleine de journalistes et d'autres curieux, ce qui s'est produit très rarement depuis mars. 

Cela ne devrait rien changer au jugement final de l'honorable Brian Riordan, mais cela a fait parler d'un procès qui ne mérite pas de passer inaperçu.