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vendredi 24 janvier 2014

203e jour - Beaucoup de patinage... pas très artistique

(AFl)

En ce jeudi glacial, difficile de dire si le Dr Dominique Bourget s’était présentée au palais de justice sans aucune préparation ou si, comme l’avait suggéré la veille l’avocat Bruce Johnston, elle n’est tout simplement pas l’experte qu’on prétend.

Quoi qu’il en soit, la psychiatre a payé cher sa trop grande confiance en elle lors de son contre-interrogatoire. Une journée complète à hésiter et à tergiverser, empruntant des détours interminables pour finir par ne pas dire grand-chose. 

Le juge Riordan lui-même a dû intervenir à plusieurs reprises pour abréger son témoignage qui s’est quand même conclu bien après 17h. Maîtres Johnston et Trudel, quant à eux, semblaient avoir mangé du lion pour ne faire qu’une bouchée du témoin.


Face à ses propres contradictions

Celle qui ne jurait que par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (ou DSM) pour contredire le rapport du psychiatre Juan Negrete la veille a notamment dû mettre de l’eau dans son vin quand les avocats l'ont mis face à ses propres contradictions. 

Ainsi par exemple, aux dires du témoin, il est commun que des gens commencent à fumer dans la vingtaine - c'est du moins ce qu'elle a observé en clinique. Dans le DSM, il est clairement établi que « commencer à fumer après l'âge de 21 ans est rare » (page 573, section « Developement and course »). 

L'attirance des jeunes pour le tabac et les stratégies publicitaires de l'industrie pour les séduire ont d'ailleurs fait couler tellement d'encre qu'on pourrait s'y noyer. Pourtant, le témoin est resté cramponné à ses chiffres.

Autre exemple : pour Dr Bourget, « très peu » de personnes sont aux prises avec les symptômes du sevrage tabagique. «10 à 15% ? », a demandé M. Trudel. « Plutôt 1 à 5% », a-t-elle répondu en faisant référence à son expérience clinique et à ses lectures. L'information du DSM : « Environ 50 % des fumeurs qui cessent leur consommation pendant 2 jours ou plus vont avoir des symptômes correspondant au critère de sevrage tabagique » (page 576, section « Prevalence »). 

C'est ainsi que, de référence absolue qu'il était moins de 24 heures auparavant, le DSM est devenu aux yeux du Dr Bourget un simple guide utile pour établir un diagnostic mais pas du tout fiable question chiffres.


Sources, quelles sources? 

L'opposition systématique ou la totale méconnaissance du témoin des travaux de plusieurs spécialistes de la dépendance ont d'ailleurs fait partie des leitmotifs de la journée. À croire que la psychiatre est passée à côté d'un pan complet de la documentation scientifique  au moment d'écrire son rapport (pièces 40497 et 40498)  - et de se présenter devant le juge. 

Ainsi, les avocats lui ont mis sous les yeux plusieurs références dont elle n'avait jamais entendu parler et qu'elle s'est employée à critiquer point par point, expliquant dans la foulée qu'elle ne pouvait pas suivre toute l'actualité scientifique et que des centaines de publications avaient été rédigées sur le sujet - sur quoi les avocats du recours collectif ont laissé entendre qu'on s'attendrait d'un expert qu'il se tienne un peu plus informé.  

Parmi les articles passés en revue, un texte de 2008 sur la varénicline (une molécule utilisée dans les médicaments qui aident à l'arrêt du tabac comme le Champix) versé comme nouvelle pièce au dossier (1682). L'article est cosigné par John Hugues, le seul spécialiste du tabac que le Dr Bourget avait été capable de citer de mémoire la veille. Il y est notamment question des symptômes du sevrage tabagique tels que le craving ou manque (besoin impérieux de fumer), ou du fait que la nicotine engendre une dépendance encore plus importante que l'alcool, les amphétamines et le cannabis - des affirmations que le témoin a mis en doute faute d'avoir analysé suffisamment les sources de ces recherches. 

Même rejet de l'article du Dr M. A. Hamilton Russell (pièce 40501) qui écrit : « le fait de commencer à fumer est un phénomène de l'adolescence mais pour certaines personnes il peut avoir lieu avant l'âge de 10 ans. Après 3 ou 4 ans de consommation intermittente du tabac, le comportement de fumeur adulte émerge » (traduction libre). Dominique Bourget, en l'absence de preuves appuyant ces affirmations, les a balayées d'un revers de la main. En plus, « les données de l'article sont issues de sondages et non d'examens cliniques», a-t-elle dit en substance. Bref, encore du mauvais matériel.

Quant aux articles publiés après 2010, c'est-à-dire après qu'elle ait rendu son rapport aux avocats des compagnies de tabac, ils semblent être passés complètement sous le radar de la psychiatre, y compris le dernier rapport du Surgeon General daté du début du mois de janvier 2014 et déposé en preuve


Fumer : à qui la faute ?

En revanche, Dr Bourget a utilisé dans son rapport les travaux d'un spécialiste bien connu des compagnies de tabac, Maurice H. Seevers sur lequel elle s'appuie notamment pour affirmer que l'acte de fumer résulte du choix des individus, et non de la pression des compagnies de tabac comme l'écrit en toutes lettres le rapport du Surgeon general.

Pour souligner ce qui ressemble à un parti-pris, l'avocat Bruce Johnston a fait apparaître sur les écrans un document de relation publique de la compagnie Philip Morris (pièce 846) dont certains passages ressemblent à s'y méprendre à un copier-coller du rapport du Dr Bourget :

« Les fumeurs sont des individus rationnels et matures capables de prendre leur propre décision en matière de consommation de tabac. Ce n'est pas parce que les détracteurs du tabac s'opposent à cette décision qu'elle est irrationnelle. (...) Tous les fumeurs qui veulent arrêter le peuvent. Des millions l'ont fait.» (traduction libre)

Le témoin a admis être en accord avec le document, tout en précisant, à la blague « ne pas être la porte-parole de la compagnie Philip Morris. » 


Un modèle simpliste

Pour Dominique Bourget, fumer (ou arrêter de fumer) est un acte individuel qui relève de la motivation et du choix des individus. Il s'agit d'une approche qu'elle qualifie de « traditionnelle », qui s'oppose à la théorie « simpliste » liant la dépendance au tabac à une maladie du cerveau (brain desease) (page 11 du rapport). . La preuve : si le cerveau était affecté, on ne serait pas capable d'arrêter.

Une approche traditionnelle - et donc, en sous-texte, admise de tous? La principale source du Dr Bourget, le psychologue américain Gene Heyman, dit justement le contraire dans le résumé de son livre publié sur le site Amazon :

« In a book sure to inspire controversy, Gene Heyman argues that conventional wisdom about addiction - that it is a desease, a compulsion beyond conscious control - is wrong» 


De la décision au passage à l'acte

Face à l'insistance de l'avocat Johnston, Dr Bourget a fini par concéder que les symptômes du sevrage - qui affectent toutefois un nombre restreint d'individus - peuvent quand même avoir un impact sur le passage à l'acte quand vient le temps de cesser de fumer : « le sevrage n'altère pas la capacité des gens à prendre des décisions, mais peut altérer leur capacité à appliquer cette décision. » (traduction libre)

D'où l'idée de prescrire des médicaments qui facilitent la cessation du tabac... Un paradoxe pour un médecin qui dit ne pas croire que la nicotine affecte la capacité des fumeurs.  

« Les gens fument pour différentes raisons, et certains trouvent plus facile d'arrêter en utilisant des thérapies de remplacement. Certains demandent des médicaments, alors je leur prescris.» (traduction libre)

« Et qu'en est-il de l'importance de procéder à des examens cliniques précis avant de poser un diagnostic de trouble lié à l'usage du tabac s'il suffit de demander des médicaments pour qu'on nous en prescrive ?» Dr Bourget n'a pas répondu à la question.

La dernière partie de la journée a été consacrée à la documentation scientifique relative au développement cognitif des adolescents et à l'âge auquel le cerveau est assez mûr pour permettre à l'individu de faire des choix - autour de 14 ans selon le témoin qui a encore refusé de se prononcer sur des faits scientifiques parce qu'elle n'avait lu aucune des publications présentées.

On verra si les deux autres experts de la dépendance qui témoigneront la semaine prochaine auront davantage d'assurance dans leur expertise et leurs réponses...

jeudi 23 janvier 2014

202e jour : L'experte prise en défaut

(AFl)

Après avoir scruté en détail les dimensions historiques, économiques, technologiques, publicitaires ou encore sanitaires de l’industrie du tabac, les avocats des cigarettiers canadiens ont ouvert ce mercredi un nouveau chapitre dans leur défense : ce sont désormais les fumeurs qui seront sur la sellette. Plus précisément, leur capacité (ou non) à faire des choix : fumer, fumer moins, cesser de fumer. Trois témoins sont appelés à la barre en janvier sur le thème extrêmement sensible de la dépendance au tabac. 

Mercredi, avec le premier expert -  Dr Dominique Bourget - la défense de l'industrie du tabac, représentée par maître Kirsten Crain, semblait avoir sorti l’artillerie lourde. C’était sans compter sur la perspicacité de la partie demanderesse qui, en la personne de l’avocat Bruce Johnston, a passé une bonne partie de la matinée à miner la crédibilité du témoin. 


Il y a expert... et expert 

À 54 ans, le Dr Bourget est une pointure dans le domaine de la psychiatrie légale. Si son visage ou son nom semble familier, c'est parce qu'elle a récemment témoigné à titre d'expert de la défense dans un procès qui a fait les manchettes : la triste affaire du filicide Guy Turcotte. 

Dr Bourget est en effet psychiatre médico-légal et coroner au Québec. Professeur associé au département de psychiatrie de l'Université d'Ottawa et psychiatre au Centre de santé mental Royal Ottawa, elle est aussi membre de la Commission de consentement et de la capacité en Ontario, et éditrice adjointe de prestigieuses revues de psychiatrie. Forte d'un nombre considérable de reconnaissances, son CV d'une trentaine de pages fait d'elle une véritable sommité dans le domaine de la psychiatrie. 

Oui mais voilà, comme l'a soulevé Bruce Johnston, le Dr Dominique Bourget n'a aucune expertise particulière dans la dépendance (addiction) et les problématiques liées à la consommation de tabac. Même si certains de ses patients sont aux prises avec divers problèmes de dépendance, ce n'est jamais la raison principale qui les fait consulter la psychiatre. Or, dans un document intitulé La médecine d'expertise, le Collège des médecins du Québec stipule clairement que pour agir en tant que médecin expert, le témoin doit être « officiellement reconnu pour sa compétence fondée sur ses connaissances et son expérience » (page 4). Est-ce bien le cas du Dr Bourget? 

La mise en cause de l'expertise du Dr Bourget a donné lieu à plusieurs échanges où les réponses furent martelées sans relâche avec un certain agacement : 

- « Est-ce que le fait d'avoir des patients qui fument fait de vous une experte dans le domaine? »
- « Je suis un expert en psychiatrie générale », « Je n'aurais jamais écrit un rapport si je n'avais pas eu les connaissances requises dans le domaine », etc.

Dominique Bourget est même allée jusqu'à s'excuser de faire étalage de ses innombrables reconnaissances professionnelles pour se justifier, qualifiant sa propre attitude d'arrogante. 

Dans cette partie de ping-pong verbal assez serrée, l'avocat a notamment fait remarquer au juge Riordan que le Dr Bourget n'avait jamais donné de cours sur la dépendance, ou que dans son CV, sous la rubrique « Champs d'intérêt et expérience clinique », l'item « utilisation de substance » (substance use) arrivait en queue d'une très longue liste allant de la responsabilité criminelle à la violence familiale, en passant par les questions d'abus sexuels et la schizophrénie. Maître Johnston s'est même livré au décompte des travaux du Dr Bourget sur l'homicide (un total de 29), pour le comparer à la quantité de publications du témoin sur la dépendance (zéro) ou le tabac (zéro). « Vous êtes donc davantage experte en homicide qu'en dépendance? » « Non, mais l'homicide est un de mes champs d'intérêt », a-t-elle répondu. 

Et quand l'avocat lui a demandé de citer un scientifique spécialiste de la dépendance, Dr Bourget a plongé le nez dans ses notes et sorti un nom de peine et de misère...

Avec le document du Collège des médecins du Québec, Bruce Johnston n'était certes pas à cours d'arguments pour déstabiliser le témoin. Il a notamment pointé l'absence de mandat écrit la liant aux avocats pour agir à titre d'expert pour la défense, ou le fait que la personne qui l'a contacté en premier lieu, un certain John Still, avait lui-même fourni un certain nombre de documents pour appuyer sa recherche. Dominique Bourget s'est défendue sur ce point en expliquant qu'elle avait fait elle-même « la majeure partie » des recherches bibliographiques nécessaires à la production de son rapport.

Pourtant, contre toute attente, les arguments présentés n'ont pas semblé ébranler d'honorable Juge Riordan qui a accepté d'écouter la suite de l'interrogatoire du témoin par l'avocate Kirsten Crain. L'issue du procès nous dira ce qu'il en aura effectivement retenu.


Bourget contre Negrette 

Le rapport d'expertise du Dr Bourget (pièce 4047 et 40498 pour l’addenda) est une réponse à celui du psychiatre Juan Negrete qui avait témoigné au printemps 2003 pour la partie demanderesse. Dans son rapport, le psychiatre concluait notamment que : « L'état de dépendance tabagique se manifeste [surtout] par la compulsion à fumer, par la difficulté d'exercer un plein contrôle volontaire sur cette compulsion, par la détresse du sevrage et par l'incapacité de s'en abstenir même face à l'évidence claire des méfaits découlant de cette pratique. Ce comportement quasi irrationnel de l'individu vis-à-vis l'usage du tabac est généré et maintenu par l'action de "récompense" que la nicotine exerce sur le cerveau » (rapport d'expertise, octobre 2006, page 16)


Guidée par l'avocate Kirsten Crain, Dr Bourget s'est employée à critiquer systématiquement le rapport de Negrete, expliquant par exemple que ce n'est pas parce qu'une personne prend une mauvaise décision qu'elle souffre d'un manque de capacité (lack of capacity). Le témoin a d'ailleurs ajouté que la capacité à prendre une décision n'était pas liée avec le passage à l'acte : on peut par exemple prendre la décision de perdre du poids mais toujours remettre à plus tard le début du régime.

Tout au long de son témoignage, les réponses, souvent laconiques, ont illustré l'opposition flagrante des deux psychiatres. Par exemple : « Est-ce que fumer cause une intoxication ? » Réponse négative catégorique du témoin. « Est-ce que fumer peut avoir un impact au niveau cognitif ? » Réponse du témoin  : « Certaines études prouvent les effets positifs du tabac pour la mémoire, mais pas d'effet négatif. » « Est ce que fumer affecte les capacités mentales ?» Réponse négative.

Les critiques du Dr Bourget sur le rapport du Dr Negrete ont également porté sur les sources utilisées par ce derier : pièces 47045 - « a very bad study » pour citer littéralement le témoins, 30020 et 1471. Ces documents auraient plusieurs lacunes méthodologiques importantes et leurs conclusions, par le fait même, seraient sans valeur.  


La « bible » des psychiatres 

Une bonne partie de l'interrogatoire a par ailleurs porté sur la « bible » des troubles mentaux, cette brique de plus de 600 pages publiée par la Société américaine de psychiatrie qu'est le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, également désignée par l'abréviation DSM (pour Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders).


Le livre comprend une liste exhaustive de plusieurs milliers troubles mentaux accompagnés de leur diagnostic. Cet ouvrage de référence a connu plusieurs rééditions. La dernière (DSM 5) a été publiée en mai 2013 (preuve 40499). Durant l'interrogatoire, le témoin a fait référence à la fois à cette édition et à la précédente DSM IV TR (pour 4e édition révisée) publiée en 2000 et qui était la plus récente lorsque le Dr Negrete a rédigé son rapport. 

Comme l'a expliqué en substance le Dr Bourget, « l'un des objectifs du DSM est de donner un langage commun à tous les praticiens et de dessiner la frontière entre une personne qui a besoin de traitement et celle qui n'en a pas besoin. » Dans les différentes éditions, des changements ont été effectués pour refléter l'évolution des connaissances scientifiques. Ainsi l'usage du tabac est, dans la dernière édition du DSM, classé sous la rubrique « Substance Use Disorder » (SUD). Le mot dépendance n'y est plus utilisé comme dans l'édition précédente car, selon Dr Bourget, il avait « une connotation négative » et qu'il « ne faisait pas consensus dans la communauté scientifique » - un coup de couteau au rapport de Juan Negrete qui place la dépendance au tabac au cœur du problème.


Un diagnostic posé avec précaution

Par ailleurs, Dr Bourget a insisté sur le fait qu'un diagnostic de SUD est un acte médical qui doit être posé par un clinicien selon une séquence bien établie et à la suite d'un examen . « Ce n'est pas comme un livre de cuisine, le jugement clinique est important » a-t-elle dit. 

Or, dans son rapport, Juan Negrete fait le lien entre un diagnostic de dépendance et l'heure de la première cigarette, le nombre de cigarettes fumées par jour ou encore le nombre d'années pendant lesquelles la personne a fumé. Comme aucun de ces critères n'est utilisé dans le DSM pour poser un diagnostic de SUD, le Dr Bourget considère ces indications comme non valides. 


Tabac = nourriture ? 

Pour le Dr Bourget, le système de récompense en jeu dans la consommation de tabac n'est pas différent du processus qui veut que certaines personnes aiment manger et ont du mal à se mettre au régime. Tous deux font intervenir la dopamine et le système limbique qui est responsable des émotions instinctives primitives, dit en substance le témoin. Les humains ont évolué et sont dotés d'un cortex qui leur permet de prendre des décisions rationnelles. Pour Dr Bourget, la réponse neuronale en lien avec le tabac n'affecte en rien le comportement des fumeurs, sauf ceux qui souffrent de graves démences. 

Une personne avec un cortex devrait être capable de contrôler son comportement. Tout le monde est capable de s'arrêter de fumer.

Nous verrons lors du contre-interrogatoire de jeudi ce qu'en pensent les avocats du recours collectif.