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mercredi 19 février 2014

209e jour - Un écran de fumée et même pas de lapin dans le chapeau

(PCr)
Au terme de deux jours de témoignage, l'expert médical de la défense des cigarettiers canadiens Sanford H. Barsky n'a pas démordu de son leitmotiv: il faut qu'un pathologiste s'en mêle pour qu'on puisse attribuer au tabagisme d'une personne en particulier le cancer du poumon dont elle est atteinte. Une observation précise des lésions dans le tissu humain est la clef de toute inférence, ou pour le dire à la manière du professeur de pathologie de l'Université du Nevada: « The tissue is the issue ». Le Dr Barsky est particulièrement fier que ce soit des pathologistes plutôt que des épidémiologues qui ont identifié le virus du papillome humain comme une cause de cancer du col utérin.

Mardi aussi bien que lundi, le témoin-expert de la défense a cependant admis que 90 % des cancers du poumon surviennent chez des fumeurs, et que le tabagisme est la cause. L'usage du tabac est plus qu'un facteur de risque.

D'autre part, le rapport d'expertise du Dr Barsky attire l'attention sur ce qui cause le 10 % restant des cancers du poumon, et devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, le pathologiste américain a parlé de l'exposition à du radon ou à des poussières d'amiante, du virus du papillome humain, des métastases, etc. (Par contre, il n'a pas été question une seule fois de l'exposition à la fumée de tabac dans l'entourage immédiat des non-fumeurs, fumée qui cause une part de ce 10 % des cancers du poumon qui sont observés dans la population non fumeuse.)

L'impression que le médecin expert fait exprès de mettre le doigt loin du bobo pourrait avoir été renforcée par l'examen, durant le contre-interrogatoire par Me André Lespérance, d'un article scientifique où le risque relatif pour un fumeur de mourir d'un cancer du poumon est estimé à 22 fois le risque qu'a un non-fumeur de mourir de cette maladie. Or, l'épidémiologue Jack Siemiatycki lors de son témoignage du printemps 2013, aussi bien que le Surgeon General des États-Unis dans son rapport de 1964, ont estimé que le risque d'être atteint par un cancer du poumon est multiplié par 10 en fumant plutôt qu'en ne fumant pas. C'est donc dire que les tumeurs malignes qui se développent dans les poumons de fumeurs sont plus meurtrières que les tumeurs détectées à l'occasion chez des non-fumeurs. Pour un expert comme Sanford Barsky qui s'était employé à montrer qu'il y a différentes sortes de cancers du poumon, dans le cadre d'un exercice visant à suggérer qu'on surestime l'importance du tabac, ces statistiques sont embarrassantes, et d'autant plus que l'article vient de la documentation qui a servi à rédiger son propre rapport d'expertise. (pièces 40504.1 à 40504.61)

Alors que l'ensemble de son témoignage de mardi n'a duré qu'une demi-journée, il est arrivé ce matin-là au Dr Barsky, pendant que les avocats fouillaient ou lisaient leurs papiers, de ne regarder ni vers le contre-interrogateur André Lespérance sur sa gauche, ni vers le juge Brian Riordan et la sténographe en face de lui, mais de regarder ostensiblement le mur au loin sur sa droite, où il y a une horloge. (Il y en a aussi une sur le mur de gauche et à la même hauteur, mais peut-être valait-il mieux avoir des avocats de l'industrie dans le champ de vision que les avocats des collectifs de fumeurs et anciens fumeurs victimes d'un cancer ou d'emphysème.)

Le public de la salle d'audience pourrait cependant trouver que le pathologiste Barsky n'a pas perdu son aplomb, sinon lors de ce très bref moment, et ce n'est qu'une hypothèse. Tout le monde a aussi des besoins physiologiques qui font espérer des pauses.

Devant le tribunal, Me Lespérance a fait examiner plusieurs documents au témoin-expert de la défense. L'un d'eux (pièce 40504.62) faisait état d'une forte association statistique entre les adénocarcinomes au poumon et le tabagisme, alors que le rapport du Dr Barsky (pièce 40504) parle d'une faible à modeste association. L'expert a dit que l'étude en question, dont une page apparaissait sur les écrans de la salle d'audience, était une « exception » et que les autres études ne soutiennent pas ce point de vue. Mais il ne pouvait pas en nommer une seule. Quand on lit beaucoup, c'est difficile de toujours se souvenir.
pièce 1696

Il appert aussi que dans une monographie parue en 2007, soit avant que Sanford Barsky livre son rapport d'expertise en décembre 2010 aux parties dans le présent procès, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), un organisme qui relève de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), a conclu qu'il n'y avait pas de preuve que le virus du papillome humain soit à l'origine de certains cancers du poumon (pièce 1696).

Le Dr Barsky a prédit que le CIRC allait bientôt changer d'idée, au vu de certaines études plus récentes que 2007. Me Lespérance a voulu que le témoin en nomme quelques unes, lesquelles auraient pu se trouver dans l'abondante bibliographie du rapport d'expertise.

Or, même après une pause qui auraient pu permettre au chercheur de révéler les sources de sa belle assurance, ce dernier n'a pu citer qu'une référence, laquelle s'est avérée, une fois examinée avec l'avocat, presque aussi peu propice que la monographie du CIRC à encourager la croyance du témoin.

N'ayant sorti aucun lapin de son chapeau, le pathologiste s'est ultimement retranché dans l'argument d'autorité.

Le public raréfié de la salle d'audience s'est donc une fois de plus retrouvé devant ce paradoxe de la preuve judiciaire, par comparaison avec la preuve scientifique. Au printemps 2013, lorsque le Dr Juan Negrete, l'expert en dépendances mandaté par les recours collectifs, avait voulu ajouter du fondement à ses conclusions, qui n'en manquaient pas pour autant, il avait voulu citer des études plus récentes que son rapport d'expertise, des études où la méthodologie était abondamment expliquée, ce qui permet de les répéter et de confirmer les résultats, bref des études scientifiques, publiées dans des revues avec révision par des pairs. Les avocats de la défense s'étaient opposés à ce que ces études soient ajoutées à la preuve, au motif que leurs experts n'avaient pu les examiner, et l'objection avait été maintenue par le juge.

À l'inverse, il suffit qu'un expert, dès lors qu'il a été reconnu comme tel par le tribunal, dise qu'il a lu tous les articles et que sa position est basée sur son expérience, et cela met fin au débat. Le Dr Barsky, qui a plus d'expérience devant les tribunaux que le Dr Negrete, savait cela.

Si l'argument d'autorité cloue le bec des avocats, il n'est pas pour autant certain que cela participe à la conviction d'un juge.

Il ne faut cependant pas supposer trop vite que le pathologiste n'a conservé aucune crédibilité auprès du juge Riordan.

Depuis bientôt deux ans, le magistrat a entendu des témoins ayant fait carrière dans l'industrie, ou qui avaient produit une expertise pour sa défense, et qui se sont montrés trop rigides ou trop empotés pour admettre que la consommation de tabac cause des maladies, alors même que la thèse des compagnies est que « tout le monde sait » cela.

Le Dr Sanford Barsky a au contraire eu la bonne grâce de juger raisonnable une hypothèse formulée par les auteurs d'un manuel de médecine dont Me Lespérance lui a soumis un extrait (pièce 40504.21), l'hypothèse que la fréquence plus élevée que par le passé des adénocarcinomes (une sorte de tumeur) aux poumons est le résultat d'une inhalation plus fréquente et plus profonde de la fumée de cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine.

Questionné sur le fait que la teneur en certaines nitrosamines spécifiques au tabac (et cancérigènes) a augmenté à la même époque où la teneur générale en goudron était à la baisse dans les cigarettes achetées par les fumeurs, l'expert de la défense n'a eu aucune difficulté à dire qu'il croyait que c'était dû au procédé de fabrication des cigarettes (lequel n'est pas immuable).

Lundi puis de nouveau mardi, le pathologiste a parlé comme d'une évidence le fait que l'exposition de poumons à la fumée de tabac, lorsqu'elle provoque un cancer, laisse des traces, une « signature » qui est différente de celle que laisserait un autre agent cancérigène. Telle est la puissance de la science des pathologistes.

Dans son édition relative à la journée d'audition de lundi, la blogueuse Cynthia Callard s'est demandé si cette thèse était compatible avec celle défendue notamment par le chimiste Jeff Gentry de R. J. Reynolds Tobacco (et par plusieurs autres témoins entendus par le juge Riordan) que les mécanismes d'action de la fumée du tabac dans le déclenchement ou la progression d'un cancer du poumon demeuraient fort mal connus. Si c'est un médecin pathologiste qui le dit, cependant, il est peut-être temps que les chimistes conseillers de l'industrie mettent leur discours à jour...

Il y a aussi eu un moment où, durant l'examen de certains articles scientifiques qui semblaient lui donner tort, le Dr Barsky a dit qu'il fallait lire complètement les articles pour conserver une vue balancée des choses. Le pathologiste a professé de cette ligne de conduite, alors qu'il avait parlé, quelques minutes plus tôt, d'un de ses anciens mentors académiques qui jugeait que seuls les résultats comptent dans un article scientifique, le reste n'étant que du glaçage (à gâteau) (icing). Cette évocation d'un mentor est peut-être la seule fois où Sanford Barsky a hasardé une plaisanterie, voire la seule fois où il a eu l'air d'improviser un propos.

À 12h15, le juge a souhaité au Dr Barsky un bon voyage de retour vers le Nevada, puis l'a enfin invité à s'asseoir pendant que les avocats échangeaient sur le calendrier des auditions à venir d'ici avril.

Le juge Riordan a de nouveau exprimé son souci que le calendrier de présentation de la preuve en défense compte le moins de trous possibles, afin que les prochains mois voient la fin des témoignages.  Les avocats de la partie demanderesse ont souhaité d'être prévenus plus vite de l'annulation, fréquente ces dernières semaines, de la comparution de tel ou tel témoin appelé par la défense, afin de ne pas potasser des lectures et préparer des contre-interrogatoires pour rien.

Il n'y a pas d'audition aujourd'hui. Mardi, le juge et les parties se sont dispersés en se donnant rendez-vous le surlendemain. Les juristes débattront alors de deux requêtes présentées par les recours collectifs.

mardi 18 février 2014

208e jour - Le tabac présumé innocent et les autres causes possibles de cancer du poumon présumées coupables

(PCr)
C'est compliqué le cancer. Il y a plusieurs sortes de tumeurs malignes. Le cancer peut toucher directement un organe ou être provoqué dans cet organe, le poumon par exemple, par les métastases d'un cancer dans une autre partie du corps, un cancer du sein par exemple. Il y a plusieurs causes possibles au dérèglement dans le renouvellement des cellules. Il faut examiner les tissus humains pour observer leur état sous le microscope avant de pouvoir dire si c'est la fumée du tabac qui a causé le cancer d'une personne; cela pourrait être quelque chose d'autre. L'usage du tabac laisse une signature dans les poumons cancéreux. Faute de la trouver, le pathologiste pourrait penser qu'un autre facteur de risque est à l'origine de la maladie, comme par exemple l'exposition à des produits toxiques dans le milieu de travail. Il ne faut pas oublier, non il ne faut surtout pas oublier, le virus du papillome humain (VPH).  Le VPH est partout, c'est presque aussi facile à attraper que la grippe, nous sommes tous exposés, il est à l'origine de cancers du col de l'utérus mais frappe parfois ailleurs, etc.

Sanford Barsky
Ainsi vont le rapport d'expertise (pièce 40504) et le témoignage oral du Dr Sanford Barsky, un pathologiste mandaté par l'industrie pour contrebalancer la contribution à la preuve du pneumologue clinicien Alain Desjardins, un des principaux experts médicaux des recours collectifs. Certes, le rapport d'expertise du Dr Desjardins (pièce 1382), qui est aussi professeur de médecine, était loin de tourner les coins ronds et d'arriver à des conclusions sans toutes les précautions méthodologiques nécessaires. Mais, sait-on jamais, peut-être que le jury ne l'a pas lu, ou peut-être qu'il l'a oublié.

Le jury ? Mais, pensez-vous, il n'y a pas de jury dans le procès intenté contre les trois cigarettiers du marché canadien par deux collectifs québécois de victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac.

Bien entendu, il n'y a pas de jury, il y a seulement le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, mais le Dr Barsky a déjà livré un témoignage de ce genre dans une quinzaine de procès aux États-Unis. À 15 autres reprises, il avait enregistré avant le procès une déposition devant les parties, et il n'a pas abouti ces fois-là comme expert devant un tribunal, mais bon, il n'y a pas de raison de changer si le client est satisfait.

Le client, c'est l'industrie du tabac, dont l'expert est un consultant depuis 1987. Par ailleurs, le pathologiste a cherché à faire valoir qu'il passe le gros de son temps à l'Université du Nevada à Reno, comme enseignant, chercheur dans son laboratoire et administrateur universitaire. Le Dr Barsky, un homme de 63 ans, a un long curriculum vitae, une longue expérience de chercheur. Les avocats des recours collectifs n'ont d'ailleurs pas cherché la petite bête de ce côté.

Les interrogatoires d'expert sont souvent des exercices de répétition orale d'un contenu écrit. Il est rare qu'ils réservent des surprises. Lundi, l'interrogatoire de l'expert Barsky par Me François Grondin, défenseur de JTI-Macdonald, n'a pas fait d'accroc à la tradition, et le ton monocorde du pathologiste, s'il n'a pas toujours convaincu les jurés des procès dont il a l'habitude, a sûrement dû endormir plus d'un étudiant ayant passé une nuit courte. À un certain moment, le juge Riordan avait les deux mains sous les mâchoires. On peut se demander si le juge n'avait pas commencé à avoir hâte à la fin du témoignage sitôt après l'assermentation du témoin-expert, à qui il n'a même pas offert de s'asseoir au besoin ou de demander une pause, une habitude que Brian Riordan a. Il est possible que le juge se reprenne aujourd'hui.

Pour la défense, le bénéfice potentiel du témoignage du Dr Barksy est immense. Celui-ci n'est pas allé jusqu'à suggérer qu'il faudrait pratiquer une autopsie sur les victimes de cancer du poumon pour vérifier que c'était bel et bien un cancer du poumon, et surtout, que c'est vraiment l'usage du tabac qui en était la cause. Cependant, s'il faut, pour prouver la relation de cause à effet entre le tabagisme d'une personne et son cancer du poumon, une validation par un pathologiste, et que le médecin traitant ne peut pas se fier à l'épidémiologie, les cigarettiers vont verser des indemnités au compte-goutte, et les fumeurs et anciens fumeurs aujourd'hui atteints d'un cancer vont avoir le temps de mourir avant de toucher une réparation. À la limite, la notion même de recours collectifs serait remise en question.

Lors du contre-interrogatoire de qualification, le procureur André Lespérance des recours collectifs s'est contenté de faire dire au Dr Barsky que la grande majorité des cancers du poumon était due au tabagisme. L'expert médical de la défense l'a reconnu. Il a aussi montré qu'il n'était pas en guerre contre l'épidémiologie. C'est un bon point de départ.

C'est toutefois ce matin (mardi) que la partie difficile commence pour le pathologiste: le contre-interrogatoire.

Lundi, lors d'une pause, c'est-à-dire quand le juge est absent de la salle d'audience, de même que la plupart des juristes et le très maigre public, Me Grondin a présenté au Dr Barsky le Dr Desjardins, qui assistait au témoignage. L'interaction a été extrêmement brève et votre serviteur ne s'attendait pas à ce que les deux médecins fraternisent. Ce moment est cependant tout à fait représentatif de la manière de l'avocat, un modèle de courtoisie et de prévenance, dans une équipe d'avocats où cette attitude semble bien acceptée par le client, la compagnie JTI-Macdonald.