vendredi 12 décembre 2014

253e jour - 11 décembre 2014 - Le juge Brian Riordan se retire pour réfléchir et écrire son jugement final

Le rideau est tombé jeudi sur un très long procès, intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par deux groupes de Québécois qui sont dépendants du tabac ou souffrent d'emphysème ou d'un cancer au poumon, au larynx, à l'hypopharynx ou à l'oropharynx, et qui reprochent à l'industrie son comportement trompeur et irresponsable.

Le procès était instruit depuis le début, en mars 2012, par le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, lequel a écouté 75 interrogatoires et contre-interrogatoires, a lu au moins 24 rapports d'expertise et s'est vu soumettre environ 8000 documents en guise de pièces au dossier de la preuve, en plus de devoir trancher plusieurs débats par des décisions interlocutoires.

Au terme d'une 253e journée d'audition, heureusement terminée avant midi, le magistrat a annoncé qu'il prenait maintenant la cause en délibéré, après avoir remercié et complimenté les avocats des deux camps. Le magistrat a ajouté que pour lui, la tâche la plus difficile commençait « dans les prochaines minutes ».

Juste avant, les avocats d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-Mac) avaient pris seulement quelques minutes chacun pour répliquer à la réplique de lundi dernier des avocats des recours collectifs à leur défense principale plaidée en octobre et novembre. Il vient un temps où on doit supposer que le message qu'on voulait livrer à un juge s'est rendu, et Deborah Glendinning, comme Simon Potter et Guy Pratte sont des juristes suffisamment expérimentés pour l'avoir compris.

Me Pratte de JTI-Mac a notamment expliqué que ce n'est pas parce que les experts Marais et Barsky aboutissaient à la même estimation globale que le professeur Siemiatycki du nombre de Québécois dont le cancer du poumon est dû au tabagisme que la méthode de l'épidémiologue des recours collectifs est digne de confiance pour se prononcer sur l'étendue des dommages sanitaires dont seraient responsables les cigarettiers. Les experts des deux camps sont d'ailleurs loin de s'entendre sur le nombre des victimes des autres maladies dont la maladie pourrait être attribuée à l'usage du tabac.

Me Potter de RBH, le doyen des avocats de l'industrie, a entres autres fait valoir qu'on ne pouvait pas justifier une condamnation des pratiques passées de l'industrie sur la base d'une loi, la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, qui témoignait certes de l'intention du gouvernement mais qui fut justement en partie invalidée par la Cour suprême du Canada, au motif que les restrictions allaient trop loin, dans le contexte d'une société démocratique.

Me Gledinning a annoncé qu'Imperial Tobacco acceptait de se plier aux mêmes règles que les deux autres compagnies quant à la confidentialité des renseignements financiers que la compagnie va transmettre au juge pour lui permettre de calculer le montant des dommages punitifs imposés à l'industrie, si le juge décidait effectivement d'en imposer. Les règles de confidentialité en question proviennent d'ententes à l'amiable négociées récemment avec la partie demanderesse, et non d'une ordonnance du juge. (A ce sujet, voir notre édition relative au 251e jour.)

S'agissant des tableaux de résultats financiers de la dernière décennie présentés au juge, le procureur Pierre Boivin des recours collectifs a expliqué que certains exercices financiers montraient des pertes extraordinaires attribuables à des règlements à l'amiable avec les gouvernements provinciaux et le fédéral concernant la contrebande des cigarettes au début des années 1990, que les trois compagnies ont reconnu avoir alimentée.

Me Potter, dont le raffinement lexical n'a d'égal que le culot, a tenu à préciser que ces ententes (de plusieurs millions de dollars) concernaient un défaut d'étiquetage (mis-labelling) reproché à l'industrie.

Les journalistes peu initiés, et ils étaient plus nombreux jeudi que d'habitude, auraient pu ne rien remarquer. Le juge Riordan a découvert le pot aux roses au bout de quelques minutes. Tout le monde a alors compris que les étiquettes qui manquaient étaient les timbres fiscaux...

(Pour mémoire, rappelons que pour lutter contre cette contrebande organisée par ITCL, RBH et RJR-Mac, les gouvernements québécois, ontarien et fédéral ont décrété en février 1994 une baisse radicale des taxes sur les produits du tabac, dont les conséquences sanitaires furent très néfastes.)

*

Le juge Riordan et les deux camps se sont séparés pour de bon cette fois-ci. La bonne humeur régnait, celle du travail accompli, celle du 110 % d'effort intellectuel donné à la promotion d'une cause. Comme le notait la blogueuse Cynthia Callard dans son édition relative à ce 253e jour, sitôt le juge parti, on aurait dit des joueurs de hockey s'alignant pour se serrer la main après la fin d'un tournoi. Une image touchante et sympathique du Canada, de l'esprit sportif.

On ne sait cependant pas qui a gagné la partie.

* *

LE BARRAGE ARGUMENTAIRE DE TROISIÈME GÉNÉRATION

C'est en mars 1954, pour la première fois dans l'histoire du monde, que fut lancée la première action en justice contre des cigarettiers, au nombre de quatre, qu'un ex-fumeur et ouvrier du Missouri, Ira C. Lowe, blâmait pour un cancer qui avait entraîné l'ablation de son poumon droit. L'argument de la défense à l'époque fut que la relation de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon n'était pas prouvée. La bataille judiciaire s'est arrêtée au bout de 13 ans, après la mort de M. Lowe, et après que sa succession se soit découragée.

Quand le procès dont vous avez suivi ici les péripéties a commencé, en mars 2012, après plusieurs années de conférences de gestion, de procédures et de cueillette de dépositions préliminaires, on pouvait croire que l'industrie monterait comme cheval de bataille une deuxième génération d'arguments centrée sur l'idée que « tout le monde était au courant » des méfaits du tabac, et donc que les fumeurs n'ont à blâmer qu'eux-mêmes de s'être intoxiqués pour avoir douté de ce qu'on leur disait.

Cette impression se trouvait fortifiée par la convocation prochaine devant le tribunal d'experts en histoire qui avaient épluché les journaux sur 50 ans pour y trouver des articles défavorables au tabac et conclure que « tout le monde savait ». Savait quoi exactement d'utile à l'évitement des expérimentations à l'adolescence et à la motivation d'un arrêt tabagique? Le contenu de ladite connaissance était secondaire.

Durant deux ans et demi, votre serviteur s'est plu à penser que cette argumentaire est d'un maniement délicat. Comment prouver que tout le monde savait les méfaits du tabac sans devoir expliquer comment les cadres de l'industrie pouvaient ne pas avoir su ces méfaits très tôt ? Comment blâmer les fumeurs d'avoir douté des méfaits quand les cadres de l'industrie qui ont témoigné devant le juge Riordan ont révélé qu'ils n'avaient, à l'époque, pas de conviction eux non plus?

Si l'industrie avait besoin de prouver que « tout le monde savait », ce serait catastrophique pour elle de ne pas y arriver.

Mais a-t-elle besoin de prouver cela ? Peut-être que les avocats de la défense de l'industrie croyaient encore cela nécessaire il y a 32 mois. Ils en donnaient l'air.

Depuis le début du mois d'octobre, même si les défenseurs de Rothmans, Benson & Hedges, de JTI-Macdonald, et d'Imperial Tobacco Canada ont continué d'entretenir plus ou moins volontairement cette illusion d'optique en chevauchant occasionnellement l'ancien cheval, il est devenu de plus en plus évident que l'industrie l'a abandonné.

Les témoignages d'historiens et d'experts en sondages de population ne servent plus à soutenir que « tout le monde savait » mais à soutenir que « tout le monde n'ignorait pas ». Les défenseurs de l'industrie disent que c'est à la partie demanderesse de prouver que « tout le monde ignorait », à défaut de quoi le tribunal doit autoriser l'industrie à séparer les bonnes brebis des brebis galeuses, et les fumeurs sourds et aveugles de naissance qui méritent vraiment une compensation des autres qui méritent leur mauvais sort. Les cigarettiers préfèrent affronter les Ira Lowe, les Jean-Yves Blais et les Cécilia Létourneau de ce monde un par un.

En somme, l'argumentaire de troisième génération utilisé par l'industrie du tabac est adapté au plus redoutable ennemi de l'industrie au 21e siècle: le mécanisme même du recours collectif, une institution dont les inventeurs sont encore en vie.

Et la bataille porte sur les règles de la preuve que le tribunal se doit de faire appliquer, autant sinon plus que sur les faits historiques.

La portée d'une acceptation par le juge Riordan de la thèse des demandeurs est très grande.

En matière de santé publique, ce sera peut-être le signal du début d'une ère d'attrition programmée de l'industrie du tabac, même si l'industrie réussissait à éviter de payer la facture de ce procès.

Il y a aussi une portée démocratique, autrement dit des portes ouvertes pour d'autres causes même si c'est seulement dans la juridiction du Québec, avec son Code de procédure civile, et à condition que les tribunaux d'appel approuvent le jugement final de Brian Riordan.

La portée d'une acceptation de la thèse de la défense n'est pas moindre. Ce pourrait être le signal que la contre-révolution du tort litigation lancée par l'aile pro-business du Parti républicain aux États-Unis se poursuit dans l'endroit où l'environnement légal paraît le plus favorable aux recours collectifs.

À  prévoir aussi : l'enlisement définitif des poursuites des gouvernements provinciaux contre l'industrie du tabac pour recouvrer les dépenses des régimes d'assurance-maladie publics dues au tabagisme, et des décennies de perdues en perpétuation de l'usage du tabac à haute prévalence de la population active.

On comprendrait l'honorable Brian Riordan d'avoir le vertige.

* * *

La présente édition du blogue était la 270ième publiée depuis mars 2012.

mercredi 10 décembre 2014

252e jour - 8 décembre 2014 - Les avocats des recours collectifs mettent les points sur les i

Au procès des trois principaux cigarettiers du marché canadien, il s'en est fallu de peu pour que la dernière journée d'audition ait eu lieu le lundi 8 décembre 2014. Mais non, il reste encore un jour.

Déjà, en novembre, l'Honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec avait avisé les avocats des deux camps de commencer à ramasser leurs effets personnels et les dossiers entreposées dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal, puisque cette belle grande salle du 17e étage va bientôt servir à un autre procès. Lundi, il y avait déjà des autocollants sur le rebord de certaines étagères du fond de la salle qui témoignaient de ce que d'autres parties réclament l'espace pour bientôt.
Fin du procès cette semaine

Également lundi, au terme d'une journée d'audition bien remplie, le juge Riordan a sondé les défendeurs d'Imperial Tobacco Canada, de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald pour savoir s'ils estimaient avoir quelque chose à ajouter lors d'une prochaine journée d'audition prévue jeudi, et qui cette fois-ci serait la dernière, indiquait-il. Me Deborah Glendinning, Me Simon V. Potter et Me Guy Pratte ont répondu qu'ils feraient peut-être d'ultimes et brèves représentations, et il n'était pas exclu que ce soit seulement par écrit dans les deux derniers cas.

Lundi, tous les procureurs des recours collectifs et leurs associés et stagiaires ont fait acte de présence dans la salle pour entendre les ultimes représentations des porte-parole de la partie demanderesse André Lespérance, Philippe H. Trudel et Bruce W. Johnston. Dans les rangs du public, il y avait des observateurs du Conseil québécois sur le tabac et la santé, qui est à l'origine du recours des personnes atteintes d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou de la gorge, et Mme Cécilia Létourneau, qui est la représentante des personnes atteintes de dépendance au tabac.


L'épidémiologie et les experts de la défense

Me Lespérance a voulu s'assurer que le juge Riordan ne perde pas de vue qu'au-delà des critiques méthodologiques que des témoins-experts de la défense ont livré du rapport de l'épidémiologue québécois Jack Siemiatycki, il y a une grande similitude entre les estimations du professeur de l'Université de Montréal et leurs propres estimations sommaires de la proportion des cancers du poumon qui est due à l'usage de la cigarette.

Lors de contre-interrogatoires, le statisticien Laurentius Marais et le pathologiste Sanford Barsky ont tous tous admis qu'entre 90 et 95 % des cancers du poumon sont causés par le tabagisme. Quant à l'épidémiologue américain Kenneth Mundt, il avait, lors d'un de ses témoignages d'expert à un autre procès, en 2000, déjà avalisé le processus d'estimation qu'a utilisé aussi le professeur Siemiatycki.

Me Lespérance a souligné que depuis 50 ans, tous les organismes de santé publique se sont entendus pour affirmer que l'usage du tabac est la principale cause de cancer du poumon. De nos jours, les compagnies de tabac l'admettent aussi, de dire le procureur des demandeurs, mais elles refusent hélas de faire le calcul pourtant simple du nombre de victimes que cela entraîne.

L'avocat a rappelé que l'amiante est maintenant un matériau interdit (dans la plupart des pays du monde) et il expliqué que 20 ans d'exposition à la poussière d'amiante ne multiplie même pas autant le risque d'être atteint d'une maladie pulmonaire que 5 paquets-années de cigarettes consommées.

Avec le ton qu'employait le procureur Lespérance pour parler des lamelles et du microscope du Dr Barsky, le juge ne pouvait pas oublier que les recours collectifs ont, dans leur argumentaire écrit final, reproché aux compagnies défenderesses d'avoir abusé des procédures dans le procès.

Me Lespérance a aussi cité le paragraphe 48 d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec daté du 13 mai dernier qui établit que l'article 15 de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS) de 2009 s'applique à la cause qu'entend le juge Riordan, en vertu des articles 24 et 25 de ladite loi.

extrait de la LRCSS de 2009

Le beurre et l'argent du beurre

Suivant André Lespérance, Philippe Trudel s'est attardé aux contradictions communes de la défense des trois compagnies de tabac.

Celles-ci ont fait valoir que l'apparition sur les paquets de cigarettes au Canada, en septembre 1994, de mises en garde contre la dépendance empêche qui que ce soit de prétendre ne pas avoir été prévenu du caractère dépendogène du produit. En somme, les personnes déjà dépendantes qui achetaient lesdits paquets auraient été prévenues.

Mais outre le fait que lesdites mises en garde étaient attribuées à Santé Canada, ce qui sous-entend que l'industrie n'était pas d'accord, qu'en est-il des mises en garde au reste du grand public et durant l'ensemble de la période commencée en 1950 ?

Le procureur Trudel a dit que les défendeurs ne peuvent pas prétendre que tout le monde a vu les mises en garde contre la dépendance adressées à l'ensemble du public et qui étaient imprimées (en petits caractères) au bas des annonces de cigarettes, et prétendre que les annonces de cigarettes n'ont pas été vues par tout le monde et qu'il faudrait prouver cela. L'avocat croit plutôt que la publicité a eu comme effet de ralentir la chute de la prévalence du tabagisme dans la société et a rappelé que plusieurs tribunaux canadiens, dont la Cour suprême du Canada en 2007, ont déjà conclu à l'influence de la publicité du tabac sur les non-fumeurs (autrement dit, pas seulement sur les clients des concurrents).

Me Trudel a aussi rappelé que le (plutôt libéral) ministre fédéral de la Santé de 1972 à 1977, Marc Lalonde, avait déjà demandé à l'industrie de cesser d'associer à des marques de cigarettes des activités qui nécessitent une excellente forme physique (pièce 1558 au dossier). Puis M. Lalonde a déploré, lors d'un contre-interrogatoire devant le juge Riordan en 2013, ne pas avoir eu jadis davantage de budgets pour faire de la contre-publicité en matière de tabagisme.


Était-il légal de ne pas respecter ce qui tenait lieu de loi ?

Au juge Riordan qui remarquait que la vente aux mineurs de 16 et 17 ans n'a été interdite qu'après 1994, Me Trudel a aussi tenté d'expliquer que si le législateur n'a pas interdit la publicité avant la Loi réglementant les produits du tabac (entrée en vigueur le 1er janvier 1989 et aussitôt contestée par l'industrie devant les tribunaux), c'est parce qu'il avait longtemps présumé que l'industrie cigarettière appliquait son code d’auto-réglementation, alors qu'elle l'a au contraire souvent violé, comme le procès l'a montré. (À ce sujet, on peut entre autres relire notre édition relative au 185e jour.)

Me Trudel est cependant parvenu à rappeler l'existence de l'article 1457 du Code civil du Québec qui fait une obligation de bonne conduite à toute personne, sans égard au fait que son produit soit légal ou non, ou que la publicité du produit soit autorisée ou non.

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

1991, c. 64, a. 1457.

Ayant pris le relais de son associé dans l'après-midi, Me Johnston est revenu sur la question de la publicité visant les adolescents en soulignant que tous les témoins de faits issus de l'industrie se sont défendus d'avoir jamais tenté de recruter des nouveaux fumeurs chez les jeunes non-fumeurs. Mais pourquoi se gêner si c'était légal et que l'argument de la légalité du produit sert aujourd'hui à disculper l'industrie de sa conduite passée ?

L'avocat a ridiculisé l'idée suggérée lors de leurs témoignages par certains anciens cadres du tabac, l'idée que l'industrie n'avait pas besoin de recruter des jeunes parce qu'elle avait « assez de clients » sans cela. Mais pourquoi se priver de ventes additionnelles si c'était légal, si ce n'était pas répréhensible ?


Des fumeurs ne savaient rien d'utile sur le danger du tabac

Après s'être livré, comme ses coéquipiers Lespérance et Trudel, à une courte analyse de jurisprudence, concernant notamment les affaires Bou Malhab contre Diffusion Métromédia CMR Inc et De Montigny contre Brossard (succession) (que les deux camps ont cité ces dernières semaines devant le juge Riordan), Me Johnston est revenu sur la notion de « connaissance commune » chère aux historiens qui ont témoigné comme experts pour le compte de l'industrie.

L'avocat a souligné que cette approche a mené tant Jacques Lacoursière que David H. Flaherty à sous-estimer gravement l'ampleur du discours publicitaire dans la presse et à exclure les annonces de cigarettes de leur analyse sur la connaissance qu'avait la population des méfaits du tabac, comme si la publicité n'avait pas pour effet d'entraîner une tragique relativisation des dangers du tabagisme évoqués ou rapportés par les articles des journalistes.

A contrario, Me Johnston a cité des extraits du rapport d'expertise du politologue Raymond Duch, mandaté par l'industrie pour étudier les sondages sur les perceptions des fumeurs et du public. Il en est de nouveau ressorti qu'on observait de grands nombres de personnes qui déclaraient dangereux à peu près n'importe quoi, et de fortes proportions du public pour se montrer incapables de comparer valablement les dangers sérieux du tabagisme et d'autres risques pour la santé plus mineurs, voire imaginaires. Durant la période couverte par le procès, soit de 1950 à 1998, il y a eu des moments où des sondages montrent que de nombreux fumeurs craignaient davantage la pollution atmosphérique que les effets de leur toxicomanie. En somme, ils ne se croyaient pas plus exposés à des risques pour la santé que les non-fumeurs. Ce genre de croyance en son immunité est particulièrement fréquente chez les jeunes, selon le Dr Juan Negrete, dont Me Johnston a rappelé le témoignage de 2013.


Pas de fumeurs à la barre des témoins: normal

Le procureur Johnston a aussi mentionné plusieurs causes en recours collectif où AUCUN membre des groupes de personnes qui présentaient des réclamations n'a eu à comparaître devant le tribunal, ce qui n'a pas empêché la justice de suivre son cours. Il a notamment mentionné des recours collectifs que son propre cabinet a piloté, comme celle de personnes induites en erreur au sujet du crédit à la consommation par des publicités, celle de détenteurs de cartes de crédit à qui furent chargés illégalement des frais de conversion de devises ou celle de femmes qui avaient dû payer pour obtenir à temps dans le secteur privé un service médical, un avortement, censé être assuré par la Loi de l'assurance-maladie.

Me Johnston a souligné que les compagnies de tabac ont longuement interrogé Mme Cécilia Létourneau, la représentante des personnes dépendantes, avant le procès actuel (En 2008 ?), elles mais n'ont pas voulu enregistrer en preuve sa déposition préliminaire, alors que c'était possible.

Citer aujourd'hui, comme l'a fait Me Suzanne Côté en novembre, de larges extraits du jugement de mars 1998 de l'Honorable Gabriel De Pokomandy de la Cour du Québec pour nier à Mme Létourneau son droit de réclamer un dédommagement n'est pas seulement disgracieux, c'est trompeur, puisque les jugements défavorables de la section des petites créances de la Cour du Québec, qui sont sans appel et dont les débats ne sont pas sténographiés, n'ont pas l'effet de priver qui que ce soit de présenter des réclamations d'un montant supérieur, fut-ce en rapport avec le même préjudice. Et surtout, le jugement a été obtenu après que le témoin Ed Ricard, qu'Imperial Tobacco Canada faisait comparaître devant le juge De Pokomandy en décembre 1997 pour s'opposer à la réclamation de Mme Létourneau, ait induit ce juge en erreur. (Puisque l'affaire était instruite devant la section des petites créances, Mme Létourneau n'avait pas d'avocat pour faire une recherche et répliquer. À l'inverse, Imperial avait obtenu une permission spéciale d'être représentée par une avocate.)

M. Ricard avait alors prétendu qu'il existait une entente entre le gouvernement du Canada et l'industrie du tabac à l'effet de priver les cigarettiers du droit de faire la moindre allégation en matière de santé. Le procès devant le juge Riordan depuis 2012 a permis de voir que cette entente était une fabulation (que M. Ricard n'était pas le seul à vouloir croire chez Imperial, si on se souvient notamment du témoignage d'Anthony Kalhok en 2012). Au surplus, la partie III, article 16, de la Loi sur le tabac d'avril 1997 stipulait déjà
La présente partie n’a pas pour effet de libérer le fabricant ou le détaillant de toute obligation — qu’il peut avoir, au titre de toute règle de droit, notamment aux termes d’une loi fédérale ou provinciale — d’avertir les consommateurs des dangers pour la santé et des effets sur celle-ci liés à l’usage du produit et à ses émissions.
Et cet article était une reprise de l'article 9, paragraphe (3) de la Loi réglementant les produits du tabac entrée en vigueur en 1989. C'est dire si la volonté du Parlement fédéral canadien était claire et bien avant décembre 1997.

Me Johnston a souligné que si le défilement souhaité par l'industrie de fumeurs à la barre des témoins devant le juge Riordan visait à faire admettre à ces derniers que leur médecin leur a déjà recommandé d'arrêter de fumer, la partie demanderesse dans le présent procès s'est toujours montré prête à faire cette admission, car la « faute » des fumeurs ne diminue en rien la responsabilité civile des cigarettiers.

Il semble que si aucun membre d'un des deux recours collectifs présents n'est comparu devant le juge Riordan durant le procès, c'est parce que c'était inutile, et que c'est aussi ce qu'ont conclu les défendeurs des cigarettiers. Alors pourquoi se plaindre encore cet automne ?

* *

Parmi l'auditoire au procès lundi, il y avait aussi deux historiens, un professeur dans une université québécoise et l'autre dans une université ontarienne, qui se sont intéressés ces dernières années au tabagisme comme phénomène socio-culturel dans la première moitié du 20e siècle ou bien aux relations discrètes entre des historiens canadiens et les compagnies de tabac.

Un jour, c'est peut-être sous la plume d'historiens que nos descendants apprendront qu'il s'est tenu entre mars 2012 et décembre 2014 à Montréal un procès très important, mais qu'il est passé inaperçu des contemporains.

* * *

La dernière audition aura lieu le jeudi 11 décembre 2014.

|-|-|-|-|-|

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès des victimes du tabagisme contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, IL FAUT 

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

lundi 1 décembre 2014

Une avocate de l'industrie du tabac prend l'ascenseur pour Ottawa

La nouvelle, qui avait été annoncée par le bureau du premier ministre fédéral canadien jeudi dernier, est depuis lundi matin annoncée dans des termes très similaires par la Cour suprême du Canada: Suzanne Côté vient d'être nommée juge au plus haut tribunal du royaume. Mme Côté est une avocate très impliquée dans la défense d'Imperial Tobacco Canada au procès intenté par des victimes du tabagisme contre cette compagnie et deux autres cigarettiers.

Puisque les juges à la Cour suprême du Canada restent en poste jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge de 75 ans ou jusqu'à leur mort, selon la première éventualité, l'Honorable Suzanne Côté a donc toutes les chances d'être encore une des Neuf sages d'Ottawa le jour où le jugement final de l'Honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec dans l'affaire qui nous occupe sur ce blogue sera l'objet d'un ultime appel. Bien entendu, ce jugement n'est pas encore rendu; le procès n'est même pas fini.

Les deux autres juges québécois que Suzanne Côté ira rejoindre à Ottawa, Richard Wagner et Clément Gascon, avaient pour leur part été précédemment juges à la Cour d'appel du Québec.

Dans le régime constitutionnel canadien, rien n'empêche cependant le conseil des ministres de nommer qui il veut au poste de juge, quitte à faire prendre la voie rapide à quelqu'un sans devoir expliquer pourquoi on l'a choisi de préférence à d'autres personnes qui étaient peut-être aussi qualifiées ou plus qualifiées, et peut-être moins controversées (voir cet article paru dans le Globe and Mail du 5 décembre)

Ironiquement, Suzanne Côté était l'avocate qui, devant la Commission d'enquête sur le processus de nomination des juges, de juin à octobre 2010, avait représenté les intérêts du gouvernement du Québec, alors dirigé par l'Honorable Jean Charest. La commission était présidée et constituée par un ancien juge de la Cour suprême du Canada, Michel Bastarache.

Or, dans son rapport de janvier 2011, la commission Bastarache a déploré le manque de transparence du processus de nomination des juges.

Hélas, le mandat de la commission Bastarache ne concernait que les juges qui peuvent être nommés par les gouvernements provinciaux.

Les juges de la Cour supérieure du Québec, de la Cour d'appel du Québec et de la Cour suprême du Canada sont nommés par le gouvernement fédéral canadien, ce qui permet au Canada de ne pas se sentir concerné par les critiques qui ont été faites du processus de nomination pratiqué par le gouvernement du Québec, comme si ce processus était une originalité de la province francophone.

Pour mémoire, l'Honorable Jean Charest est aujourd'hui retourné à la pratique privée du droit dans le cabinet juridique McCarthy Tétrault, une grosse firme à laquelle appartiennent aussi les défenseurs du cigarettier Rothmans, Benson & Hedges, de même que le conjoint de Me Côté, Me Gérald R. Tremblay, ainsi qu'un autre ancien chef du Parti libéral du Québec, Me Daniel Johnson, et un ancien président de ce parti, Me Marc-André Blanchard (à ne pas confondre avec le juge du même nom). Nommé juge (à la Cour supérieure du Québec) en 2002, le juge Clément Gascon de la Cour suprême du Canada, quand il était avocat, était associé au cabinet juridique Heenan Blaikie, qui a accueilli après qu'ils aient quitté le 24 Sussex Drive les anciens premiers ministres fédéraux Pierre Elliott Trudeau (1984) et Jean Chrétien (2002), lesquels étaient des avocats de formation, de même que Michel Bastarache après son passage à la Cour suprême. Me Bastarache était lui-même associé aux oeuvres du Parti libéral du Canada avant sa nomination à la magistrature.

Ce ne sont que quelques illustrations du dicton « le monde est petit ». On pourrait en remplir plusieurs pages.

Quand bien même une personne serait le plus grand expert du droit qui soit et plus tard un juge d'une indépendance exemplaire, le processus de nomination des juges ne lui rend probablement pas service.

extrait du rapport de la commission Bastarache, janvier 2011
* * *

Encore un petit bout dans la veine des rapports entre l'industrie du tabac et certaines « familles » politiques, ou entre ces dernières et certains cabinets juridiques. Comme l'a découvert un journaliste de La Presse, la fille de l'ancien chef du Parti libéral du Québec, Alexandra Dionne-Charest, est une lobbyiste auprès du gouvernement du Québec pour le compte de la Coalition nationale contre le tabac de contrebande. Cette coalition est surtout un groupe de façade de l'industrie pour répandre des légendes sur la contrebande et obtenir une réduction des taxes. Quant à Marie-Claude Johnson, fille de l'ancien premier ministre du Québec Pierre-Marc Johnson, elle fait depuis 2011 du lobbying auprès du gouvernement du Québec pour le compte de Rothmans, Benson & Hedges, là aussi en rapport avec la contrebande et les taxes. Mme Johnson a aussi été la colistière de Mélanie Joly, candidate à la mairie de Montréal en novembre 2013. Me Pierre-Marc Johnson a été à partir de 1996 associé au cabinet juridique Heenan Blaikie, jusqu'à sa dissolution en 2014. L'autre fille de Jean Charest, Amélie, qui est avocate, a déjà travaillé au cabinet Heenan Blaikie, dont nous parlions aussi plus haut à propos de MM. Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien, Michel Bastarache et Clément Gascon. Avant d'organiser l'élection de Justin Trudeau à la tête du Parti libéral du Canada en 2013, puis de se lancer en politique municipale, Mélanie Joly, qui est aussi avocate de formation, était pour sa part passée par le cabinet juridique Stikeman Elliott, auquel a été longtemps associé Me Marc Lalonde, ancien ministre de gouvernements du Parti libéral du Canada dirigés par P. E. Trudeau et témoin en défense d'Imperial Tobacco Canada dans le procès relaté ici. Le monde est très petit.

Faut-il ajouter, au bénéfice de nos lecteurs européens, et même si cela n'a pas encore de rapport avec la nomination de juges, que Justin Trudeau est le fils de l'ancien premier ministre canadien?

** **

UNE BONNE NOUVELLE POUR LA PRESSE ET LES CHERCHEURS

Changement de sujet.

Mêmes adversaires, intérêts communs.

Dans un procès, celui dont les événements principaux sont relatés sur ce blogue, les trois principaux cigarettiers du marché canadien affrontent des groupes de personnes atteintes de dépendance ou d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou d'un cancer de la gorge.

Dans un autre procès, les mêmes compagnies, et leurs maisons-mères au fil des dernières décennies, affrontent le gouvernement provincial du Québec, qui veut recouvrer d'elles ce que l'épidémie de tabagisme a fait dépenser et fera dépenser au régime d'assurance-maladie durant la période 1970-2030, et d'autres sommes, le tout avec intérêts.

Dans d'autres procès, la même industrie affronte les autres gouvernements provinciaux du Canada pour la même raison et avec des réclamations similaires.

Noël arrive.

Les avocats des recours collectifs, qui ont acquis à leur frais une longueur d'avance sur ceux des gouvernements des provinces canadiennes, se sont entendus avec ces derniers pour assurer un accès public immédiat à l'ensemble des documents versés au dossier de la preuve dans le procès devant le juge Riordan.

Bien entendu, les documents enregistrés en preuve sont conservés au greffe de la Cour supérieure du Québec, comme dans n'importe quel procès.

Mais d'avoir tout cela sur des fichiers électroniques, accessibles en ligne depuis Vancouver ou plus loin encore, et tout de suite, c'est autrement plus pratique. Et pas seulement pour les avocats impliqués dans les actuels procès du tabac.

|-|-|-|-|-|

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès des victimes du tabagisme contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, IL FAUT 

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.


lundi 24 novembre 2014

251e jour - Si le jugement final ne contient pas de condamnation à payer des pénalités, la presse risque d'en apprendre peu sur les finances du tabac

Pour déterminer et justifier publiquement le montant d'une possible condamnation d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-M) à payer aux victimes du tabagisme des dommages punitifs en rapport avec une conduite répréhensible durant la période de 1950 à 1998, de quels renseignements financiers devrait disposer l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec ?

L'article 1621 du Code civil du Québec stipule ce qui suit:
1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
1991, c. 64, a. 1621.
Soit, et cela nous ramène à la première question.

Vendredi, dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal, deux des compagnies de tabac (RBH et JTI-M) et la partie demanderesse au procès ont soumis au juge Riordan, pour obtenir son approbation, deux ententes qui visent à donner au juge les renseignements financiers dont il a besoin pour rendre un jugement tout en assurant le maximum de confidentialité à la comptabilité des compagnies.

Comme nous en faisions état dans notre édition relative au 47e jour d'audition, en juin 2012, les trois cigarettiers dans le procès actuel sont des compagnies privées, c'est-à-dire qu'elles ne font pas appel à l'épargne du public et ne sont pas obligées, en temps normal, de rendre publics leurs états financiers. ITCL, RBH et JTI-M appartiennent à 100 % à des compagnies multinationales : British American Tobacco (BAT), Philip Morris International (PMI) et Japan Tobacco (JT). Ces compagnies, elles, sont inscrites sur le marché boursier de Londres, de New York ou de Tokyo, et doivent publier des états financiers, et cela non seulement à chaque année, mais à tous les trimestres.

(Avant l'automne 2009, du temps où RBH appartenait à PMI et aussi à une compagnie canadienne, Rothmans Inc, et que cette dernière était cotée à la Bourse de Toronto, les observateurs de l'industrie du tabac au Canada pouvaient consulter des états financiers qui révélaient certains aspects du marché canadien en évolution. Désormais, trouver des renseignements substantiels à propos du marché canadien dans les rapports des multinationales PMI, BAT et JT est comme de trouver une aiguille dans une botte de foin. Ne serait-ce que pour connaître le nombre de cigarettes vendues au pays, le public est contraint d'attendre les compilations de Santé Canada, qui consacre peu de ressources à la production de cette donnée.)

En gros, vendredi dernier, tant le procureur André Lespérance des recours collectifs que les procureurs Pierre-Jérôme Bouchard de RBH et François Grondin de JTI-M ont fait valoir que ce n'est pas seulement dans l'intérêt privé mais aussi dans l'intérêt public que les états financiers des compagnies privées demeurent confidentiels. Le compromis négocié en est donc un entre ce principe de liberté des affaires dans notre système économique et un autre principe, celui de la transparence des débats judiciaires.

Si le but n'avait été que d'accommoder une préférence pour le secret comptable de la part de compagnies en concurrence les unes avec les autres, il n'y aurait pas eu de compromis, a souligné Me Lespérance. Le juge aurait eu un autre débat à trancher.

Il était un peu troublant de constater que l'utilité du secret comptable est invoqué dans le contexte d'un marché concurrentiel, alors qu'en économique, un marché est d'autant plus concurrentiel que l'information y circule librement. Le marché de la cigarette est plutôt ce que les économistes appellent un oligopole, où les entreprises misent énormément sur la différenciation perceptive de leurs produits (par ailleurs très similaires). Dès lors, les dossiers du marketing sont très révélateurs et un matériel hyper-stratégique. Il faut croire qu'un bilan ou un état des résultats serait aussi bavard.

Me Pierre-Jérôme Bouchard
Dans le cas de la compagnie RBH, l'entente avec les recours collectifs prévoit que des renseignements essentiels au juge (qui ne sont pas la totalité des états financiers) deviendraient publics si le juge Riordan décide effectivement de condamner la compagnie à payer des dommages punitifs. Dans le cas contraire, puisque le magistrat n'aurait pas de montant à justifier, les renseignements comptables demeureraient confidentiels.

L'entente entre la compagnie JTI-M et les recours collectifs suppose la transmission au juge Riordan d'une quantité plus appréciable de renseignements financiers, puisque la comptabilité de la compagnie est justement une matière litigieuse. La compagnie veut qu'on tienne compte des impôts à payer dans le calcul d'une possible pénalité. Rappelons que les recours collectifs ont déjà demandé à la Cour supérieure du Québec (juge Robert Mongeon), en vain, une ordonnance de sauvegarde pour s'assurer que JTI-M ne fasse pas disparaître ses profits dans des compagnies de paille du groupe Japan Tobacco, ce qui l'empêcherait de payer quoi que ce soit en cas de condamnation au Canada. Cependant, si le juge Riordan décidait de ne pas condamner JTI-M à payer des dommages punitifs, tout demeurerait confidentiel, comme pour RBH. Certains chercheurs en santé publique trouveraient sûrement cela dommage.
Me François Grondin

Me Grondin n'a pas manqué de souligner au juge la valeur d'une entente entre des parties en litige en comparaison de la valeur et de la durabilité d'un jugement de tribunal. Aux derniers kilomètres d'un long procès que le juge aimerait bien terminer dans quelques semaines, il est bien possible que cet appel à considérer ce qui est raisonnable plutôt qu'idéal pèse lourd.

Vendredi, il n'y avait pas encore d'entente de la partie demanderesse avec Imperial Tobacco Canada. Me Suzanne Côté, malgré une infection de la gorge qui la privait de sa voix habituelle, mais avec une argumentation aussi solide que d'habitude, du moins en apparence, a exprimé l'opposition de la compagnie à ce que les moindres renseignements financiers transpirent. Elle a demandé au juge de pencher en ce sens, plutôt que d'imposer à Imperial ce à quoi les deux autres compagnies ont consenti.

À l'inverse, si on suit la logique de Me Lespérance des recours collectifs, on ne peut pas traiter Imperial différemment de ses concurrentes, sous peine de biaiser un peu le jeu en sa faveur.

On aura compris, à entendre tous ces brillants juristes plaider, que le juge a le dernier mot sur toute cette question de la confidentialité. Encore ne voudra-t-il peut-être pas remettre en question le secret comptable, même et surtout s'il « cogne fort », comme le lui demandait le mois dernier le procureur Gordon Kugler des recours collectifs.

Dans un premier temps vendredi, l'honorable J. Brian Riordan a paru vouloir qu'on lui transmette le moins de données financières possible si c'est pour l'obliger ensuite à en garder secret une partie ou la totalité au terme du processus judiciaire. Dans un second temps, et à mesure qu'avançaient les débats, le magistrat a cependant paru de moins en moins à l'aise avec l'idée de confidentialité, comme s'il voulait, par exemple, s'assurer que les tribunaux d'appel (qui ont de fortes chances de se pencher un jour sur son jugement final) voient bien le fondement de sa possible décision future.

Si le juge devait rejeter les ententes de confidentialité, ce ne serait pas la première fois qu'il frustre les recours collectifs en rejetant une entente à l'amiable conclue avec une autre partie.

À l'été 2011, avant le début du procès en tant que tel, le juge Riordan avait refusé d'endosser une entente entre les recours collectifs et la Couronne fédérale, qui aurait libéré cette dernière de son rôle de co-défenderesse dans le procès, un rôle qui lui avait été attribué grâce aux manœuvres procédurales de l'industrie. En fin de compte, c'est la Cour d'appel du Québec, plus d'un an plus tard, qui a sorti le gouvernement fédéral canadien de ce mauvais procès, au motif qu'on ne peut pas, comme le faisaient les cigarettiers, le rendre responsable devant le pouvoir judiciaire de l'application d'une politique voulue par les pouvoirs législatif et exécutif, et que la chose avait déjà été jugée par la Cour suprême du Canada dans un autre litige impliquant l'industrie du tabac.

*

Il a aussi été question de nouveau de la prescription lors de l'audition de vendredi.

En début de matinée, Me Philippe Trudel a critiqué la façon que les avocats des compagnies ont de concevoir le délai de prescription. Il a notamment expliqué que la mise en place en 1994 sur les paquets de cigarettes de mises en garde concernant la dépendance n'avait pas pour effet légal de déclencher une sorte de compte à rebours. C'est le point de vue de l'industrie, mais pas plus qu'un point de vue. La preuve apportée par les recours collectifs établit l'existence, même après cette date, d'un défaut de bien informer le consommateur qui est manifeste de la part de l'industrie.


Le « sous-marin » refait surface et s'approche du port

Il reste trois ou quatre jours au procès, soient les 8, 11 et 12 et peut-être 15 décembre. Les juristes appellent cette dernière étape la supplique. La partie demanderesse sera autorisée de se livrer à une dernière série de mises au point et de répliques. Il n'est cependant pas clair si les défendeurs auront aussi une occasion de riposter.

Il faut certes que ce procès finisse un jour.

Vendredi, au moins deux avocates ont fait des sortes d'adieux au juge Riordan, parce qu'on les reverra pas devant le tribunal en décembre.

Depuis le 17 novembre, quand la présentation de la défense des cigarettiers s'est terminée, l'atmosphère au procès se charge de plus en plus d'un parfum de nostalgie, déjà. Le juge Riordan, qui avait souhaité en 2012 que les avocats restent toujours courtois les uns avec les autres, parce qu'ils allaient être dans ce procès, toutes parties confondues, comme un équipage de sous-marin, doit être ravi.

mercredi 19 novembre 2014

250e jour - Imperial dit que les demandeurs n'ont pas prouvé que ses annonces racolaient les adolescents

Lundi, Imperial Tobacco Canada (ITCL) a terminé de présenter sa défense dans le procès en responsabilité civile intenté contre elle et deux autres compagnies de tabac canadiennes par deux groupes de personnes atteintes de dépendance ou d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou de la gorge qui reprochent aux trois cigarettiers leur comportement trompeur et irresponsable durant la période allant de 1950 à 1998.

Me Craig Lockwood
(photo extraite d'un vidéo-clip
du cabinet juridique Osler)
Me Craig Lockwood a terminé sa plaidoirie commencée vendredi avant de laisser le dernier mot à Me Deborah Glendinning.

Le procureur d'ITCL s'est particulièrement attardé à parler du marketing et de certaines incohérences de l'argumentation du camp adverse.


Pub « style de vie »

Me Lockwood a dit que l'industrie du tabac n'est pas la seule qui fasse ou qui ait fait usage de la publicité « style de vie » dans l'Histoire (c'est-à-dire de la publicité qui, au lieu de parler des qualités du produit, suggère au consommateur l'homme ou la femme qu'il pourrait être et qui, comme par hasard, semble consommer la marque de l'annonceur). Par conséquent, il n'y a pas lieu de reprocher la pratique de la publicité « style de vie » aux cigarettiers, d'autant que pendant des années, aucune loi n'a interdit cette pratique.

extrait du code d’auto-réglementation
de l'industrie canadienne du tabac
 version du 1er janvier 1972
L'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui instruit le procès, n'a pas été long avant de demander à l'avocat si le « code volontaire » de l'industrie canadienne du tabac (seule limitation en vigueur entre 1972 et 1989) ne désapprouvait pas le recours à pareilles techniques publicitaires. Me Lockwood a admis que ledit code incitait les cigarettiers à ne pas laisser entendre que l'usage d'une marque en particulier est indispensable au succès, notamment romantique. Mais interdire la publicité « style de vie », cela aurait été plus fondamental que ça, a grosso modo expliqué l'avocat d'ITCL.

Me Lockwood a montré au juge un mémorandum interne du ministère fédéral de la Santé datée de 1977 et qui montre qu'au moins un haut fonctionnaire doutait de la légitimité d'interdire à un fabricant, même de cigarettes, d'utiliser les meilleurs arguments en faveur de son produit. (pièce 20137.3 au dossier)

Comme le remarque Cynthia Callard dans la dernière édition de son blogue Eye on the trials, l'avocat d'ITCL semble avoir oublié qu'il y a aussi dans le dossier de la preuve une lettre datée de l'année d'avant où le ministre Marc Lalonde lui-même a demandé à l'industrie d'éliminer la publicité « style de vie ». (pièce 50001).


Des ados exposés collatéralement à la pub

Prenant le contrepied de la thèse soutenue en septembre par Me Philippe Trudel des recours collectifs (Ce n'est pas parce que c'est légal que c'est juste.), Craig Lockwood a tenté de convaincre le juge que « si ce n'est pas interdit textuellement par la loi, ce n'est pas condamnable ».

L'avocat d'ITCL avait préparé le terrain en soulignant qu'il n'y a pas eu de preuve scientifique que la publicité avait l'impact négatif (le recrutement de nouveaux fumeurs) que la partie demanderesse au procès lui prête. Cette dernière n'a pas montré où et combien de temps avait été diffusée telle ou telle annonce qu'elle a jeté sur les écrans de la salle d'audience depuis deux ans et demi. Le défenseur d'Imperial a aussi rappelé que les cigarettiers s'étaient eux-mêmes abstenu de faire de la publicité à la télévision après 1972, ce qui est un signe de bonne volonté.

Me Lockwood s'était aussi efforcé de fertiliser le terrain en soulignant qu'on ne peut pas sans tolérer l'exposition de certaines personnes d'âge mineur à la publicité des produits du tabac autoriser cette pub dans des médias imprimés dont seulement 75 % ou 85 % du lectorat est majeur.  C'est néanmoins ce que le législateur a autorisé (jusqu'à la loi actuelle pilotée par la ministre Aglukkaq de 2009).

L'avocat d'Imperial n'a pas mentionné que la Loi sur le tabac de 1997 a été votée après que la Loi réglementant les produits du tabac adoptée en 1988 ait été partiellement invalidée par la Cour suprême du Canada.

De toutes manières, le juge Riordan n'a pas mordu à l'hameçon, affichant plutôt ses doutes. On dirait qu'aux yeux du magistrat, si les (quatre puis trois) membres du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) se sont donné un code d'honneur et de politiques internes qui interdisent le ciblage des jeunes dans les campagnes de marketing, il y a des raisons, et il ne peut pas en faire abstraction dans le présent procès.

Personne ne peut dire si le juge écrira dans son jugement final que la raison est la suivante: le code d'auto-réglementation se voulait une solution de remplacement à des normes qui auraient été dictées par l'État si le projet de loi de 1971 n'était pas mort au feuilleton parlementaire en 1972. L'industrie pouvait-elle se moquer de ce qu'elle a toujours présenté comme un contrat moral avec le gouvernement ?


Conspiration ? Mais non, voyons.

Me Lockwood a soutenu que le CTMC était autonome par rapport à ses membres et qu'il n'était pas non plus la première étape d'une conspiration mais une organisation ordinaire de défense des intérêts d'un secteur industriel, un groupement d'ailleurs souhaité par le gouvernement, qui voulait en 1963 avoir un interlocuteur plutôt que quatre.

Devant Me Guy Pratte en octobre, le juge Riordan avait laissé entendre qu'un fabricant ne peut pas se dissocier aujourd'hui des agissements du CTMC s'il ne l'a jamais fait du temps où cet organisme existait et agissait. À Me Lockwood, le magistrat a signalé qu'il lui importait peu de savoir qui est à l'origine du CTMC.

Me Lockwood a cherché à faire valoir la relative indépendance d'Imperial Tobacco Canada par rapport aux associations internationales dont faisait partie l'actionnaire de contrôle de la compagnie canadienne, le groupe mondial British American Tobacco de Londres. Cette fois-là encore, le juge n'a pas semblé vouloir manger de ce pain-là.

*

Me Deborah Glendinning est revenue une dernière fois au lutrin pour servir les très prévisibles conclusions de la défense d'ITCL.  Si certains avocats prennent parfois le Romain Cicéron comme modèle d'éloquence, Me Glendinning doit avoir pris son modèle chez un compatriote de Cicéron, Caton, qui terminait tous ses discours par cette objurgation: il faut détruire Carthage.

Il faut rejeter la requête des fumeurs et anciens fumeurs qui réclament des milliards de réparations aux cigarettiers: qui n'avait pas compris? Chose certaine, le juge n'est pas un esprit lent.

Cette façon de l'avocate de tonner, en parlant des fumeurs et anciens fumeurs: « We don't know anything about those people ! » (Nous ne savons rien au sujet de ces gens-là.) avait quelque chose de gênant et de dégoûtant. Tandis que les participants au procès se dispersaient, l'auteur du blogue a eu l'impression qu'il y avait plusieurs personnes dans la salle, y compris dans le camp des avocats de la défense, qui auraient préféré que le rideau ait été tiré après les dernières paroles de l'affable Craig Lockwood.


Coup d'oeil sur le corps professionnel engagé dans le procès

Me Lockwood et Me Glendinning, tout comme Me Suzanne Côté et tous les autres défenseurs d'Imperial Tobacco Canada sont issus du cabinet juridique Osler, Hoskin & Harcourt, et non pas Osler, Harkin & Harcourt, comme l'auteur du blogue l'a erronément écrit plusieurs fois au cours de la dernière année. À l'oral chez tous les avocats au procès présidé par le juge Riordan, et même sur le site internautique de la firme, ce nom longuet semble en voie de disparition au profit du nom d'Osler, tout court.

Si on excepte les avocats George Hendy, Allan Coleman et Neil Paris, qui n'ont fait que quelques apparitions circonstancielles devant le juge Brian Riordan depuis 2012, Me Lockwood est le seul homme qui a été durant le procès affecté constamment à la défense d'ITCL, dominée numériquement par des juristes de sexe féminin (Glendinning, Côté, Nancy Roberts, Valerie Dyer, Nathalie Grand'Pierre, Sonia Bjorkquist, Silvana Conte, Louise Touchette). Les avocates n'y sont pas seulement nombreuses, elles ont joué un rôle actif bien que parfois discret, plutôt qu'un rôle de figuration. ITCL est la seule compagnie de tabac a avoir déjà eu une femme à sa tête, Marie Polet, mais ce n'est peut-être qu'une coïncidence.

L'équipe de défense de Japan Tobacco International - Macdonald, qui provient des cabinets Borden Ladner Gervais et Irving Mitchell Kalichman, compte plus d'hommes (Guy Pratte, Doug Mitchell, François Grondin, Patrick Plante, Kevin LaRoche, Daniel Grodinsky) que de femmes (Catherine McKenzie, Kirsten Crain, Nancy El Sayegh). Me McKenzie, malgré qu'elle aborde à peine la quarantaine, est l'humble doyenne du groupe car elle n'en est pas à son premier long procès impliquant le cigarettier Macdonald. Elle avait participé aux côtés de Doug Mitchell à l'action judiciaire lancée par l'industrie du tabac contre le gouvernement fédéral canadien pour faire invalider de larges pans de la Loi sur le tabac de 1997 qui semblaient violer la liberté d'expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. (La Cour suprême du Canada n'a pas été de cet avis. L'industrie n'a gagné qu'un peu de répit.)

L'équipe de défense de Rothmans, Benson & Hedges, issue presque exclusivement du cabinet juridique McCarthy Tétrault, semble plus massivement masculine (Simon Potter, Jean-François Lehoux, Pierre-Jérôme Bouchard, Adam Klevinas, Kristian Brabander, Michael Feder, Steven Sofer, Shaun Finn). L'avocate Emira Tufo a parfois assisté Simon Potter lors d'interrogatoires et d'un débat.

La petite équipe de procureurs de la partie demanderesse compte une seule femme, associée à tous les moments du procès et aux conciliabules stratégiques de son camp, Me Gabrielle Gagné, dont le juge Riordan n'a aucune chance d'avoir oublié la voix et la bonne humeur, régulièrement entendues, ou la correspondance électronique des derniers 32 mois, cumulativement des plus abondantes.

* *

Pour nos lecteurs que d'autres comparaisons intéressent, signalons que les deux tiers des juges à la Cour supérieure du Québec, tous districts confondus, sont des hommes.

Nos lecteurs de l'extérieur du Canada ne doivent cependant pas ignorer qu'il n'y a probablement aucun juge de la Cour supérieure du Québec dont la renommée actuelle auprès du grand public canadien approche celle de la juge France Charbonneau, qui a présidé, de mai 2012 jusqu'à la semaine dernière, une commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction.

Le procès qui s'achève bientôt devant l'honorable J. Brian Riordan n'a jamais été filmé. Toutes les rares photos que vous en avez vues ont été prises hors de la salle d'audience.

* * *

Il y aura vendredi un débat sur le caractère confidentiel à donner ou non à certaines pièces au dossier de la preuve.

Les parties ont ensuite rendez-vous les 8, 11, 12 et 15 décembre. Le juge Riordan entendra alors les dernières mises au point et répliques des avocats des recours collectifs.

Le juge ne semble pas désespérer de mettre les avocats en vacances définitives du procès et de prendre la cause en délibéré avant Noël.

dimanche 16 novembre 2014

249e jour - Imperial fait valoir les efforts de ses chercheurs pour rendre les cigarettes moins nocives

Vendredi, au procès en responsabilité civile intenté par des groupes de fumeurs et anciens fumeurs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, les avocats Deborah Glendinning et Craig Lockwood ont continué de présenter la défense d'Imperial Tobacco Canada (ITCL).

L'ensemble des faits examinés par les deux juristes est vaste et fort disparate. Il en est néanmoins ressorti, entre autres, que la compagnie n'a pas ménagé ses efforts pour développer une cigarette moins dommageable et moins dépendogène.

Hélas, les cigarettes à risque réduit des chercheurs de l'industrie n'ont pas été bien reçues par les fumeurs, comme les spécialistes du marketing d'ITCL et d'autres experts internes de l'industrie s'en doutaient. « Si personne ne va en fumer, cela ne va aider personne », a clamé Me Glendinning.

Selon sa vue rétrospective, l'industrie ne pouvait pas réduire à zéro la teneur en nicotine parce que cette drogue est en partie ce que cherchent les fumeurs. Il n'était pas davantage possible d'enlever beaucoup de goudron parce que c'est ce qui fait la saveur de la fumée. À ce sujet, Me Glendinning a notamment souligné le témoignage devant le juge Riordan du physiologiste Michael Dixon, un chercheur de British American Tobacco qui disait que la sensation laissée par le passage dans la gorge de la bouffée de fumée allait encore plus rapidement au cerveau que la nicotine absorbée au niveau des alvéoles pulmonaires. Les fumeurs aiment le goudron, et pas seulement la nicotine, et ce qui les oriente vers une marque ou une autre.

(Quant à savoir si cette sensation qui pourrait être celle d'une irritation est réellement agréable ou si elle ne fait que jouer le rôle du bruit de cloche qui faisait saliver le chien du Dr Pavlov, parce qu'elle précède de quelques secondes l'arrivée de la nicotine au cerveau, le témoin-expert Dixon n'avait pas été mandaté pour creuser la question, de toute évidence.)

Selon Me Glendinning, ITCL savait que la nicotine est importante pour la vente de cigarettes, mais la compagnie n'en a jamais ajouté à ses mélanges, ni manipulé le pH des cigarettes pour que les fumeurs en absorbent davantage. La teneur moyenne en nicotine de chaque cigarette a baissé sur la longue période, a fait valoir l'avocate, qui n'a pas précisé que plusieurs fumeurs avaient compensé en augmentant leur nombre de cigarettes consommées. (Dixon admettait le fait de la compensation, comme l'a mentionné l'avocate plus tard.)

Selon la défense d'ITCL, il est même arrivé que la compagnie ait dû diluer son mélange de tabac canadien avec du tabac importé (témoignage de Gaétan Duplessis, un ancien cadre d'ITCL), parce que le tabac cultivé au Canada l'était à partir de souches très riches en nicotine développées par les botanistes du gouvernement fédéral. Encore la faute du  gouvernement.

Ne se souciant pas de diminuer l'importance de cette anecdote, Me Glendinning a plus tard cité son cher Michael Dixon qui considère que le perçage de trous près du filtre est (une autre façon ?) « la seule façon de réduire la teneur en nicotine » de la cigarette.

L'avocate a aussi cherché à tourner en ridicule la vue de l'expert en histoire de la cigarette Robert Proctor qui croit que les filtres ne filtrent rien et sont une fraude, et de l'expert en marketing Richard Pollay, qui croit que l'efficacité des filtres, tous modèles confondues, n'a jamais été prouvé, mais souvent sous-entendue dans la publicité.

« Personne ne nous a jamais demandé de retirer les filtres », a dit Me Glendinning d'un air triomphant. Elle a ensuite cité le chimiste Andrew Porter (témoin au procès en 2012), qui dit que des filtres améliorés (par son équipe chez ITCL) avaient permis de réduire de beaucoup la teneur en goudron. Me Glendinning n'a pas spécifié si c'était sur des cigarettes commercialisées, et si l'abaissement des teneurs en goudron et en nicotine venait d'une réelle filtration ou simplement de la dilution de la fumée avec de l'air venant de perforations plus nombreuses sur les côtés du filtre.

La procureure d'ITCL a aussi écarté du revers de la main l'idée des recours collectifs que c'est une faute en soi de vendre un produit inutile et dangereux comme la cigarette.


We don't know, we don't know, we ...

Plus encore que mercredi, Me Glendinning s'est plaint de ce que la partie demanderesse au procès n'ait rien prouvé, et de ce qu'en dépit d'un long procès, « nous ne savons » rien. (Nous est censé inclure le juge et l'avocate.)

Le refrain d'une preuve insuffisante, que le juge se fait chanter par la défense des trois compagnies depuis le début d'octobre n'avait rien d'original.

L'une des principales innovations de vendredi était d'ajouter que « nous » ne savons pas bien ce qu'ont fumé les Québécois durant la période florissante de la contrebande au début des années 1990.

(En fait, les cigarettes de contrebande de l'époque étaient tout bonnement celles fabriquées par Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges et RJR-Macdonald, vendues dans des paquets identiques aux paquets taxées, et non pas des cigarettes usinées dans des réserves iroquoises et souvent vendues dans des sacs de plastique. L'implication des compagnies dans la contrebande a fait l'objet d'aveux de leur part dans le cadre d'ententes à l'amiable avec l'État en 2008 et 2010.)

La défense de l'industrie s'est toutefois arrangé en 2012 pour faire exclure du procès devant le juge Riordan tout examen des faits relatifs à la contrebande durant la grande période de 1950 à 1998. Me Glendinning espère-t-elle que le juge Riordan ignore que les cigarettes de contrebande du début des années 1990 étaient exactement identiques à celles qui étaient vendues taxées par le trio de cigarettiers?

Me Glendinning a aussi examiné des rapports du Surgeon General (1964, 1988) des États-Unis pour montrer un flottement ou du moins une certaine variété dans la terminologie et les tournures de phrase. Et comme si ce n'était pas l'industrie qui avait toujours cherché à fendre les cheveux en quatre, l'avocate réfute la thèse des recours collectifs, celle d'un déni scientifique de la part de l'industrie, et laisse maintenant entendre que cela ne fait pas de différence significative de dire que le tabagisme est une cause du cancer ou est un facteur de risque. Ouaou.


Tout le monde était au courant des dangers (remix)

Vendredi après-midi, Me Craig Lockwood a cité les rapports d'expertise des historiens Jacques Lacoursière et David Flaherty, ainsi que du politologue Raymond Duch, pour souligner que très peu de gens ignoraient que l'usage du tabac est dangereux.

L'avocat d'ITCL admet qu'un fabricant a la responsabilité d'informer des risques de l'usage de ses produits, mais pas l'obligation de s'assurer d'être bien compris ou d'être cru par le consommateur.

(Les mêmes sondages examinés par l'expert Duch, et d'autres examinés par l'expert Christian Bourque ont montré que plusieurs fumeurs croyaient que leur niveau de consommation les mettait à l'abri des conséquences, ou que les conséquences néfastes étaient moins probables que de « mourir d'un accident de la route ».)

Me Lockwood a suggéré qu'en 50 ans (1950-1998), les tentatives d'Imperial de banaliser le problème du tabagisme (ou de semer la controverse) n'étaient pas très nombreuses et qu'elles n'avaient guère eu de répercussions.

Qu'un cadre d'Imperial nie la relation de causalité tabagisme-cancer devant une association de confiseurs, ou qu'un bulletin de nouvelles pour le personnel fasse de même, ce n'est pas comme d'avoir de pareilles vues publiées dans le Globe and Mail, a fait valoir l'avocat.

article paru dans le quotidien
Montréal-Matin en mai 1969
(pièce 1543.1 au dossier)
(Le vénérable Globe and Mail est le plus respecté des quotidiens du Canada anglais.)

Me Lockwood n'a pas mentionné qu'il n'est pas seulement arrivé aux médias d'informer des méfaits du tabagisme, mais aussi de répercuter le déni mis en scène par de complaisants collaborateurs de l'industrie dotés de beaux titres scientifiques.

Me Lockwood s'est montré peu impressionné par les 17 prises de positions publiques que la partie demanderesse au procès reproche aux cadres d'Imperial, car cela a peu influencé le grand public.

Deux poids, deux mesures. Quelques heures plus tôt, Me Glendinning assimilait la transmission d'une étude scientifique d'une compagnie à un fonctionnaire et une façon de remplir son devoir d'informer le grand public.

*

Le juge Riordan, qui a paru par moment écoeuré d'écouter Me Glendinning, que son ton presque continuellement indigné et sa voix aigrelette et chevrotante n'aident assurément pas à gagner les coeurs, a retrouvé de l'allant avec la venue devant lui de Craig Lockwood, dont l'attitude générale est moins défensive et plus humble sans être basse.

Un moment donné, le magistrat a aidé l'avocat à éclaircir un passage de sa plaidoirie, mais à un autre moment, il a été impitoyable. Me Lockwood tentait à ce moment, peut-être sans avoir l'air d'y croire, de présenter Wayne Knox et Robert Bexon comme des marketeurs un peu excentriques qui tentaient de faire accepter leurs vues chez Imperial dans les années 1980. Le juge Riordan n'a pas manqué de rappeler que Bexon a fini président de la compagnie au 21e siècle...

Me Lockwood va poursuivre et vraisemblablement terminer sa plaidoirie demain (lundi).

**

Évolution de la teneur en nicotine
Canada, 1971-1995    (pièce 528)

Note du 27 décembre: certains documents enregistrés en preuve ont donné à penser (voir notre relation du 84e jour), au contraire de ce que la défense d'ITCL a prétendu la semaine dernière, que la teneur en nicotine de plusieurs marques très vendues a augmenté durant plusieurs années à l'intérieur de la période de 48 considérée dans le procès. Voir le diagramme ci-contre.

Bien qu'authentique, la pièce 528 a cependant une valeur probante douteuse s'il s'agit de soutenir une autre thèse, celle d'une industrie qui, lorsque les cigarettes à teneur abaissée en nicotine et en goudron sont devenues populaires sur le marché canadien, a vendu davantage de cigarettes à plusieurs de ses vieux clients justement parce qu'une masse de ceux-ci cherchaient à « compenser » la réduction de la dose de nicotine inhalée dans chaque cigarette.

La pièce 528 n'a pas été retenue par la partie demanderesse au procès dans son argumentation écrite finale.



vendredi 14 novembre 2014

248e jour - La réclamation collective des victimes du tabagisme aurait dû être présentée plus tôt pour ouvrir droit à un dédommagement, selon ITCL

Jeudi matin comme mercredi après-midi, le mot le plus souvent entendu dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal était le mot PRESCRIPTION.

Il ne s'agissait pas de l'ordonnance d'une cure ou d'un médicament par un professionnel de la santé mais plutôt du délai à l'expiration duquel s'éteint un droit ou une obligation, dans notre régime juridique.

Le 12 septembre 1994, en vertu de la nouvelle réglementation fédérale canadienne, laquelle découlait d'une application acceptée par la Cour suprême du Canada de la Loi réglementant les produits du tabac, les compagnies intimées dans le présent procès présidé par le juge Brian Riordan ont commencé à apposer sur chaque paquet de cigarettes l'une ou l'autre, en alternance, de huit mises en garde sanitaires rédigées par Santé Canada et qui lui étaient attribuées. Parmi les huit mises en garde, il s'en trouvait une au sujet de la dépendance et une autre au sujet du cancer du poumon.

Selon la défense d'Imperial Tobacco Canada, les Québécois et Québécoises qui ont commencé de fumer après le 30 septembre 1994 ne peuvent pas plaider qu'ils n'étaient pas prévenus.

Par contre, les personnes qui fumaient déjà en septembre 1994 pouvaient se plaindre.

Or, ce n'est qu'à la mi-septembre 1998 qu'ont commencé au Québec les premières démarches pour obtenir du système de justice la permission de lancer un recours collectif de personnes dépendantes du tabac contre les cigarettiers canadiens. Des démarches similaires ont été entreprises dès le mois suivant pour un recours collectif des personnes atteintes d'emphysème, ou d'un cancer du poumon ou de la gorge.

Trop tard dans les deux cas! Il aurait fallu agir avant le 30 septembre 1997 car le Code civil du Québec prévoit un délai de prescription de 3 ans pour une action en justice de ce genre, quand les règles habituelles des litiges s'appliquent.

schéma produit par la défense
de Rothmans, Benson & Hedges en octobre
et présenté ici dans sa variante Imperial

Conclusion: l'affaire est classée. Passons à autre chose, monsieur le juge.

Autre chose comme la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS), adoptée par le Parlement du Québec en 2009 et qui suspend l'application d'un délai de prescription en matière d'usage du tabac afin de faciliter une poursuite du gouvernement au sujet de dépenses publiques qui peuvent remonter à 1970 (date de création du régime d'assurance-maladie).

La LRCSS, dont l'industrie prétend devant d'autres tribunaux qu'elle viole la Charte des droits et libertés de la personne, ne s'applique de toutes façons pas à la cause des recours collectifs qui est devant le juge Riordan, sinon on y trouverait une référence dans la loi, n'est-ce pas ?

Et paf. Abordons le sujet suivant, Mister Justice.
Me Suzanne Côté

Ce que vous venez de lire n'est qu'un pâle aperçu des thèses que l'avocate Suzanne Côté, qui défend Imperial Tobacco Canada (ITCL), a exposées depuis mercredi midi au juge Riordan.

Elle parle vite, Me Côté, presque aussi vite en anglais qu'en français, en sacrifiant souvent au passage, non pas la grammaire, mais les accents toniques et la prononciation des mots qui rendraient ses propos en anglais aussi agréables à entendre et aussi compréhensibles que ceux de la plupart des juristes anglophones dans le procès. Pendant ce temps, fidèle à son poste de régisseure du spectacle quand il est signé par ITCL, Me Nathalie Grand'Pierre faisait défiler sur les écrans de la salle d'audience des diapositives en appui visuel, diapos qui étaient autant de textes ou de schémas dont les blogueurs avaient rarement le temps d'enregistrer le contenu informationnel (date, auteur, substance), vu la cadence imposée par Me Côté.

Le résultat: une vaste revue de jurisprudence et de doctrine en une journée et demie. Les praticiens du droit dans le camp adverse, plus au courant de la jurisprudence et des lois, trouveront sûrement à redire sur le fond, lors d'une ultime période de réplique en décembre.

Par moment, votre serviteur se demandait si le droit tel qu'examiné par Me Côté s'oppose à ce point à ce qui paraît parfois le gros bon sens, par exemple sur la question de savoir si un magistrat peut ordonner l'exécution provisoire de son jugement durant les appels, y compris et surtout pour des dommages punitifs qu'il déciderait d'imposer. Peut-être qu'un juge de première instance n'a pas ce pouvoir en matière de dommages punitifs parce que, selon un arrêt de la Cour d'appel du Québec, cela handicaperait la capacité d'un justiciable puni de se payer une défense en appel. Mais dans ce cas, pourquoi les mêmes dollars dépensés pour obéir à une ordonnance de verser avant que les appels aient été jugés des dédommagements compensatoires n'aurait pas le même effet sur la capacité du justiciable de se défendre en appel ?

Mais impossible de réfléchir plus qu'une fraction de seconde, sauf quand la manipulation des lourds cahiers-anneaux était providentiellement ralentie, car l'énergique plaideuse était déjà en train d'aller ériger un autre barrage conceptuel contre la démarche des recours collectifs. Elle a fait cela sur tous les fronts, dirait-on : notion de prescription, obligations pré-contractuelles d'informer, règles de la preuve en matière de causalité, légalité d'une condamnation à verser des dommages punitifs, légalité d'une ordonnance d'exécution provisoire d'un jugement, légalité d'une ordonnance de recouvrement collectif plutôt qu'individuel des dédommagements décidés, etc.

Assurément, Me Côté ne parle pas pour le cancre du fond de la salle mais pour le juge. Et le juge Riordan réagit, il commente, il questionne, et l'avocate semble avoir réponse à tout. Du fond de la salle, il est impossible de savoir si Me Côté souriait lors de ces échanges, mais sa voix trahissait plus de bonne humeur que jamais. Dire qu'elle aime plaider une cause serait un euphémisme.

Ce n'était pas un mince exploit d'intéresser encore le magistrat quand on passe après Simon Potter et Guy Pratte, avec une ambition similaire.

Toutefois, le juge aussi aime son métier. Combien de juge comme Brian Riordan exprimerait avec autant de régularité et d'apparent enthousiasme une impatience de recevoir un autre de ces courriels chargés de volumineux fichiers en annexe qu'il reçoit chaque jour, d'une équipe ou d'une autre ? Amenez-en de la lecture, Me Plante, Me Bouchard, Me Grand'Pierre, Me Gagné !

Aujourd'hui, la défense d'Imperial se poursuit avec le retour au lutrin de Me Deborah Glendinning, laquelle cédera ensuite la parole à son associé Craig Lockwood. Après la copieuse analyse du droit, la défense examinera les faits apportés en preuve par la partie demanderesse ou qui manquent à cette preuve, et qui justifient le rejet de toute condamnation.

jeudi 13 novembre 2014

247e jour - La preuve des demandeurs est insuffisante et la cause doit être rejetée, dit Imperial Tobacco Canada

Mercredi, au palais de justice de Montréal, le plus important cigarettier du marché canadien a commencé à présenter sa défense dans le procès qui l'oppose, aux côtés de deux autres compagnies, à des victimes d'emphysème, d'un cancer ou de dépendance au tabac qui reprochent à l'industrie sa conduite irresponsable et trompeuse et lui réclament des dédommagements compensatoires et des dommages punitifs qui dépassent les 20 milliards $.

Me Deborah Glendinning
(photo extraite d'un vidéo-clip de
l'étude Osler Hoskin & Harcourt)
Pour livrer sa plaidoirie finale dans le procès, Imperial Tobacco Canada (ITCL) a envoyé devant le lutrin Me Deborah Glendinning, qui a été suivie de Me Suzanne Côté, laquelle sera suivie de Me Craig Lockwood vendredi.

En octobre, Me Côté avait déclaré que la compagnie allait retrancher de ses présentations ce qu'avaient déjà plaidé Me Simon Potter et Me Guy Pratte, respectivement pour le compte de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald, et qui valait pour la défense d'ITCL.

Malgré cela, la journée d'hier pourrait avoir donné aux auditeurs réguliers de la salle d'audience une forte impression de déjà-vu. Cela pourrait aussi donner une impression identique au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui a lu les argumentations écrites qui précèdent et accompagnent les présentations orales. Bon prince, le juge Riordan n'a rien révélé, mais il lui est arrivé de prévenir gentiment les avocates de ne pas se donner la peine de lire en entier certains extraits de texte qui apparaissaient sur les écrans de la salle 17.09, et qu'il pouvait lire. Ou relire.

Comme lors des plaidoiries des autres compagnies de tabac, il y avait dans la salle des avocats de compagnies apparentés financièrement ou qui connaissent l'une des deux avocates et viennent écouter la présentation, sauf que cet auditoire n'est pas le même pour chaque compagnie défenderesse.

Il y avait aussi dans l'auditoire des avocats de gouvernements provinciaux canadiens, lesquels ont entamé contre le même trio de compagnies et contre leurs maisons-mères à l'étranger des actions en recouvrement du coût des soins de santé liés à l'usage du tabac.


Robert Proctor et sa partialité

Comme les deux autres compagnies de tabac, ITCL estime que pour justifier les réclamations des demandeurs, ceux-ci doivent se plier aux règles ordinaires de la preuve en matière de litige, ce que la partie demanderesse n'a pas fait. Il faut notamment établir que la faute des compagnies a effectivement causé un préjudice à chacun des membres des recours collectifs.

Dans son survol des questions qu'aborderont ses collègues Côté et Lockwood, Me Glendinning a choisi d'illustrer la faiblesse de la preuve en demande en parlant notamment du témoignage de novembre 2012 de l'expert en histoire de la cigarette Robert Proctor. L'avocate accuse de partialité le professeur d'histoire à l'Université Stanford, en Californie, et aussi de méconnaître le Canada. Mercredi, Me Glendinning a cité des extraits du témoignage oral du professeur qui montrent ce qu'il pense des compagnies de tabac (rien de bon, comme chacun sait), et elle a voulu rappeler qu'il s'était déjà fait imposer des balises à son témoignage d'expert par le juge d'un tribunal de Floride.

Cette histoire était déjà connue depuis presque trois ans lors de la comparution du professeur Proctor devant le juge Riordan, mais à l'époque, les avocats d'Imperial n'ont pas adressé la parole une seule fois à ce témoin-expert des recours collectifs, ni lors des contre-interrogatoires préalables à sa qualification comme expert par le tribunal, ni lors des contre-interrogatoires sur le fond du dossier.

L'ironie, c'est que le juge Riordan a fini par demander mercredi à l'avocate si le rapport d'expertise de Proctor avait été accepté par le juge de Floride, et c'était le cas. Selon toute vraisemblance, l'attaque contre Proctor a donc fait chou blanc.


Cécilia Létourneau et la dépendance

Une autre personne à qui ITCL préfère régler son compte quand elle n'est pas là, c'est Cécilia Létourneau. Cette dernière est la représentante du recours collectif des personnes dépendantes du tabac. Durant presque toute la preuve en demande, en 2012-13, elle assistait aux auditions du procès. Votre serviteur l'a encore revue quelques fois dans la salle d'audience en 2014. Jamais un jugement de l'honorable Brian Riordan ou d'un autre tribunal n'est venu empêcher Imperial ou une autre compagnie de la faire comparaître à la barre des témoins, si la défense l'estimait nécessaire.

Mercredi, la défense d'ITCL a épluché le jugement de mars 1998 de l'honorable Gabriel De Pokomandy de la Cour du Québec qui concerne la réclamation individuelle que Mme Létourneau avait présenté à ITCL. La plaignante demandait en 1997 qu'on lui rembourse ses timbres transdermiques de nicotine. (C'est depuis 2000 que la Régie de l'assurance-maladie du Québec rembourse la nicotine médicinale aux fumeurs désireux d'utiliser ce moyen pour arrêter de fumer.)

Le juge De Pokomandy avait rejeté la requête de la dame de Rimouski, en mentionnant entre autres que de plus amples mises en garde de la compagnie concernant le caractère dépendogène de la cigarette n'auraient eu aucun effet sur son tabagisme, puisqu'elle avait reçu plusieurs avertissements de ce type. Mme Létourneau n'est pas allé en appel mais a choisi la voie du recours collectif.

Me Glendinning n'a pas prétendu que le jugement de 1998 liait le juge Riordan, mais elle aimerait bien que le juge de la Cour supérieure partage les conclusions de son confrère de la Cour du Québec, et rejette le point de vue exprimé par la partie demanderesse au paragraphe 86 de son argumentation écrite.

une mise en garde efficace selon les recours collectifs
(traduction du paragraphe 86 par l'auteur du blogue)

L'avocate d'ITCL n'accepte pas qu'on dise que le tabac ne sert à rien. Elle a notamment cité le rapport d'expertise du psychologue John Davies (page 19 de la pièce 21060 au dossier de la preuve), qui mentionne le fait d' « avoir l'air cool » comme un bénéfice socio-affectif qu'un fumeur peut concevoir. (John Davies est comparu devant le juge Riordan en janvier 2014).


Autres critiques de la démarche des demandeurs

L'avocate d'ITCL reproche aux recours collectifs de vouloir prouver des agissements de la compagnie à partir de pièces qui sont au dossier de la preuve parce qu'elles sont authentiques, et non parce que leur contenu est probant.

Me Glendinning s'est aussi plaint que les demandeurs n'aient pas profité de la présence de certains témoins de la défense, entre autres Graham Read, Wolfgang Hirtle et James Sinclair, pour leur faire parler un peu ou en détail de certains documents.

L'avocate déplore également le caractère abusivement sélectif des extraits de textes tirés de ces documents. Elle fait valoir que l'extrait cité d'un manuscrit (pièce 266) de Bob Bexon, à propos de la dépendance sans laquelle la compagnie ne vendrait aucune cigarette, ne représente pas la pensée de celui qui était alors un marketeur d'Imperial et en devint plus tard la président. La procureure d'ITCL a aussi mis en évidence une contradiction entre le témoignage oral du chimiste Andrew Porter et ce qu'en retiennent les demandeurs dans leur argumentation écrite.

Me Glendinning rejette l'idée d'une destruction de rapports de recherche scientifique chez Imperial à Montréal au début des années 1990. Elle fait valoir que les documents sont disponibles à qui veut les consulter. Elle déplore que la partie demanderesse n'ait pas parlé de ces documents avec le témoin Graham Read (conseiller scientifique en chef de British American Tobacco). Le juge Riordan a souligné que plusieurs des rapports scientifiques enregistrés en preuve l'avaient été pour preuve qu'une destruction a eu lieu et non pas pour la véracité de leur contenu.

Le juge Riordan fait aussi une distinction entre une divulgation à la suite d'une ordonnance judiciaire ou d'une entente à l'amiable entre des justiciables, et d'autre part une publication volontaire dans une revue scientifique. Me Glendinning a déclaré qu'un certain nombre d'études scientifiques des chercheurs d'Imperial ont été publiées. Elle n'a cependant pas pris le temps d'en donner un seul exemple. (Un hirondelle ne fait pas le printemps mais ce nombre est tout de même supérieur à zéro, selon le souvenir qu'a votre serviteur de témoignages durant ce procès.)

Me Glendinning a aussi déploré que les demandeurs tentent de discréditer certains scientifiques en mettant en lumière le financement de leur recherche par l'industrie du tabac. L'avocate a notamment énuméré les distinctions reçues par le Dr James Hogg et le Dr Hans Selye.

Hogg et Selye sont membres du Temple canadien de la renommée médicale. Ce titre perd cependant de son lustre quand Me Glendinning mentionne aussi que l'avocat Marc Lalonde, qui n'a jamais été un chercheur en médecine, fait aussi partie de ce panthéon, pour son rôle comme ministre fédéral de la Santé en 1972-77.

L'avocate mentionnait ce petit fait parmi d'autres pour faire valoir la crédibilité et la bonne réputation de témoins de la défense que les recours collectifs ont semblé prendre de haut. Cependant, pour Lalonde comme pour le chimiste Albert Liston, ancien sous-ministre adjoint à Santé Canada, l'avocate d'ITCL a omis de mentionner que les deux hommes ont été, après leur passage à Santé Canada, le premier lobbyiste d'une compagnie d'articles de mode qui perpétue le nom d'une marque de cigarette, lors des discussions précédant l'adoption par le Parlement fédéral de la Loi sur le tabac en 1997, et le second un consultant de l'industrie cigarettière entre 1994 et 2005.

Lors de la comparution devant le tribunal de l'économiste James Heckman, en avril 2014, Me Glendinning s'était louablement abstenu d'employer l'expression « prix Nobel d'économie » pour parler du prix de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire de Nobel, que le testament d'Alfred Nobel n'a jamais eu pour but de créer. Mercredi, ce scrupule ou cette attention au petit détail a abandonné l'avocate. Elle a par contre remarqué que les demandeurs, dans leur argumentation écrite de 610 pages, avaient désigné une pièce au dossier sous le nom « Exhibit 305 » au lieu de « Exhibit 305-2m ». (Le 2m signifie: admis en preuve en vertu d'un jugement de Brian Riordan rendu le 2 mai 2012.)


*
La plaidoirie de Me Suzanne Côté, commencée mercredi, se poursuit aujourd'hui. Son contenu sera relatée dans notre prochaine édition.