Aucun message portant le libellé Marais. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Marais. Afficher tous les messages

jeudi 13 mars 2014

215e jour : L'expert pour qui la seule certitude, c'est l'incertitude

(AFl)

En cette journée du 12 mars 2014, impossible de passer sous silence l'entrée officielle du procès du tabac dans sa troisième année. Cette étape est une occasion de souligner la patience des avocats face aux milliers de documents déposés en preuve et à la centaine de témoins qui ont défilé à la barre jusqu'à présent. 

Des témoins aux discours parfois obscurs pour les observateurs extérieurs... Avec le contre-interrogatoire de l'expert Laurentius Marais, la partie de ce mercredi a d'ailleurs été particulièrement étoffée.

Si l’on doit ne retenir qu’une seule chose de l’interminable contre-interrogatoire du statisticien, c’est que cet homme de chiffres n’est pas avare de ses mots. Tant dans ses réponses que dans la reformulation constante des questions des avocats, l'homme de 61 ans a fait preuve d’une prudence oratoire extrême qui a fait largement déborder la journée de son horaire habituel.

Pourtant, en cette troisième journée de témoignage, M. Marais a malgré lui fait gagner quelques points supplémentaires à l'équipe qui défend les intérêts des fumeurs et anciens fumeurs contre les compagnies de tabac.

La bataille du jour s’est livrée sur deux terrains : celui des mathématiques et celui de la stratégies des cigarettiers.


Faire parler les chiffres 

André Lespérance
Pendant toute la matinée, maître André Lespérance s’est livré à un exercice qui, de l'extérieur, aurait pu sembler périlleux. Si l'avocat n'est a priori pas lui-même un féru des maths (mais peut-être au fond l'est-il, qui sait?), il a su renvoyer le témoin face à ses contradictions.

Sa technique: présenter une série de documents jugés par Marais comme des sources « très crédibles » en lui faisant approuver un à un quelques-uns des résultats qu'il avait balayé lui-même du revers de la main dans son rapport d'expert critiquant les travaux de l'épidémiologiste J. Siemiatycki (pièce 1426.1). 

Par exemple, une publication de l'American College of Chest Physicians (pièce 40549.1), un volumineux rapport de l'Organisation mondiale de la santé, ou le site Internet du National Cancer Institute ont poussé l'expert à chiffrer l'incidence des cas de cancer du poumon chez les fumeurs et à reconnaître le « 75 à 90% » qui apparaît un peu partout dans la littérature, comme dans cet extrait du site du National Cancer Institute :

« Le cancer du poumon est la cause principale de mort par cancer chez les hommes et les femmes aux États-Unis. 90% des morts par cancer du poumon chez les hommes et 80% chez les femmes sont dus au tabac. » (traduction libre)

Par ailleurs, l'examen d'une étude épidémiologique sur les fumeurs montréalais (hommes) menée par le professeur Siemiatycki en 1995 (pièce 1428a permis de faire admettre du bout des lèvres à L. Marais la validité du seuil de 3 à 5 paquets / année qu'il avait tant critiquée dans le rapport d'expert de l'épidémiologiste québécois. Pour mémoire, le témoin avait notamment attaqué la méta-analyse qui n’avait selon lui pas permis d'établir une estimation valide du nombre minimal de cigarettes qu’un fumeur atteint d’un cancer devait avoir consommé pour pouvoir lier sans aucun doute sa maladie avec sa consommation.

La discussion technique des jours précédents sur les liens de cause à effet (causation) général et spécifique entre le tabac et le cancer du poumon a elle aussi été remise sur la table. En partant d'une étude sur le radon (pièce 1699), un gaz toxique inodore qui est aussi responsable de causer le cancer du poumon, André Lespérance a réussi à faire admettre à l'expert, ici encore à contrecœur et avec force de précautions langagières, que la valeur de 2 était un seuil important pour établir le risque relatif.


Un témoin à prendre avec des pincettes

Tout au long de cet entretien à saveur mathématique, l'expert n'a pas facilité la tâche de l'avocat, critiquant tour à tour la manière dont les questions étaient formulées, la date des documents sur les sites Internet, la qualité des photocopies (en noir et blanc et non en couleur, ce qui l'empêchait de bien interpréter certaines illustrations) ou encore l'échelle des graphiques. Le tout sur un ton professoral ponctué une bonne dizaine de fois pendant la journée par la formule de politesse "With all your respect" qui, à force d'être répétée si calmement pour recadrer les interventions de l'avocat, aurait pu passer pour une forme de paternalisme.

André Lespérance, quant à lui, a passé la matinée à jongler d'un tableau à l'autre avec une étonnante agilité vue la complexité du sujet, allant même jusqu'à effectuer des calculs en direct avec l'expert. La machine à calculer a d'ailleurs pris, pendant quelques heures, une place de choix sur les écrans géants de la salle d'audiences.

Paradoxalement, comme le juge l'a fait remarquer en toute fin de journée, si l'expert Marais est très à l'aise avec les chiffres et la critique des résultats de ses confrères, il n'offre pour sa part aucune solution ni méthode de calcul alternative pour estimer le nombre de Québécois qui sont tombés malades à cause du tabac.


Crédibilité et politique

La seconde partie de la journée a laissé la place à l'avocat Bruce Johnston qui s'est employé à miner la crédibilité du témoin en lui posant des questions embarrassantes à partir de quelques pièces maîtresses, dont le Code d'éthique professionnel de l'Association américaine de statistiques (pièce 1697), un document relatif à un procès américain dans lequel L. Marais a témoigné à la défense des compagnies de tabac (pièce 1704), et une lettre émanant du Département des affaires juridiques de R. J. Reynolds (pièce 1702R).

(R. J. Reynolds (RJR) est le numéro 2 des ventes de cigarettes aux États-Unis.)

Bruce Johnston
Quand l'avocat a commencé à le questionner sur son indépendance face à aux compagnies de tabac, L. Marais s'est défendu en déclarant (citation de mémoire) : « J'ai été embauché pour passer en revue le travail de Siemiatycki. Il se trouve que je l'ai critiqué mais je ne le savais pas au départ. (...)  Je n’ai jamais été mis sous pression. Quand je fais mon travail, mes résultats ne changent pas même si je comprends que les clients pourraient vouloir voir les chiffres pencher d’un côté ou de l'autre. »

Pourtant, comme l'a souligné l'avocat Johnston, le statisticien avait les deux pieds dans le bateau des cigarettiers au moment où il a été embauché dans le cadre du recours collectif canadien car il avait déjà critiqué pour leur compte un autre rapport, celui du Surgeon General de 1989, à l'occasion d'un procès dans l'Indiana (pièce 1704).


Noyer le poisson

Depuis le début de son témoignage, L. Marais n'a cessé de marteler qu'il est d'accord pour dire la cigarette cause le cancer. Mais est-il à l'aise avec le fait de travailler pour un client qui nie ce fait, comme ce fut le cas lors du procès de l'Indiana  ? « C'est une question hypothétique à laquelle il est difficile de répondre...» 

La cerise sur ce gâteau d'anniversaire du procès du tabac a été, selon moi, le moment où l'avocat a mis sous le nez du témoin les arguments de la compagnie RJR pour changer sa stratégie à l'égard des études épidémiologiques (pièce 1702R, 1986).

« Si nous continuons à nous concentrer systématiquement sur l'amoindrissement des données épidémiologiques globales, on continuera d'être accusé d'ignorer les nombreuses données qui contredisent notre position et de débattre sur des problèmes marginaux. Ce n'est pas une stratégie positive dans le climat de 1986. (...) Ce que nous ne savons pas et que nous ne saurons jamais avec certitude est la provenance des tumeurs (...) Au lieu d'éviter les questions de mécanique (mechanistic issues), il faut les utiliser. » (traduction libre. L'auteure du blogue recommande la lecture du document original en anglais - à peine deux pages)

Un tel argumentaire ne correspond-t-il pas point par point à la démarche de Laurentius Marais? Ce sera au juge Riordan d'en décider. On verra si les deux experts qui sont appelés à la barre la semaine prochaine (Kenneth Mundt et Bertram Price) tiendront le même type de discours.

Les audiences reprendront le lundi 17 mars.

mercredi 12 mars 2014

213e et 214e jours - L'anti-statisticien

(PCr)


LE GOUVERNEMENT DU QUÉBEC GAGNE UNE MANCHE


La Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés à l'usage du tabac LRCSS ), adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en juin 2009, et qui autorise une preuve épidémiologique devant une cour de justice, ne contrevient pas aux dispositions de la charte québécoise des droits et libertés de la personne concernant notamment le droit de propriété (article 6) et le droit à un procès équitable (article 23).

Voilà ce qu'a statué l'honorable Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec dans un jugement rendu mercredi dernier. Les compagnies de tabac peuvent aller en appel sans avoir besoin de prouver un vice de procédure quelconque, simplement si elles pensent qu'elles ont des chances raisonnables de faire casser ce jugement. Pareille tentative n'étonnera pas le juge Mongeon, qui avait plaisanté sur le sujet lors d'auditions devant lui en octobre dernier (voir notre reportage). Les honoraires d'avocats ne sont cependant pas le seul coût d'un appel. Les compagnies de tabac se retrouvent souvent ces années-ci devant les juges de la Cour d'appel du Québec et elles estimeront peut-être qu'un justiciable ne doit pas avoir l'air d'abuser du système de justice. Les paris sont ouverts.


213e et 214e jours - L'ANTI-STATISTICIEN


Lundi et mardi, un nouveau témoin-expert est comparu devant l'honorable J. Brian Riordan. Il s'agit du statisticien américain Laurentius Marais. Il a été interrogé par Me Guy Pratte, défenseur de la compagnie JTI-Macdonald.

Ce qui est attendu du témoin est on ne peut plus clair: torpiller le témoignage de l'épidémiologue Jack Siemiatycki de l'Université de Montréal, témoignage qui est au cœur de la preuve en demande dans le procès intenté contre trois cigarettiers du marché canadien par deux groupes de fumeurs et anciens fumeurs qui se disent victimes des pratiques irresponsables de l'industrie du tabac. (voir nos quatre éditions relatives au témoignage du professeur Siemiatycki)

Marthinus Laurentius Neetling Marais est loin d'en être à ses premières armes en tant que témoin devant un tribunal ou en tant que consultant. L'expert de 64 ans pratique ce métier depuis 1992, au moins. Il a déjà témoigné pour différentes industries et notamment celle du tabac. C'est pareil pour deux de ses trois associés au cabinet de consultants William Wecker Associates.

Témoin-expert à l'automne 2000
Dans l'imbroglio surgi du décompte des bulletins de vote en Floride lors de l'élection présidentielle américaine de 2000, scrutin qui opposait principalement le démocrate Albert A. Gore et le républicain George W. Bush, Laurentius Marais avait été appelé en renfort par le camp Bush comme statisticien, pour contredire l'expertise de Nicolas Hengartner, alors professeur agrégé de statistique à l'Université Yale, au Connecticut (et d'origine québécoise, soit dit en passant).

Devant le juge Riordan, on a vite passé sur les états de service de M. Marais pour se concentrer sur le rapport de l'épidémiologue Jack Siemiatycki.

À la barre des témoins, M. Marais s'exprime aussi distinctement qu'un professeur de diction anglaise, et avec l'air de connaître son affaire.


L'impuissance de l'épidémiologie dans la présente cause

Comme tout étudiant de sciences humaines l'apprend au cégep, les chances d'une personne de gagner un prix, lors d'un tirage au sort, sont, si elle a acheté un billet, égales à une sur le nombre total des billets vendus. Vue ainsi, la statistique est une science compréhensible par le commun des mortels, y compris par un juge. De la même façon, si une maladie affecte 3 personnes sur 1000 dans l'ensemble de la population, le risque absolu d'être affecté est de 3 sur 1000. Si cette proportion, dans une population de 1000 fumeurs, est de 20 sur 1000, et de 2 sur 1000 dans le reste de la population (les non-fumeurs), les épidémiologues peuvent dire que le risque relatif d'être affecté par la maladie est dix fois plus grand en fumant qu'en ne fumant pas. Voilà quelque chose qu'on pourrait aussi avoir compris de l'exposé du professeur Jack Siemiatycki devant le juge Riordan en 2013.

À écouter Laurentius Marais, on pourrait croire le risque couru par une personne en particulier d'être affectée par une maladie en conséquence de son exposition à un poison, un risque que l'expert appelle le risque spécifique, est à toutes fins pratiques impossible à déduire de statistiques sur de grands nombres (risque général).

Le statisticien expert de la défense reconnaît sans difficulté que le tabagisme cause dans la population des maladies respiratoires, des cancers, des crises cardiaques aussi bien que des accidents cérébro-vasculaires, comme s'il ne niait pas le pouvoir explicatif de l'épidémiologie. En revanche, il semble nier le pouvoir de l'épidémiologie de prédire le risque couru par une personne en particulier d'être atteint par une des ces maladies, en conséquence de son exposition à la fumée de tabac.

Mais il ne l'a pas dit pas frontalement.

Mardi, l'expert de la défense a prétendu que l'épidémiologue Siemiatycki n'était pas parvenu par sa méta-analyse à produire une estimation valide du nombre minimal de cigarettes qu'une personne atteinte d'un cancer doit avoir fumé pour qu'on puisse conclure que le tabagisme est la cause la plus probable de son cancer. Si un tel résultat est tout de même atteignable en tenant compte de toutes les critiques (nombreuses) de Laurentius Marais, ce dernier s'est bien gardé de le dire, comme s'il craignait que le juge lui reproche de ne rien proposer comme solution alternative à la démarche fautive du professeur Siemiatycki.


Un statisticien allergique notamment à la notion de moyenne

L'expert de la défense s'est surtout attardé à faire remarquer au tribunal ce qu'il considère comme des faiblesses méthodologiques sérieuses du rapport d'expertise de l'épidémiologue Siemiatycki.

Dans son rapport (pièce 1426.1), l'expert des recours collectifs avait notamment calculé un nombre moyen de cigarettes consommées par une victime de cancer du poumon qui fait qu'elle a plus que de chances que son cancer ait été causé par son tabagisme que par n'importe quel autre facteur. Laurentius Marais fait valoir qu'il existe différentes sortes de tumeurs au poumon et qu'elles sont plus ou moins sensibles à la dose de fumée inhalée. En conséquence, le seuil du nombre de cigarettes serait pour certains cancéreux plus élevé que pour cette moyenne. (Et logiquement, le nombre pour certains serait plus bas que cette moyenne, que le professeur Siemiatycki a calculé en tenant compte de la distribution de fréquences des différentes sortes de tumeurs, mais l'interrogatoire ne s'est pas attardé à la question.)

Dans son rapport (pièce 40549) et de vive voix, l'expert de la défense a aussi dénoncé l'usage du concept de paquets-année dans les rapports des experts des recours collectifs (Siemiatycki, mais aussi Desjardins et Guertin). Suivant cette façon de mesurer l'exposition à la fumée, le tabagisme aurait la même probabilité d'être à l'origine du cancer diagnostiqué chez une personne qui a, par exemple, fumé un paquet de cigarettes par jour durant vingt ans, et le cancer diagnostiqué chez une personne qui a fumé un paquet par jour durant vingt ans puis arrêté complètement durant dix ans. Autrement dit, ce serait comme si on faisait l'hypothèse que l'arrêt tabagique, bien qu'il ait pour effet de diminuer la fréquence des cancers, ne diminue pas la probabilité qu'un cancer diagnostiqué chez un ancien fumeur soit attribuable à son ancien tabagisme, et cela peu importe la durée de cet arrêt tabagique.

L'expert Marais reproche au professeur Siemitycki de ne pas avoir affiché les marges d'erreur et les intervalles de confiance relatifs à ses estimations de risque relatif et de seuil de consommation critique. Il reproche aussi à l'expert des recours collectifs d'avoir fait l'hypothèse simplificatrice d'une linéarité dans la progression de la réponse, en terme d'occurrence de tumeurs chez les fumeurs, à la dose cumulative de fumée inhalée, en terme de paquets-années.

Tant mardi que lundi, le statisticien Marais a semblé plus à l'aise d'expliquer certains concepts en recourant à d'autres univers que celui des maladies ou en parlant d'autres facteurs de risque de maladies que le tabagisme, comme l'obésité ou le virus du papillome humain. C'est ainsi qu'il a été question des marges d'erreur et des intervalles de confiance dans les sondages sur les intentions de vote et, plus souvent encore, question de la taille moyenne des Québécois à différents âges et des variations autour de ces moyennes. On aurait envie de dire que comparaison n'est pas raison, et que métaphore n'est pas démonstration.

C'est peut-être à cause de ces moments où il tournait lui-même les coins ronds dans les démonstrations que M. Marais risque de se faire ramasser lors du contre-interrogatoire. Les avocats des recours collectifs contre-interrogeront l'expert aujourd'hui. Lundi, préparant le terrain lors du contre-interrogatoire de qualification de Laurentius Marais comme expert, Me Bruce Johnston a fait dire au témoin qu'il était au courant, au moins de façon générale, des règles d'éthique de l'association professionnelle des statisticiens des États-Unis, et qu'il produisait son témoignage d'expert en tentant de s'y conformer.

M. Marais a aussi déclaré à l'avocat que ses croyances en la nocivité du tabac remontait à au moins 20 ans.

Lundi et mardi, il y avait beaucoup plus de monde que d'habitude assis sur les sièges accessibles au public dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal. Les blogueurs ont pu notamment reconnaître MM. Bertram Price et Kenneth Mundt, les deux prochains experts que la défense veut appeler à la barre, le professeur Siemiatycki, et plusieurs avocats, en tenue de ville.
*

Aujourd'hui, le mercredi 12 mars 2014, il y a exactement deux ans que le présent procès est commencé.