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samedi 6 avril 2013

130e et 132e jours - La dépendance au tabac, aux positions américaines et aux mots.

Suite et fin du témoignage du Dr Juan Negrete

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

La dépendance au tabac ou la dépendance à la nicotine sont des matières relativement complexes, comme vous vous en doutiez, ce qui fait qu'elles inspirent de nombreuses questions. Et de la répétition, ... qui est la base de la pédagogie, dit-on.

Les avocats d'Imperial Tobacco Canada, Sonia Bjorkquist, et de JTI-Macdonald, Guy Pratte, ont terminé mercredi le contre-interrogatoire de l'expert en dépendances et psychiatre Juan C. Negrete commencé le 21 mars par Me Simon Potter, qui représente le cigarettier Rothmans, Benson & Hedges.

Les contre-interrogatoires ont semblé avoir pour buts de montrer que les fumeurs peuvent arrêter de fumer, s'ils le veulent; qu'ils arrivent à le faire même sans thérapie; que les études sur lesquelles s'appuie le Dr Negrete sont seulement basées sur des populations non représentatives des fumeurs en général; qu'il faut une rencontre avec un clinicien, voire un médecin psychiatre, pour conclure qu'un fumeur est dépendant; et que l'usage du mot anglais habituation a persisté dans les milieux scientifiques après qu'un comité spécialisé de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ait recommandé, dans un rapport signé en 1963 et publié en 1964, de ne plus faire de distinction entre habituation et addiction (ou, dans la version française, faire de distinction entre accoutumance et toxicomanie). 

Le contre-interrogatoire par Me Bjorkquist du professeur de médecine à la retraite de l'Université McGill s'est déroulé en anglais, sans anicroche. Me Potter et Me Pratte ont contre-interrogé en français, selon la préférence du Dr Negrete.

Sur le fond des matières abordées, le témoin-expert a parfois donné un peu de fil à retordre aux défenseurs des cigarettiers, qui n'ont pas emprunté des chemins faciles, choses dont l'échantillon d'échanges suivant donne un petit aperçu.


1 Dialogues sur la dépendance

(21 mars)
Me Potter: ...Vous êtes d'accord, je pense, que ces dernières décennies, il y a eu une chute dans le pourcentage de la population qui fume ?
Dr Negrete: Oui.
Me Potter: Oui. Et vous êtes d'accord que ces dernières décennies, il y a eu de plus en plus de fumeurs qui ont abandonné la cigarette ? 
Dr Negrete: Oui, c'est vrai.
Me Potter: Oui. Et vous êtes d'accord que la majorité de ces gens-là ne viennent pas à votre clinique ?  (...) ou à des cliniques ?
Dr Negrete: C'est ça. (...) en général, la plupart qui abandonnent le tabagisme le font sans aide, mais quand on compare les taux de réussite à long terme, ceux qui ont de l'aide ont réussi mieux.
(...)
Me Potter: Mais vous savez qu'il y a eu une chute assez substantielle dans le nombre de fumeurs, que ça vient des gens qui quittent, et il n'y a pas assez de cliniques pour traiter ces gens-là; la grande majorité le font sans venir à des cliniques ?
Dr Negrete : Oui.
Me Potter: Oui ?
Dr Negrete: Ce qu'on ne sait pas est combien de temps ils restent sans fumer lorsqu'ils ont abandonné sans aide.
Me Potter: Bien, on va y arriver, là, parce qu'il y a des statistiques, même dans les documents que vous mentionnez, qui parlent du degré de rechute, mais vous confirmez que beaucoup de gens, à travers les dernières décennies, ont cessé de fumer et l'ont fait sans aide ?
Dr Negrete: Oui. Mais si je peux ajouter, monsieur le juge, c'est la même chose avec toute autre toxicomanie.

...
Me Potter: (...) des gens qui ont cessé de fumer pendant ces décennies-là, la grande majorité aurait été classifiée, selon vous, « dépendants » ?
(...)
Dr Negrete: Des gens qui ont fait la tentative et qui ont réussi à s'arrêter, la plupart étaient dépendants, vous avez raison.
Me Potter: Bon merci. Et ça, ça vaut pour les gens qui arrêtent avec de l'aide et pour les gens qui arrêtent sans aide ?
Dr Negrete: Exactement.
...

(3 avril)
Me Bjorkquist: En dépit d'une attention accrue accordée au rôle de la nicotine à cette époque (1988), le Surgeon General des États-Unis continue (en 1988) d'accorder de l'attention aux processus comportementaux qui déterminent la dépendance, il parle des processus pharmacologiques ET comportementaux qui déterminent la dépendance, n'est-ce pas ?
Dr Negrete: Absolument, ...comme pour n'importe quelle autre dépendance ou toxicomanie.
...
Me Bjorkquist: Chaque individu voit le risque en termes différents ?
Dr Negrete: Oui. Par exemple, un adolescent ne pense jamais d'être incapable de respirer, vous savez, quand il commence à fumer. Une personne de 45 ans qui a des difficultés à grimper un escalier, elle voit les choses différemment.
...
Me Bjorkquist: Et pour réussir à cesser (de fumer), un fumeur a besoin de décider qu'il ou qu'elle ne veut plus continuer à fumer (...), n'est-ce pas ?
Dr Negrete: Exact. Il y a un facteur motivationnel auquel vous référez. Une personne doit sentir le désir et le besoin de changer, mais cela n'aboutit pas nécessairement en un changement du pattern de l'usage de la cigarette. La motivation n'est pas l'élément le plus fort du succès. 
Me Bjornquist: Mais les gens arrêtent de fumer tous les jours, pour toutes sortes de raisons pratiques, basées sur leur propres conditions d'existence. 
Dr Negrete: En effet. Et ils rechutent aussi.
(L'avocate n'a pas vu venir le lancer frappé du docteur cette fois-là, et le public a senti que la rondelle rentrait dans le filet à toute allure.)
...


Citant un texte de Santé Canada actuellement imprimé sur des paquets de cigarettes (« Vous pouvez arrêter. Nous pouvons vous aider. ») et d'autres textes actuellement sur le site internautique de Santé Canada, Me Pratte a cherché à faire admettre à l'expert Negrete que tout le monde pouvait arrêter de fumer. (Me Pratte a cependant jeté sous les yeux du témoin la version anglaise du texte en ligne.)

Le Dr Negrete a répliqué en parlant des « conditions idéales » et en retournant l'attention sur un autre bout du texte en ligne qu'on lui mettait sous les yeux, où on parle de soutien : « With the right combination of practice, determinationa and support, you will be able to stop smoking for good. »  (Dans la version française en ligne, le texte, légèrement déroutant, se serait lu ainsi : « Si la pratique se combine à la détermination et au soutien, vous pouvez arrêter de fumer pour de bon ».)

Le médecin a ensuite fait une distinction entre ce qu'il convient à Santé Canada de dire à un fumeur pour l'encourager dans ses tentatives, et qu'il avait déjà affirmé faire lui-même, pour aider le patient, (Il a dit cela lors du contre-interrogatoire par Me Potter.), et ce qui se passait au bout du compte, dans la vraie vie, avec une masse de fumeurs.

En somme, quand Me Pratte aurait été trop heureux de tomber sur le clinicien encourageant, le Dr Negrete lui offert la vision de l'expert de la dépendance au tabac froidement réaliste. 


2 Tenter d'avoir le beurre et l'argent du beurre

Dans son rapport d'expertise (pièces 1470.1 et 1470.2), le Dr Negrete cite le rapport de l'OMS de 1964 (lien vers la version française). Devant le juge Brian Riordan, l'ancien clinicien de l'Hôpital général de Montréal a aussi expliqué que l'OMS et l'Association américaine de psychiatrie n'avaient pas attendu le ralliement des autorités nord-américaines et ont continué durant les années 1970 la mise à jour des connaissances en matière de dépendance, afin d'aider les praticiens. Il a aussi affirmé que dans la documentation en langue anglaise, addiction et dependance sont utilisés comme des synonymes.

Mercredi, dans son exhumation de documents anciens, Me Bjorkquist a consacré une partie de son temps au rapport annuel de 1964 du Surgeon General des États-Unis (Luther Terry à l'époque).

Ce rapport de 1964 de la plus haute autorité américaine en matière de santé publique est, chez les spécialistes et les promoteurs du contrôle du tabac, célèbre et célébré parce qu'il y est déclaré que le tabagisme est une cause de cancer du poumon. Pas un simple facteur de risque, mais une cause.

Voir ce rapport versé dans le dossier de la preuve par la défense de l'industrie du tabac peut donc paraître étrange et pour le moins audacieux. (pièce 601-1964)

Le rapport de 1964 est cependant moins connu pour son chapitre 13 où la distinction entre les mots anglais habituation (habitude ou accoutumance) et addiction (toxicomanie ou dépendance) a été servie aux lecteurs.
extrait du rapport de 1964 du Surgeon General

Or, dans son rapport d'expertise enregistré en novembre (pièce 1328), l'historien Robert Proctor mentionne que l'auteur de ce chapitre est Maurice Seevers, un pharmacologue qui avait travaillé plus tôt en tant que consultant d'American Tobacco Company, le fabricant des célèbres cigarettes Lucky Strike.

Cette ligne dans les 44 pages du rapport Proctor, mêlées au 2700 autres pièces au dossier, pourrait cependant avoir échappé à l'attention de tout le monde présent dans la salle d'audiences, à part la blogueuse Cynthia Callard. Il n'est pas certain que le juge Riordan fasse le recoupement.

Lors de la comparution de l'expert Proctor, Me Bjorkquist n'était pas encore impliquée dans le procès (ou alors, elle y travaillait loin de la salle d'audiences), et Me Pratte n'a assisté qu'à la quatrième et dernière journée de comparution de l'historien, laquelle a duré moins d'une heure, où il ne fut pas question du rapport du Surgeon General de 1964. Quant à Me Potter, qui s'est efforcé de cuisiner Proctor en novembre, et qui avait sûrement lu son rapport d'expertise, il n'était pas là quand Me Bjorkquist a montré à la Cour des extraits du chapitre 13 du fameux rapport.

Cette division du travail a des effets. Il n'y a rien qui donne de l'audace comme une relative sous-estimation des dangers, quand il y a moins d'alliés pour vous prévenir.

Me Bjorkquist a donc amené le Dr Negrete danser le tango encore plus proche du feu quand elle lui a fait relire ce passage du rapport de 1988 du Surgeon General où celui-ci (le Dr Everett Koop à l'époque) conclut que les cigarettes et les autres formes de tabac sont toxicomanogènes (are addicting), que la nicotine est la drogue dans le tabac qui engendre la dépendance (causes addiction), et que les processus pharmacologique et comportementaux qui déterminent la dépendance au tabac sont similaires à ceux qui déterminent la dépendance à des drogues comme l'héroïne et la cocaïne.

(Le rapport de la Société royale du Canada, pondu à la demande du gouvernement canadien en 1988 et publié à l'été 1989, est venu aux mêmes conclusions sur le caractère addictif du tabac.)

extrait du rapport de 1988 du Surgeon General

L'avocate a amené le psychiatre là parce qu'elle voulait apparemment lui faire dire que tout le monde n'avait pas troqué le mot addiction pour le mot dependance après le rapport de l'OMS en 1964, même aussi tardivement qu'en 1988. Le spécialiste des dépendances a eu beau jeu de dire que les termes étaient interchangeables dans l'usage anglais nord-américain des scientifiques et jusque dans le texte même du rapport de 1988 du Surgeon General.

Le plus paradoxal, c'est que six ans après ce rapport, les hauts dirigeants des sept principaux cigarettiers américains, auxquelles sont liées les compagnies canadiennes, ont déclaré sous serment devant une sous-commission du Congrès des États-Unis qu'ils croyaient que « la nicotine ne crée pas la dépendance » (sauf un des dirigeants qui a varié en disant qu'il ne croyait pas que la nicotine crée la dépendance). (vidéo de 59 secondes sur Youtube)

De cette histoire longue de cinq décennies, il semble qu'on serait forcé de conclure que peu importe ce que les psychiatres et autres médecins du monde entier ont pu en dire, il n'y a, aux yeux de l'industrie du tabac, que le Surgeon General qui donne l'heure juste, y compris au Canada, et il ne l'a donné qu'une fois, en 1964.

Mais bien entendu, aucune commission parlementaire au nord du 45e parallèle n'a offert aux cadres des compagnies « canadiennes » d'occasion de se distancer des positions des cigarettiers américains.

On découvre la communauté de pensée de chaque côté de la frontière depuis que les témoins ont commencé à défiler devant le juge Brian Riordan il y a treize mois et les documents à s'accumuler dans le dossier des pièces enregistrées au procès.


3 De la difficulté d'amener le témoin là où il ne veut pas aller

Dès le moment des contre-interrogatoires précédant l'admission du Dr Negrete comme expert, le 20 mars, le public de la salle d'audiences pouvait craindre que le psychiatre allait se montrer plus soupçonneux que la moyenne des experts à la barre des témoins, et il lui est arrivé de préjuger un bref instant de l'incompétence scientifique des avocats, ce qui ne fait pas bon effet devant un juge qui les voient chaque jour se montrer si attentifs et si dégourdis.

Sur le fond, le médecin de 75 ans avait raison de penser que les avocats des compagnies vont utiliser ses réponses dans le sens qui désavantage le moins leurs clients, puisque c'est tout à fait naturel et leur rôle, mais il a paru le premier jour (20 mars) ne pas l'accepter d'aussi bonne grâce que d'autres témoins-experts des recours collectifs, comme le chimiste André Castonguay de l'Université Laval, ou l'expert en sondages de population Christian Bourque de chez Léger Marketing, deux hommes que la défense a longuement mis à l'épreuve.

Du fond de la salle d'audiences, le public a pu percevoir chez l'expert en dépendances Negrete, lors de sa comparution en mars, une certaine envie de faire la leçon aux avocats des cigarettiers, une disposition d'esprit qui pouvait faire penser à la combativité narquoise d'un Robert Proctor, expert en histoire de la cigarette, ou à l'attitude combative de l'oto-rhino-laryngologiste Louis Guertin, qui avait un moment donné répondu qu'il n'était pas épidémiologue mais que l'épidémiologie fait depuis longtemps partie intégrante de la formation de tous les médecins.

La différence notable, c'est que Proctor était tombé, en contre-interrogatoire, sur Me Doug Mitchell et Me Simon Potter, en mode raideur. Le Dr Guertin fit face à Me Jean-François Lehoux, campant ce jour-là le rôle de l'inquisiteur insinuant.

Le Dr Negrete, lui a fait face le 21 mars à Me Potter et le 3 avril à Me Bjorkquist, en modes velours et humilité, alors l'atmosphère n'a pas été lourde. Le psychiatre s'est permis une fois d'aider l'avocate d'Imperial à se souvenir d'une question qu'elle venait de poser, et que lui avait fait oublier les fréquentes et nécessaires interruptions du juge ou d'un avocat pour trouver le bon document ou le bon paragraphe à l'étude. Ce contre-interrogatoire là se passait en anglais, contrairement à celui de Me Potter, toujours heureux de converser dans la langue de Molière, dont il sait manier l'imparfait du subjonctif.

Lorsque Me Guy Pratte s'est amené à l'avant de la salle d'audiences pour contre-interroger l'expert médical, on pouvait donc se demander ce qui allait se passer.

En mars, le contre-interrogatoire du professeur d'épidémiologie Jack Siemiatycki par Me Pratte avait été un de ces moments de grâce où le tribunal se voit offrir l'occasion d'approfondir des concepts scientifiques difficiles dans une ambiance détendue.

Pour contre-interroger le spécialiste des dépendances, Me Pratte est arrivé méthodiquement préparé, comme la suite l'a montré, comme d'habitude, et souriant, d'humeur joyeuse, offrant de poser ses questions en français ou en anglais, au choix du Dr Negrete, et soulignant la présence de sa collègue, Me Kirsten Crain, capable de le relever même en espagnol, a-t-il déclaré avec un air espiègle.

Le témoin-expert a choisi le français, langue de son rapport d'expertise, dont nous avons remarqué la qualité (voir l'édition relative au 129e jour). À l'oral, le Dr Negrete conserve un très léger accent d'hispanophone mais sa grammaire française est impeccable et son débit reflète une pratique fréquente de notre langue. Il semble ni plus ni moins à l'aise que les deux médecins francophones qui l'ont précédé à la barre des témoins cet hiver.

On peut observer chez Me Pratte un souci constant et affirmé de la phrase claire et précise, ou du mot juste, et ce n'est pas lui qu'on entendra utiliser des anglicismes comme « interrogatoire en chef » au lieu d'interrogatoire principal, ou « cédule », plutôt qu'horaire ou calendrier, ou « minutes » pour procès-verbal. Ce peut être un plaisir de l'écouter exposer son raisonnement, même si  vous pouvez ne pas partager ses conclusions.

Pendant un moment, l'auteur de ce blogue s'est donc plu à espérer la répétition de l'épisode Siemiatycki, et en français par dessus le marché.

Ce fut loin d'être le cas.

Le climat du contre-interrogatoire a été lourd, sans qu'on puisse blâmer l'avocat ou le témoin. Le courant ne passait pas. À plus d'une reprise, les deux hommes se sont demandés l'un à l'autre de pouvoir finir leur phrase, interrompue. Aucun n'a perdu patience, mais l'avocat a fini par rappeler au témoin qu'il témoignait sous serment lors d'une déposition passée, un genre de remarque, même dit avec le plus grand calme, qui fait souffler un vent glacé sur un échange.

Pas plus que Me Potter, Me Pratte n'est arrivé à faire dire au Dr Negrete que ses conclusions au sujet de la dépendance sont uniquement fondées sur une population de fumeurs non représentative des fumeurs en général. La qualité de praticien de Juan Negrete ne l'empêche évidemment pas de savoir se servir de l'Enquête de surveillance de l'usage du tabac au Canada, qui porte sur l'ensemble de la population de 15 ans et plus, ou des données produites par d'autres recherches.

Après le contre-interrogatoire par Me Pratte, on sentait un certain épuisement nerveux du parterre des juristes, et le procureur Philippe Trudel des recours collectifs a posé l'expert en dépendances seulement quelques questions complémentaires, en anglais, comme il l'avait annoncé le matin du deuxième jour de la comparution du Dr Negrete. Quelques minutes plus tard, le psychiatre a été libérée par le juge Riordan.

Et pour ce témoin comme pour tous les autres, on sent, lors de ce moment d'adieu rituel, que si ce n'était que de la présence de ce juge accueillant, attentif et parfois secourable, ils reviendraient volontiers l'aider dans son procès, mais il y a les avocats, hélas...  :-)


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.





vendredi 22 mars 2013

129e jour - L'expert médical Juan Negrete commence son témoignage par temps d'orage (20 mars 2013)

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Mercredi, au palais de justice de Montréal, il y a eu une bruyante prise de becs entre des avocats lors du procès de l'industrie du tabac présidé par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Le désir d'un témoin-expert, le psychiatre québécois Juan C. Negrete, de témoigner en français a contrarié les plans de la défense d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), qui avait fait appel pour le contre-interroger à une jeune avocate ontarienne, Sonia Bjorkquist, qui ne pouvait pas comprendre en direct ce qui allait émaner d'un interrogatoire principal en français, ou réaliser un contre-interrogatoire dans cette langue.

Me Suzanne Côté a reproché aux avocats des recours collectifs de ne pas avoir correctement avisé la partie défenderesse que l'interrogatoire serait en français, et a dénoncé le mauvais tour.  Elle a aussi, sûrement trop hâtivement, dit qu'elle avait avec elle des autorités (c'est-à-dire de la jurisprudence) pour montrer que la partie demanderesse était tenu d'honorer une convention qui a été arrêtée entre les parties (à une époque non précisée). C'était avouer que l'intention du témoin ne l'avait pas complètement surprise, comme l'a remarqué le procureur Pierre Boivin des recours collectifs.

Les procureurs Philippe Trudel, André Lespérance et Bruce Johnston ont marqué un vif étonnement d'avoir causé une surprise à Imperial et ont protesté vigoureusement contre le comportement général de la défense de cette compagnie.

Au retour d'une pause, avant le retour du juge, le ton a monté, en particulier entre Me Johnston et Me Côté. Jamais on avait entendu de pareils éclats de voix depuis le début du procès il y a un an. (Comme le juge n'était pas encore dans la salle, la transcription des débats était donc suspendue, comme c'est la coutume.)

Après le bref orage, Me Simon Potter, le défenseur de Rothmans, Benson & Hedges, a dit qu'il s'attendait à un interrogatoire en anglais du témoin-expert, mais a presque d'un même souffle fait valoir que son équipe à lui saurait s'ajuster. Me Guy Pratte, qui représente JTI-Macdonald, a préféré rester coi, ce que le juge Riordan a noté avec amusement.

En fin de compte, le Dr Negrete, à l'invitation du juge, a quand même commencé son témoignage d'expert, et cela dans la même langue que celle dans laquelle il avait rédigé son rapport d'expertise, c'est-à-dire en français. Pendant ce temps, Me Suzanne Côté a fait la traduction pour sa consoeur, puis a été relayée dans l'après-midi par une interprète professionnelle.

Au fil de l'interrogatoire, Me Potter et Me Pratte ont vraisemblablement soulevé toutes les objections que l'infortunée Sonia Bjorkquist aurait pu soulever dans des circonstances plus propices pour elle.

L'expert médical a donc pu découvrir ou redécouvrir avec un agacement évident la différence entre une preuve scientifique et une preuve judiciaire.

En science, l'argument d'autorité n'a pas de valeur, et une connaissance est d'autant mieux acceptée qu'on sait précisément comment cette connaissance a été produite, de sorte que le chemin de la corrobaration peut être rapidement emprunté par d'autres curieux, d'où l'habitude de référer à telle ou telle étude, ne serait-ce que pour donner un exemple d'une source et d'une méthodologie.

Devant une cour de justice, les études citées mais non annoncées par un préavis à toutes les parties ne sont pas admises en preuve, alors qu'un témoin, dès lors qu'il a été reconnu expert, peut justifier ses affirmations en les disant « basées sur son expérience », et les avocats ne disent plus rien.

Quelques faits saillants du témoignage du psychiatre sont rapportés dans les premières sections, alors qu'on trouvera dans la quatrième un examen du contexte général de l'accrochage qui est survenu mercredi matin.


1  Un médecin spécialiste des toxicomanies

Juan C. Negrete
Le Dr Juan Carlos Negrete est originaire d'Argentine, où il a terminé sa formation originale de médecin en 1961, avant de se spécialiser en psychiatrie lors d'études à l'Université McGill (diplômé en 1967).

Sa carrière s'est ensuite partagée entre l'enseignement de la médecine dans cette université québécoise, la recherche scientifique, le traitement clinique des toxicomanies à l'Hôpital général de Montréal, et des mandats de consultant, notamment pour le compte de l'Organisation mondiale de la santé, ainsi que des mandats d'expert médical devant des tribunaux. Le Dr Negrete parle le portugais, en plus de l'espagnol, du français et de l'anglais.

Dans une interview-portrait publiée en 2013 dans la prestigieuse revue scientifique Addiction, Juan Negrete raconte que c'est l'approche pharmacologique de la psychiatrie à McGill, par opposition à l'approche psycho-analytique dominante en beaucoup d'endroits du monde au début des années 1960, qui l'a attiré dans cette université.

Officiellement, le professeur de 75 ans est à la retraite depuis 2009, mais il a été accidentellement question en Cour d'un séminaire très prochain où il apportera sa contribution. Il n'est pas exclu que l'expert en dépendances soit lui-même un « workholic » imparfaitement sevré.

Son rapport d'expertise daté de 2006 (pièce 1470.1) est habilement conçu comme une sorte de réponse didactique aux procureurs Philippe Trudel et Michel Bélanger. C'est un bijou synthétique de 27 pages dont il faut espérer que le juge Brian Riordan et les avocats des deux parties adverses impliqués dans la cause ne seront pas les seuls lecteurs.

Juan Negrete y explique simplement le rôle de la nicotine dans la dépendance au tabac, passe en revue les facteurs de risque dans le développement de cette toxicomanie, aborde la question des « définitions » de la dépendance tabagique et décrit les critères du diagnostic clinique, avant de parler des méthodes d'évaluation de cette toxicomanie et du taux de dépendance au tabac dans la population en général.

Une fois le psychiatre Negrete admis par le tribunal en tant qu'expert en dépendances, Me Trudel a aussi fait verser au dossier de la preuve en demande un complément au rapport d'expertise qui a été livré en 2009 (pièce 1470.2), ainsi que le curriculum vitae du savant (pièce 1470.3)


2  Une toxicomanie très répandue à ne pas prendre à la légère

Dans son rapport de 2006, le Dr Negrete souligne que 95 % des personnes qui fument quotidiennement présentent des symptômes de dépendance, mais que la dépendance est particulièrement sévère chez les fumeurs qui allument leur première cigarette de la journée dans la demi-heure qui suit leur réveil. (page 20).

Lors de l'interrogatoire, le médecin a précisé qu'au moins 92 % des fumeurs quotidiens (c'est l'estimation la plus optimiste) rempliraient les critères de la dépendance lors d'une hypothétique consultation médicale.

Juan Negrete affirme que plus du tiers de toutes les personnes qui ont fumé du tabac à un moment quelconque de leur vie en sont devenus dépendantes, généralement durant plusieurs années.

Dans son rapport, il conclut que le rapport du nombre de personnes dépendantes sur le nombre de celles qui en ont fait usage un jour est plus élevé dans le cas du tabac (1 sur 3) que dans les cas de la cocaïne (1 sur 5,5), de l'alcool (1 sur 6) ou du cannabis (1 sur 12).  Au surplus, le tabac fait basculer dans une réelle dépendance un nombre beaucoup plus grand de personnes que  les autres substances toxicomanogènes. 

Le public préoccupé de santé publique peut rêver du jour où les témoins issus de l'industrie arrêteront de jouer les Grand Jos connaisant et de surfer sur des préjugés répandus en suggérant que la dépendance au tabac n'est « pas une dépendance comme celle à l'héroïne ou la cocaïne ». Les hommes qui connaissent mieux le sujet, parce qu'ils sont plus occupés de recherche médicale qu'à faire des profits, ne prennent pas du tout la dépendance tabagique à la légère.


3  Dépendance: ce que l'industrie savait et ce qu'elle faisait croire

Lors de l'interrogatoire principal, Me Trudel a soumis au regard de l'expert quelques feuilles choisies des archives des cigarettiers déjà enregistrées au dossier de la preuve.

Grâce à une vaste étude sur les jeunes associée à son projet Plus/Minus (pièce 305), ITCL savait en 1982 que les adolescents qui commencent à fumer croient qu'ils ne deviendront pas dépendants, mais découvrent vite que la dépendance prend place et qu'ils ne réalisent pas leur désir de s'arrêter.

Le Dr Negrete a confirmé la validité de cette connaissance du phénomène en citant des résultats d'une vaste recherche effectuée par l'équipe de la professeure Jennifer O'Loughlin de l'Université de Montréal auprès d'élèves d'écoles secondaires de la région métropolitaine. Dans un article scientifique daté de 2007, on voit que les fumeurs débutants perdent très vite leur capacité d'arrêter (pièce 1471).

Au vu de la position officielle du cigarettier Philip Morris en 1997 (pièce 981 E) voulant que la nicotine a seulement de faibles (mild) effets pharmacologiques, l'expert Negrete a déclaré qu'il ne considère pas comme « mild » une drogue capable de générer une envie d'en consommer aussi fréquemment et durant autant d'années.
extrait d'un guide du cigaretier Philip Morris pour ses porte-parole
Dans un guide de Philip Morris International destiné aux porte-paroles de la maison-mère et de ses filiales, il est recommandé de mettre l'accent sur la différence entre habituation et dépendance, et de disqualifier l'usage du mot dépendance (pièce 846).  C'était en juin 1990.

En page 10 de son rapport d'expertise de 2006 et oralement, le Dr Negrete signale que les spécialistes médicaux de l'étude des toxicomanies ne font plus DEPUIS 1964 la distinction entre habituation et dépendance.

Mis devant d'autres documents, le témoin-expert en toxicomanies a dit que l'argument de certains hommes de l'industrie voulant que la nicotine contenue dans la fumée du tabac a des effets bénéfiques (meilleure concentration, meilleure mémoire, etc) pour le fumeur est fallacieux. Nous sommes plutôt en présence d'allostase, un phénomène qui fait en sorte que le cerveau d'une personne accoutumée à une substance fonctionne mieux quand la substance y est présente qu'en son absence.

Puisque nous sommes au procès des cigarettiers du marché canadien, et non de leur auxiliaire de jadis dans le monde de la science, personne n'a demandé au psychiatre ce qu'il pensait des idées du célèbre théoricien du stress Hans Selye, médecin et chercheur québécois dont la réputation mondiale était au zénith alors que le jeune médecin argentin s'installait à Montréal. (voir notre édition relative au 100e jour)

Me Trudel a aussi montré au Dr Negrete un mémorandum d'avril 1972 du chimiste Claude Teague destiné aux cadres du cigarettier R. J. Reynolds, un empire américain du tabac qui a absorbé la compagnie canadienne Macdonald Tobacco en 1974 (laquelle est devenue JTI-Macdonald en 1999).  Entre autres beaux constats sans fioritures, M. Teague écrivait que « le tabac comme produit est, essentiellement, un véhicule de livraison de nicotine ». (pièce 1407) La dernière fois qu'il a été question de ce document au procès de Montréal, les défenseurs de JTI-Macdonald ont fait valoir, grosso modo, que la circulation de ce mémo était hypothétique et qu'elle aurait de toutes manières précédé de plus d'un an l'acquisition de la compagnie canadienne par le géant américain, de sorte qu'il n'y a aucune raison de penser que RJR-Macdonald avait pris connaissance de cela...


La langue dominante et les accommodements raisonnables

Deux collectifs de victimes québécoises de la dépendance au tabac ou de maladies qu'ils attribuent à leur tabagisme ont obtenu en février 2005 l'autorisation d'un recours contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien devant la Cour supérieure du Québec.

Le procès a commencé le 12 mars 2012, et le million et demi de personnes que cela concerne directement sont absentes de la salle d'audience. Heureusement pour des raisons évidentes d'espace et heureusement parce que ce procès, un procès historique, risquerait de leur paraître étrange et étranger, et dans une masse de cas, pratiquement incompréhensible.

Les cigarettiers Rothmans, Benson & Hedges, de Toronto, et JTI-Macdonald, de Toronto, ont trouvé au Québec abondance d'avocats compétents et bilingues pour assurer leur défense, puisant aux ressources de trois cabinets juridiques : McCarthy Tétrault, Borden Ladner Gervais et Irving Mitchell Kalichman.

Imperial Tobacco Canada, qui a son siège social à Montréal, a au contraire envoyés aux auditions du procès des juristes du Canada anglophone et unilingues anglais, ou pratiquement. Les exceptions notables sont Me Suzanne Côté, ainsi que de Me George Hendy et de Me Silvana Conte, tous trois du bureau de Montréal du cabinet juridique Osler, Hoskin & Harcourt. (Me Conte apparaît cependant rarement devant le juge Riordan et elle plaide en anglais.)

Le tout premier témoin appelé à la barre il y a un an, l'ancien relationniste d'ITCL Michel Descôteaux, a choisi de témoigner en anglais. Ce fut aussi le cas, entre autres, de Pierre-Francis Leblond, de Jacques Woods, d'Edmond Ricard, de Michel Poirier, de Jacques LaRivière et de la plupart des anciens cadres supérieurs ou subalternes de l'industrie du tabac qui ont témoigné. Un des motifs donnés est que la plus grande partie de la correspondance interne de l'industrie est en anglais, une réalité qui ne semble pas avoir changé sous l'empire des lois linguistiques et d'un rêve collectif « de français langue de travail au Québec ».

D'autres témoins ont déclaré ne pas comprendre le français ou ont vite été présumés ne pas le comprendre (présomption parfois mal fondée, comme le public le découvre parfois lors des pauses) (Knox, Fennell).

Dans tous les cas, un témoin n'a pas à se justifier et peut exercer son droit d'être interrogé en anglais. Pour les témoins étrangers, l'instruction de la cause profite du fait qu'ils viennent tous de pays anglophones.

Le processus des dépositions de témoins préliminaires au procès en tant que tel devant un juge semble avoir été une occasion pour les parties d'indiquer aux témoins leur préférence linguistique.

Au procès des cigarettiers depuis mars 2012, apparemment du seul fait de la présence habituelle d'au moins un juriste unilingue anglophone dans la salle d'audience, et parfois même, parce que le pli était pris, durant certains après-midis où la totalité du personnel juridique présent aurait pu fonctionner en français avec autant ou plus d'efficacité, la langue anglaise a été d'usage. Les échanges entre parties en présence d'un témoin (parfois francophone) qui témoignait en anglais ont généralement été en anglais; une partie croissante des travaux d'enregistrement de pièces au dossier est en anglais; et les avocats francophones des recours collectifs n'osent plus toujours s'adresser au juge en français, sauf quand ils plaident une requête en bonnes et dues formes.

Il y a plusieurs mois de cela, votre serviteur avait été témoin d'au moins une fois où Me Glendinning elle-même a demandé qu'on utilise l'anglais, sur son ton outré habituel, et il y a eu au moins une fois où le juge Riordan a exigé des commentaires en anglais de la part de Me Trudel ou de Me Lespérance, bien que ce n'était pas pour ses besoins à lui. Le juge maîtrise le français d'une manière tout à fait exemplaire et son sens de la diplomatie est rarement pris en défaut.

Le seul juriste à s'être systématiquement soustrait à cet accommodement envers l'anglais-dès-qu'il-y-a-un-anglophone-unilingue (avocat ou témoin) dans la salle est l'avocat du gouvernement fédéral canadien, Maurice Régnier, dont le client n'est désormais plus partie prenante au procès, depuis le jugement de la Cour d'appel du Québec en novembre dernier. Maurice Régnier ne fréquente plus la salle d'audience 17.09 depuis des mois.

Dans ce contexte d'anglais-langue-tranquillement-dominante, des expressions françaises surgissent régulièrement dans le procès, comme autant de raccourcis, et les accents toniques en anglais sont parfois malmenés.

N'empêche que dans une action en justice où des masses de documents sont écrits en anglais, et où la plupart des témoins issus de l'industrie, ainsi que deux experts jusqu'à présent, ont témoigné en anglais, aucun avocat francophone n'oserait dire publiquement qu'il comprend moins bien ce qui est prononcé lors des interrogatoires, ou qu'il n'arrive pas à s'exprimer oralement avec autant d'éloquence. Il est commode, trop commode, d'imaginer que la situation actuelle fait l'affaire de tout le monde.

(Dans cette histoire, le public qui prend place ou qui pourrait prendre place dans la salle ne pèse d'aucun poids, et ce public a toutes les chances de rester peu nombreux et d'être présent pour des raisons professionnelles, comme les avocats.)


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
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