lundi 28 avril 2014

230e jour - L'oubli que le marketing a aussi une éthique

(PCr)

Jeudi, le contre-interrogatoire du professeur de marketing David Soberman s'est terminé quelques heures après que l'avocat des recours collectifs Bruce Johnston ait entre autres fait reconnaître à l'expert de la défense que Philip Kotler était une haute autorité en matière de marketing et en quelque sorte le père du marketing comme science et art enseignés dans les universités.

Le problème pour le témoin-expert, c'est que le professeur distingué de l’Université Northwestern en Illinois a aussi écrit pas mal de pages sur l'éthique du marketing (pièces 1745 et 1746 au dossier), comme le tribunal a pu le constater, et que son disciple de l'Université de Toronto mandaté par le cigarettier JTI-Macdonald semblait les avoir oubliées, ou ne pas les avoir lues.

Le professeur Kotler désapprouve les marketeurs qui prétendent satisfaire les besoins à court terme des consommateurs en sacrifiant la satisfaction de leurs besoins à long terme; il croit que les consommateurs ont le droit de s’attendre à ce qu’un produit ne soit pas malsain; et il constate que les compagnies de tabac font plus d’argent en créant de nouveaux fumeurs chez les jeunes (« win the most by creating young smokers ») qu’en étant minimalement sensibles à l’éthique.  Le tabac figure au nombre des produits dont Kotler approuverait une interdiction de la publicité.

M. Soberman a été obligé de pagayer avec acharnement pour que son témoignage sorte avec un minimum de crédibilité des eaux pleines d’écueils où Me Johnston l’avait fait se précipiter. Avant que le témoin proclame la prééminence de Philip Kotler, Bruce Johnston avait commencé par paraître contester l’importance du bonhomme.  Magnifique piège.

Autrement, David Soberman n'a pas paru gêné de mettre en doute l'expertise des rédacteurs d'un rapport de Santé Canada de 1994 qui affirmait et démontrait la puissance du marketing du tabac. Il y a pas de grands académiciens du marketing dans le comité de rédaction, a fait valoir M. Soberman.

Plus tard, le professeur Soberman, tel Galilée devant les arguments d’autorité de l’Inquisition, aurait pu se tirer avec les honneurs de la science en envoyant paître les neuf juges de la Cour suprême du Canada, lorsqu’on a jeté sous ses yeux leur jugement unanime de 2007 où il est énoncé que la publicité des cigarettiers canadiens visait en bonne partie à susciter l’initiation au tabagisme des jeunes et que le recours à la publicité « style de vie » visait à accroître la consommation moyenne de tabac.

M. Soberman a brièvement esquissé une réponse rebelle, mais il semble s’être retenu de la terminer. Ce qui est plutôt apparu, c’est qu’un expert canadien du marketing comme lui ne semblait pas plus au courant de l’avis du plus haut tribunal canadien que des stipulations du Code d’autoréglementation de l’industrie canadienne du tabac concernant la publicité adressée aux jeunes ou faisant des références à la santé, code qui date de 1972.

M. Soberman aurait peut-être été l’idéal expert en marketing à faire comparaître devant une commission parlementaire à Ottawa à la fin des années 1960, s’il n’avait pas été encore à l’école élémentaire à cette époque.


La preuve Hygrade

Au fil d’un contre-interrogatoire qui a duré plus d’une demi-journée, M. Soberman pourrait être apparu davantage comme un sophiste qu’un défenseur de la clarté scientifique.  C’est ainsi qu’il a gratifié son auditoire d’énormités qu’il faut résumer par les dialogues simplifiés qui suivent:

- Pourquoi ne pas faire de la publicité auprès des non-fumeurs ?
- Parce que la publicité ne peut pas créer des fumeurs.
- Pourquoi pas ?
- Parce qu’il faudrait faire de la publicité dans des magazines principalement lus par des non-fumeurs, qui ne réagissent pas à la publicité puisqu’elle ne fonctionne qu’avec des fumeurs.

- Pourquoi la publicité des produits du tabac n’a-t-elle pas l’effet d’en faire augmenter le volume des ventes ?
- Parce le marché du tabac est un marché mûr (et non un marché émergent).
- Mais le professeur Kotler donne des exemples de façons de faire augmenter le volume des ventes d’un produit quand le marché est mûr.
- Si les ventes peuvent augmenter, c’est que le marché n’est pas mûr. Le tabac est un marché mûr.

Tant Bruce Johnston que son associé Philippe Trudel la veille ont eu beau essayer diverses questions et divers procédés interrogatoires, le professeur Soberman, quand il est dans son sillon, le rejoue sans faire entendre la suite de la chanson, comme un disque brisé. Suffit-il de répéter un raisonnement incomplet pour vendre une conclusion ?

Par moment, cette façon de raisonner pouvait résusciter chez certaines personnes dans la salle le souvenir d’une campagne de publicité au Canada qui disait : « Plus de gens mangent des saucisses Hygrade parce qu’elles sont plus fraîches; elles sont plus fraîches parce que plus de gens en mangent. »


Une étrange sélection de documents de références

Me Johnston a également passé beaucoup de temps à interroger l'expert Soberman sur le long inventaire (700 pages, pièce 1742) de documents passés en revue et résumés par deux avocats du bureau de Londres du cabinet juridique international Freshfields, pour le compte de Japan Tobacco International, et qui a servi à M. Soberman pour rédiger son rapport d'expertise.

On y trouve des documents qui font référence à la planification de 1978 du marketing de marques qui étaient alors pratiquement inexistantes ou de faible importance sur le marché canadien, comme Contessa Slims ou More. En revanche, le plan de marketing d'Export A, la marque la plus populaire de Macdonald Tobacco à cette époque et encore de nos jours, brille par son absence.

Or, dans son rapport que M. Soberman était mandaté pour critiquer, le professeur Richard Pollay citait justement l'exemple du plan de marketing des Export A pour 1978.

Le professeur Soberman n'était pas certain d'avoir vu ce document lors de ses préparatifs.

Or, il y est question du marketing auprès des fumeurs débutants (first time smokers). Ce n'est pas grave, a témoigné en substance l'expert de la défense, puisque les fumeurs débutants sont déjà des fumeurs, comme quoi le cigarettier ne ciblait pas les non fumeurs.

Pour l’expert en marketing de la défense de JTI-Macdonald, les fumeurs d’Export A ont commencé à fumer exclusivement par l’exemple d’un parent ou d’un pair, avec des cigarettes qu’ils leur ont volées ou qu’un proche leur a offertes gratuitement. Les marketeurs du tabac pouvaient rester les bras croisés et cela n’y pouvait rien y changer.

Le professeur Soberman n'avait pas l'air de savoir que l'âge moyen où les fumeurs québécois commencent à fumer est inférieur à 13 ans.

Or, à force de reformulations de questions, Me Johnston était parvenu à faire admettre au professeur de marketing que de s'accaparer la meilleure part des nouveaux usagers de la cigarette est la meilleure stratégie pour une compagnie dont les clients sont fidèles à une marque mais infidèles au tabac (...parce qu'ils arrêtent de fumer ou meurent prématurément).

Finalement, il est possible que les juges de la Cour suprême soient plus proches de la lucidité d'un Galilée que les dogmatiques experts de l'industrie du tabac. E pur si muove (et pourtant elle tourne), avait dit le physicien italien après avoir été forcé de faire semblant de croire que le Soleil tourne autour d'une Terre immobile. Les juges ne sont heureusement pas obligés de dissimuler leur conviction dans leurs actes écrits.

L'honorable J. Brian Riordan a remercié le professeur Soberman de s'être rendu disponible si longuement et l'a laissé repartir vers Toronto sans l'honorer d'une dernière série de questions.

La patience et le sourire sont les marques de commerce de l'un comme de l'autre.


Les parties se préparent pour les plaidoiries finales

La fin de la 230e journée a été consacrée à des discussions sur la forme que prendront les plaidoiries finales, quand les parties récapituleront les faits mis en preuve et reformuleront leurs demandes au juge.

On ne sait pas encore quand auront lieu cet épisode final et crucial du procès. Le juge Riordan a parlé de la possibilité d'une suspension de quelques mois, en conséquence de la comparution retardée de fumeurs et anciens fumeurs que la compagnie Imperial Tobacco Canada, et elle seule, voudrait interroger, et qu'elle voudrait obliger à comparaître en apportant leur dossier médical. Le jugement de la Cour d'appel du Québec sur cette épineuse question est encore attendu.

*

Outre ces fumeurs et anciens fumeurs, il reste très peu de personnes que l'une ou l'autre partie voudrait appeler à la barre des témoins.

Les parties se sont séparées en prévoyant se revoir lors de la comparution du psychologue Paul Slovic, que les recours collectifs souhaitent voir témoigner de la pertinence des mises en garde sanitaires relatives au tabac.

Cela surviendra le 5 mai prochain.

MISE À JOUR DU 5 MAI: La comparution de M. Slovic a été annulée. La partie demanderesse au procès estime qu'elle n'en a pas plus besoin pour contrer le témoignage de l'expert de la défense Kip Viscusi.

jeudi 24 avril 2014

229e jour - Un autre expert dupé par des avocats du tabac et par lui-même ?

(PCr)

Au palais de justice de Montréal, au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, les avocats des recours collectifs, au fil d'un contre-interrogatoire de plus en plus serré du professeur de marketing David Soberman, sont en train de montrer que des avocats du bureau londonien du cabinet juridique international Freshfields ont pris une part à la rédaction de son rapport et aux recherches préliminaires qui a l'air d'être nettement plus importante que ce que le souriant témoin-expert de la défense avait admis mardi.

Chose certaine, il devient de plus en plus difficile pour le juge J. Brian Riordan de savoir qui a écrit quoi dans le rapport d'expertise du professeur Soberman et selon quelle séquence. Ce serait peut-être sans conséquence si les conclusions de M. Soberman n'étaient pas si extraordinairement commodes pour l'industrie du tabac et si sévères pour un autre rapport d'expertise, versé à l'hiver 2013 au dossier de la preuve en demande, celui du professeur Richard Pollay.

Mardi et mercredi, David Soberman a dit qu'il ne mettait pas en doute la bonne foi des avocats qui l'ont « aidé », notamment en préparant des résumés de documents de marketing de RJR-Macdonald. Le professeur a aussi prononcé le mot « impartialité », ce qui a fait sourire. Le témoin-expert réussit peut-être l'exploit d'être encore naïf et d'être, de l'avis du juge Riordan, très intelligent. (Le juge l'a souligné plus d'une fois et de plus d'une façon, bien que parfois pour presser le vigilant défenseur de JTI-Macdonald, Me Doug Mitchell, de laisser répondre le témoin sans s'inquiéter.)

Du milieu de la matinée mardi jusqu'au milieu de la matinée, c'est un Philippe Trudel impatienté qui s'est efforcé de percer le mystère de la rédaction du rapport Soberman et le témoin-expert a tenu tête à l'avocat, avec l'air de prendre plaisir à la confrontation, car c'en était une. Bruce Johnston a alors pris la relève de son partenaire Trudel, et c'est comme si le ressort de M. Soberman s'était cassé.

Le professeur a cessé subitement de déambuler comme il le fait peut-être devant un tableau en classe; il sourit moins souvent; ses mains ont souvent trouvé refuge dans son dos; il regarde plus souvent par terre; ses réponses sont plus courtes; il a dit plus d'une fois « je ne sais pas »; il a plus d'une fois invoqué les limites de son mandat; il n'a plus l'air de trouver drôle son expérience judiciaire; il a réclamé une pause un moment donné. Le juge lui a accordé.

Bref, le duo d'avocats est en train d'user le témoin, en jouant la combinaison bad cop - bad cop au lieu du traditionnel good cop - bad cop.

Tout sera peut-être à recommencer ce matin, après une nuit de repos prise par M. Soberman. Me Johnston a cependant encore une bonne provision de questions.

Quand David Soberman a voulu à la fois souligner que le prolongement de son témoignage l'obligeait à reporter son vol de retour vers Toronto, un message sans doute envoyé au juge, et mentionner que Me Johnston ne devait pas s'en faire avec un inconvénient, le prolongement possible d'une comparution, qui fait partie des aléas de la vie d'un témoin, Me Johnston a fait état de son absence de malaise à cet égard. L'auteur du blogue n'a pas été la seule personne dans la salle à réprimer un éclat de rire.


Un marketing qui ne lave pas plus blanc

Du contre-interrogatoire, il ressort désormais qu'il suffit, entre autres, de changer un mot par ci par là dans le rapport de Richard Pollay pour que M. Soberman se réconcilie avec les vues de son distingué confrère de l'Université de la Colombie-Britannique. Dans le pire des cas, les désaccords scientifiques paraissent moins profonds ou moins nombreux que la semaine dernière.

De l'examen de documents internes effectué devant le tribunal depuis mardi, il appert que les conceptions que la notion de « marché mûr » que le professeur Soberman reprochait au professeur Pollay de ne pas comprendre n'avaient pas du tout pour les praticiens du marketing chez RJR-Macdonald les mêmes implications pratiques que pour M. Soberman.

Mercredi, Me Trudel a aussi fait dire à l'expert en marketing de la défense que l'étude des stratégies de mise en marché des concurrents faisait partie des tâches à ne pas négliger pour un marketeur vigilant. M. Soberman avait déclaré mardi qu'il avait lu le témoignage de Richard Pollay. Or, il y est notamment question d'un document de Rothmans, Benson & Hedges sur les stratégies d'Imperial et de Macdonald. M. Soberman n'a pas demandé aux jeunes avocats de Freshfields de le lui procurer. Un oubli malencontreux.
annonce d'un événement commandité
par le fabricant de la marque Export A

De même, l'expert n'a pas demandé à ses fournisseurs de documentation sur ce qui était advenu des analyses qui ont précédé et suivi la massive campagne de commandites Sports Extrêmes de RJR-Macdonald, à la fin des années 1990.

Me Johnston a fait confirmer à l'expert qu'il aurait pu interroger de nombreux acteurs du marketing chez JTI-Macdonald (jadis RJR-Macdonald) qui sont encore vivants, et qu'il ne l'a pas fait.

Me Johnston a aussi fait parler à l'expert du recrutement de fumeurs dans la population d'âge mineur et des vocables employés par les marketeurs, tels que starters, new smokers, first time smokers, younger smokers, etc.

De façon générale, le professeur Soberman a donné l'impression d'avoir été un peu négligent dans son travail d'expertise.

*

Le juge Riordan a exprimé sa préoccupation devant le temps que la Cour d'appel du Québec met à rendre un jugement sur la requête en cassation présentée par Imperial Tobacco relativement à une obligation qui pourrait être faite à des fumeurs et non-fumeurs appelés à témoigner d'apporter leur dossier médical.

L'incertitude dans la décision de la Cour d'appel a pour conséquence de bousiller toute tentative de planifier le déroulement de la fin du procès.

L'honorable juge de la Cour supérieure a demandé à quiconque qui saurait dans quel sens a penché la Cour, grâce à des antennes auprès des juges de la Cour d'appel, de partager le renseignement avec toutes les parties au procès et avec lui.

mercredi 23 avril 2014

228e jour - Si léger et si doux, le matraquage publicitaire

(PCr)

Dans le monde merveilleux de l'expert en marketing David Soberman, la puissance de la publicité est telle que le fumeur est plus satisfait d'être accro à un produit toxique qui a fait l'objet d'annonces qui en donnaient une image positive que par ce même produit s'il était vendu sans publicité.

On a beau savoir que ce genre d'énormité lâchée lors d'un témoignage oral était presque programmée dans le rapport d'expertise, il reste que quand elle est servie au milieu d'un contre-interrogatoire, les blogueurs se regardent et se demandent s'ils ont bien compris.

Bien entendu, le témoin-expert n'a pas dit 1 + 1 = 2 mais plutôt quelque chose comme 1 + (3 -1 -1) +1 -2  +1 = 2. Pour autant, une simplification n'est pas une caricature.


Le marketing en action

Lorsque votre serviteur avait quitté la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal à la fin de la 226e journée d'audition du procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, il avait naïvement imaginé que le procureur de JTI-Macdonald Doug Mitchell en aurait fini avec son interrogatoire du professeur David Soberman au retour du congé pascal.

Après tout, malgré la tentative de l'industrie du tabac, au début du 21e siècle, de prouver devant la justice canadienne que la publicité n'avait pas l'influence qu'on lui prête ou n'avait pas d'influence sur les adolescents ou n'avait pas d'influence sur la demande de marché, les juges de la Cour suprême du Canada n'avaient pas avalé cette thèse. Me Mitchell donne l'impression d'un brave et souriant soldat que JTI-Mac envoie mener un combat d'arrière-garde. Quel rendement attendre de cet effort dans le jugement final à venir de l'honorable J. Brian Riordan ?

Ce n'est qu'au milieu de la matinée mardi que le contre-interrogatoire de David Soberman par l'avocat Philippe Trudel des recours collectifs a pu commencer.

On a alors pu constater que la pile du lapin de Pâques Energizer n'était pas épuisée.

Ces derniers mois, le tribunal, au profit du service de sténographie, met à l'épreuve un procédé de prise de son différent. Avant le début de l'audition, la greffière attache un microphone au revers du veston du témoin, ce qui permet à celui-ci de ne plus se soucier de la distance qui le sépare des microphones posés juste devant la barre des témoins. Il y en a que cela faisait gueuler dans le micro et d'autres dont on perdait certains mots, surtout quand ils se tournent vers les avocats qui les interrogent.

Ce nouveau dispositif permet aussi au témoin de s'éloigner de la barre s'il en a envie, ce dont David Soberman ne s'est pas privé. Mardi, en deux occasions au moins, il a tourné le dos au juge et fait un pas vers l'arrière de la salle comme s'il allait s'adresser à une classe qu'il n'a évidemment pas trouvée, ou comme s'il allait prendre ses affaires et décamper. À d'autres moments durant des segments plus joyeux de ses réponses, le témoin a plié les genoux et ouvert les bras et les mains comme s'il déposait un gros ballon de plage devant le juge.

Cela ferait sourire sans retenue si l'enseignement n'était pas aussi en partie une affaire de répétition, et de même pour la publicité. C'est donc dire si cela ne gène pas un professeur de marketing de se répéter. Au point où, vers la fin de l'après-midi, le juge Riordan a demandé au témoin de supprimer les redites de ses réponses, et à Me Trudel, d'abandonner l'inefficace procédé de son contre-interrogatoire (qui provoquait des digressions). L'avocat a promis de faire le nécessaire pour laisser aujourd'hui du temps de contre-interrogatoire à son associé Bruce Johnston.

Quand on le contre-interroge sur un point précis, M. Soberman se réfugie dans les généralités, et quand on l'interroge sur des généralités, il a soudain besoin de précision pour répondre.


Si léger et si doux, le matraquage publicitaire

Les questions posées Me Mitchell ont permis au professeur Soberman d'accorder l'apparence du crédit scientifique à un narratif déjà offert ou suggéré par certains témoins de faits issus de l'industrie du tabac et plus récemment par l'expert de la défense James Heckman.

L'histoire est la suivante. Dans un premier temps, à partir de la fin des années 1960, le gouvernement fédéral canadien a publié des tableaux de marques de cigarettes avec leur teneur respective en goudron. Dans un deuxième temps, à partir du milieu des années 1970, les cigarettiers canadiens ont été forcés de mettre en marché des variantes dites légères ou douces de leurs marques, lesquelles variantes ont été populaires, du fait de l'association faite par les consommateurs entre les descripteurs « légère » et « douce » et la basse teneur en goudron. Pour certains témoins, cette association était fortuite et l'industrie n'est nullement responsable du sentiment que certains fumeurs ont pu avoir de minimiser les risques du tabagisme pour leur santé en consommant les cigarettes dites légères ou douces.

Pour David Soberman, les descripteurs servaient à « aider » le consommateur à faire son choix sans renoncer à un goût plaisant dont il avait l'habitude. En outre, les fumeurs comprenaient tous que léger ne signifie pas « à basse teneur en goudron » mais « à plus basse teneur en goudron que la marque régulière ». (Cela aussi, le tribunal l'a déjà entendu de la bouche de plus d'un témoin.) Malgré tout, l'industrie n'est pas responsable aux yeux du professeur de marketing. Tout est encore de la faute du gouvernement.

(Dans son blogue Eye on the trials, Cynthia Callard ne manque pas de remarquer que les trois cigarettiers canadiens ont accepté, par un règlement à l'amiable en 2006, de cesser d'utiliser les mots « léger » et « doux » pour décrire les variantes de leurs marques.)

version américaine
d'une annonce diffusée
par RJR-Macdonald
Quant aux annonces, comme celle ci-contre pour la marque Vantage, que Me Mitchell a fait examiner à l'expert, elles n'étaient guère lues ni par les non-fumeurs, ni par les anciens fumeurs en sevrage, ni par les fumeurs inquiets pour leur santé, selon M. Soberman. Elles ne proposaient donc pas aux fumeurs une voie alternative à l'abandon du tabac. (Il faut noter que les propositions en question n'étaient cependant pas toujours aussi verbeuses.)

Le juge Riordan a posé quelques questions qui ont semblé indiqué qu'il doutait que les annonces n'aient jamais d'effet rassurant.

Il faut dire qu'il est difficile de croire que les mises en garde sanitaires, quand elles n'apparaissaient pas sur les paquets de cigarettes mais seulement en termes inoffensifs en petits caractères sous les annonces avaient plus d'effet que d'incessantes campagnes de publicité.

Quand on se souvient de l'idée, acceptée au début du mois par un autre expert de la défense, l'économiste Heckman, que la publicité peut avoir un effet cumulatif, la thèse de l'imperméabilité des cerveaux des fumeurs est encore plus difficile à avaler.

Devant des jurés convaincus comme bien des gens ordinaires que la publicité ne les influence pas, peut-être qu'une telle thèse pouvait être bien accueillie. Également chez un juge qui fume, peut-être, mais cette espèce est en voie d'extinction.

M. Soberman a aussi longuement témoigné de l'usage de l'adjectif « léger » dans le marketing des produits de consommation courante, usage qui n'influence en rien l'acceptabilité sociale des produits du tabac, selon lui.

Le professeur a même inclus dans sa longue et enthousiaste liste d'exemples commentés une opposition (présentée au consommateur) entre le chocolat noir (dark chocolate) et le chocolat léger (light chocolate). Certes, c'est plutôt le chocolat au lait que le chocolat léger qui est opposé au chocolat noir dans la culture populaire, mais cette idée de chocolat léger pourrait rappeler aux Québécois nés au début des années 1960, et probablement aussi aux Canadiens de l'âge du témoin, les annonces télévisées de la tablette Aréo, « pleine de bulles » et donc plus légère...

*

Cette annonce d'un tournoi
commandité par le fabricant
d'Export A est demeurée
longtemps sur les écrans
 de la salle d'audience
Devant une annonce de la fin des années 1990, quand les cigarettiers du marché canadien se voyaient empêchés par la Loi sur le tabac de 1997 d'annoncer directement leurs marques, le professeur Soberman a expliqué que les annonces d'un événement commandité par le fabricant d'une marque donnée (sponsor advertising) étaient moins efficaces que les annonces d'une marque (brand advertising), en particulier lorsqu'elles donnaient à voir un style de vie (plutôt que de vanter le produit lui-même).

M. Soberman a laissé entendre que le public pouvait ignorer ce qu'est Export A, sans expliquer comment cette éventualité avait significativement moins de chances de survenir avec les annonces des marques dans les années immédiatement antérieures à l'entrée en vigueur de la législation, lesquelles montraient aussi des personnes, même pas toujours en train de fumer, et évacuaient toute description du produit au profit d'un slogan suggestif et ambigu, du genre « suis ta propre voie ». Pour l'expert de la défense, il n'y pas de danger que le procédé soit aussi efficace tant qu'Export A n'est pas aussi connu que Coca-Cola.

*

Me Trudel est parvenu à faire dire au professeur Soberman que l'emplacement des points de vente de produits du tabac avait un impact sur les ventes.

L'avocat des recours collectifs a aussi posé plusieurs questions au témoin-expert sur l'univers des documents de marketing de JTI-Macdonald qu'il avait consulté avant de rédiger son rapport. Il appert que l'expert s'est parfois servi de sommaires rédigés par des avocats du cabinet juridique Freshfields, au Royaume-Uni.

* *

Le contre-interrogatoire de David Soberman se poursuit aujourd'hui (mercredi).

mardi 22 avril 2014

227e jour - Marketing 101 avec le professeur Soberman

(SGa)

À sa deuxième journée de comparution, le professeur David Allan Soberman a poursuivi son cours de marketing 101. Ce professeur de marketing de l'École d'administration des affaires Rotman de l'Université de Toronto s'y connaît en cette matière, c'est un fait indéniable. Son doctorat en marketing obtenu en 1996 et ses multiples expériences comme praticien en entreprises privées (Nabisco, Molson, Hershey, etc) le prouvent bien. Par conséquent, l'homme a fait largement l'étalage de ses connaissances lors de cette journée.

On a souvent eu l'impression d'avoir droit à un cours de marketing où il est question de concepts de marketing de base, de l'importance de mener des actions offensives en marketing afin de préserver des parts de marché et du marketing comme moyen de rehausser la valeur intrinsèque des biens que les gens utilisent au quotidien. Sur ce dernier point, on peut presque dire, à écouter les arguments de M. Soberman qu'en appliquant les concepts du marketing, le bonheur est dans le pré.

Invité par JTI Macdonald pour répliquer au rapport de Richard Pollay, professeur de marketing engagé par les recours collectif,  M. Soberman ne s'est pas gêné pour l'écorcher... d'une manière diplomatique.


Un rapport peu crédible 

Selon l'expert de la défense, on ne doit pas accorder une grande crédibilité au rapport Pollay et cela, pour plusieurs raisons. M. Pollay ne cite pas des modèles de psychologie du consommateur pertinents, il saisit mal comment la publicité est reçue par les consommateurs, il ne comprend pas la signification de ce qu'est un marché mature, il interprète la publicité sur le tabac dans un contexte règlementaire et temporel inadéquat et il base les conclusions de son rapport sur des exemples non pertinents provenant des États-Unis.

« Le rapport de M. Pollay raconte une histoire mais cette histoire contient de nombreux manques et défauts. Les définitions et les concepts qu'on y retrouvent apparaissent être contradictoires avec les théories généralement acceptées en marketing. » (traduction libre)


La publicité sur le tabac n'influence pas les jeunes

Ensuite, M. Soberman s'est employé à atténuer la thèse selon laquelle la publicité a une influence sur les décisions d'achat des consommateurs. Quel a été alors l'utilité de tous ses milliards de dollars investis en marketing par les compagnies de tabac depuis des dizaines d'années? Pour M. Soberman, ce n'était clairement pas fait pour attirer de jeunes consommateurs vers les produits du tabac.

Selon lui, la décision des jeunes de fumer est prise après une longue réflexion et elle implique un haut degré d'engagement émotionnel. Une argumentation qui ne tient pas compte de la position de l'Organisation mondiale sur la santé et de plusieurs études sur le sujet qui concluent que la publicité a une grande influence sur la décision des jeunes de fumer.

M. Soberman minimise aussi le pouvoir de la publicité sur les consommateurs. Selon lui, le consommateur n'y croit pas. Dès leur jeune âge, les gens sont sceptiques à propos de la publicité, ils prennent en considération la provenance de l'information dans l'analyse qu'ils en font et ils doivent voir ou lire des tas de messages publicitaires avant que cela ait un quelconque impact sur eux. Bref, à en croire M. Soberman, les consommateurs sont presque faits de téflon et disposent tous d'un excellent jugement.


Pas d'impact sur la consommation 

L'analyse de M. Soberman sur le pouvoir de la publicité est, en ce sens, similaire à celle de l'économiste Heckman qui a comparu lors des 224e et 225e journées d'audience. L'économiste défendait l'argument selon lequel il y a absence d'effet significatif détectable de l'interdiction de la publicité sur la prévalence du tabagisme dans la population canadienne et particulièrement chez les jeunes. Autrement dit, l'interdiction de la publicité n'aurait pas eu comme effet important d'entraîner une baisse de la consommation des produits du tabac. D'autres causes en seraient responsables. Un scepticisme de bon aloi est permis ici.


Pourquoi toute cette publicité alors? 

Selon l'expert en marketing Soberman, les seules raisons pour lesquels JTI Macdonald dépensait tout cet argent dans le marketing étaient pour encourager les consommateurs à choisir ses propres marques de cigarettes, pour maintenir la loyauté des fumeurs existants envers leur marque de prédilection et pour accroître la part de marché de chacune des marques du fabricant. Enfin, selon l'expert, aucun cigarettier, même le plus petit, ne pouvait se permettre le luxe de ne pas investir dans le marketing. "Annonce ou meurt" était, pour ainsi dire, la devise.

L'expert a calculé pour chaque pourcentage de part de marché, il en coûtait 9 millions $ en publicité pour JTI Macdonald, en dollars de 2010. Un montant certes important mais qui peut paraître dérisoire face aux dégats globaux occasionnés par la cigarette. Selon le document The cost of Substance Abuse in Canada 2002, le tabac occasionnait en 2002 les plus importantes dépenses en santé, avant même l'alcool et les drogues illégales. Ce montant s'élevait à 17 milliards de dollars pour le Canada dont quatre milliards $ pour le Québec seulement. Traduit per capita, cela représente une dépense annuelle de 532 dollars.

Le témoignage de M. Soberman est censé se poursuivre le 22 et le 23 avril.

mercredi 16 avril 2014

226e jour - Le marketing créateur de valeur marchande, de satisfaction et de bonheur

(PCr)
Au procès en responsabilité civile des trois principales compagnies de tabac du marché canadien, la fin plus tôt que prévu du témoignage de l'économiste James Heckman, mardi au lieu de mercredi, a permis à la défense de la compagnie JTI-Macdonald de faire comparaître dès mercredi après-midi, soit plus tôt que prévu la semaine dernière, un témoin-expert dont l'horaire était suffisamment flexible.

David A. Soberman
David Allan Soberman, un grand homme mince qui fait moins que ses 54 ans, a donc été appelé à la barre des témoins.

Citoyen canadien de naissance et citoyen français, polyglotte, bardé de diplômes, l'invité du jour est un professeur de marketing de l'École d'administration des affaires Rotman de l'Université de Toronto, après avoir été enseignant et chercheur durant 14 ans dans une école du même genre, l'INSEAD, à Fontainebleau en France.

Le témoin a achevé en 1996 un doctorat en marketing à Toronto après un passage de plusieurs années comme praticien du marketing dans des entreprises privées comme Nabisco (avant que R. J. Reynolds Tobacco s'y fusionne), Hershey ou Molson, et une licence en génie chimique puis une maîtrise en administration des affaires réalisées à l'Université Queen's de Kingston en Ontario.

Les avocats des recours collectifs n'ont pas fait de difficulté concernant la reconnaissance par le juge Brian Riordan de l'expertise du témoin en marketing, théorie du marketing et exécution du marketing. Me Philippe Trudel s'est tout de même montré curieux de savoir qui avait donné son mandat à M. Soberman, et dans quelles circonstances précises. Le témoin vit à l'heure des courriels et des révisions fréquentes, dont il est facile de perdre le fil. Comme son associé Trudel, Me Bruce Johnston souhaite aussi mettre la main sur un sommaire de la documentation qui a servi à la confection du rapport de David Soberman.


L'enthousiasme

Le professeur Soberman, presque endormant quand Me Doug Mitchell, défenseur de JTI-Mac, lui faisait raconter sa carrière lors de l'interrogatoire de qualification, s'est animé après une petite pause, et en parlant de son sujet. Il suffisait d'une question pour le voir s'envoler, et l'avocat en avait une bonne provision.

Découvrir et satisfaire le besoin, -- oui oui le besoin, qui est apparemment le maître-mot des marketeurs, -- que le consommateur a d'acheter des bonbons Life Saver, de la bière Coors ou de la gomme à mâcher Bubblicious, ou alors comprendre pourquoi la compagnie Coca-Cola a fait un four retentissant en lançant sur le marché son nouveau Coke en 1985, cela semble des défis emballants du marketing tel que vu par David Soberman.

Celui-ci a également parlé de la mise en marché savamment préparé de l'i-Pod par Apple, au début du présent siècle, et il a introduit le concept de « besoin latent », que les marketeurs dignes de ce nom rêvent de combler. À l'opposé, mal connaître les besoins, ne pas savoir segmenter le marché ni cibler des tranches particulières de la population, c'est ouvrir la porte à la concurrence et perdre de toutes façons des profits.

L'expert a notamment parlé des phénomènes de mode, qui font que des suiveux veulent troquer leur cravate mince pour une cravate large, comme les pionniers de la mode du moment, lesquels avaient fait cette transition pour se distinguer et la font dans le sens inverse (de la large vers la mince) quand les cravates larges deviennent la nouvelle norme de la masse.

David Soberman a expliqué de lui-même que la gestion des marques fait parfois voir des différences entre des produits qui sont identiques (par exemple des pneus). Mais il ne voit pas un tel marketing comme une entreprise réussie de tromperie. Il a aussi mentionné que le sourire d'un fils qui rêvait de porter un vêtement de telle marque et qui le reçoit en cadeau était bien réel et preuve de satisfaction. Cet exemple avait des accents de vérité vécue, mais ce jeu est à double tranchant. Avec quel autre produit que la cigarette peut-on trouver une aussi forte proportion de consommateurs qui regrette d'avoir commencé à en consommer ?

Au bout d'un bon quart de journée d'audition sans que l'interrogatoire principal mené par Me Mitchell fasse déboucher l'expert dans le monde moins lyrique du tabac, dont M. Soberman ne semble pas avoir de connaissance particulière, si on en juge par son curriculum vitae, le juge Riordan n'avait toujours pas manifesté d'impatience d'arriver au noeud de l'affaire, le marketing des cigarettes, comme si une petite récréation intellectuelle était la bienvenue.

Plusieurs juristes ont semblé prendre plaisir à l'exercice, du moins dans son dernier bout. Le juge avait vite exprimé d'une manière humoristique son ravissement d'apprendre que 80 % du travail des marketeurs concerne désormais les relations d'entreprise à entreprises (lesquelles sont aussi des clientes sur certains marchés) (M. Soberman a qualifié cela de marketing industriel.), et seulement le 20 % restant les relations avec des consommateurs. Apparemment, même une mine de fer suédoise peut faire bon usage de la science du marketing.

Pour le moment, on sait que David Soberman reproche à son renommé confrère Richard Pollay, auteur d'un rapport d'expertise pour le compte des recours collectifs, certaines vues du marketing du tabac qui ne seraient pas conformes à la vision des choses qui domine dans ce domaine des sciences de l'administration. Il est vrai que le très zen Richard Pollay a admis sans réticence appartenir à ce que Me Mitchell a appelé la religion anti-tabac; David Soberman ne sera peut-être pas du genre à penser comme le philosophe Montaigne que science sans conscience est ruine de l'âme.

Ce sera triste d'obliger l'enthousiaste professeur Soberman à réfléchir à voix haute à des réalités relatives à la morbide et meurtrière répercussion de l'usage du tabac, si satisfaisant soit-il à court terme pour les clients de son client JTI-Macdonald. Toutefois, si M. Soberman devait subir davantage qu'il l'a peut-être prévu le déplaisir de ce qui va venir quand Me Trudel ou un autre procureur des recours collectifs prendra le relais de Me Mitchell, on peut entrevoir qu'il accueillera cette épreuve avec philosophie, sachant, comme il l'a révélé mercredi, que l'homme intelligent, comme l'entreprise bien conseillée, apprend de ses erreurs. (À condition que les erreurs ne soient pas irréparables, naturellement...)

Chose certaine, le témoin-expert paraît bien préparé. Non seulement il a consulté de la documentation interne de l'industrie, un fait trop rare chez les experts de la défense, mais il a lu plusieurs transcriptions du procès et plusieurs rapports d'expertise. On est rarement docteur sans être d'abord bon élève.

M. Soberman a choisi de faire son témoignage en anglais, langue de son rapport d'expertise, mais son aisance en français lui permettra de ne rien manquer des échanges dans cette langue qui surviennent parfois entre les avocats lors d'une objection, alors que bien d'autres témoins au présent procès font pitié en pareilles circonstances.

Le témoignage de l'expert en marketing est au menu des journées de demain (jeudi) et de mardi prochain.

* *

La matinée du mercredi 16 avril avait été essentiellement consacrée à un débat sur une requête en cassation d'une citation à comparaître expédiée au président actuel de JTI-Macdonald, Michel Poirier, à la demande des recours collectifs, qui voudraient l'interroger d'urgence sur les pratiques comptables de son entreprise. La défense de JTI-Mac avait présenté la requête en cassation. Le juge Riordan a rejeté la requête. M. Poirier devra venir faire un tour devant le juge.

Nous reparlerons dans une édition spéciale à paraître à la fin de mai de la complexe et mystérieuse situation financière de Japan Tobacco International - Macdonald.

225e jour - L'expertise abracadabra

(PCr)

Avec l'économiste Heckman, comme avec le statisticien Marais le mois dernier, l'interrogatoire de lundi par la défense de l'industrie a été pour l'expert planté à la barre des témoins une occasion de descendre à un niveau de vulgarisation grand public, d'une part, et de livrer d'autre part de savantes et hardies conclusions chiffrées, le tout en escamotant le niveau intermédiaire d'explication, plus véritablement professoral, qui aurait eu pour but et pour résultat de faire comprendre une méthodologie ou des développements théoriques à des personnes instruites qui ont traité de cent autres questions complexes au fil des 200 derniers jours d'audition.

En somme, l'interrogatoire de lundi a été une parodie plutôt que la substance d'une communication experte, et cela est apparu de façon frappante avec le contre-interrogatoire de mardi.


De gros manques dans l'analyse

Ce qui sautait aux oreilles mardi, avec le contre-interrogatoire par les avocats André Lespérance et Bruce Johnston, ce sont les nombreuses et sérieuses limites du  « modèle » que l'économiste Heckman a mis au point pour conclure à l'absence d'effet significatif détectable de l'interdiction de la publicité sur la prévalence du tabagisme dans la population canadienne en général et particulièrement chez les adolescents.

Dans son rapport (pièce 21322), l'expert en économétrie a supposé que l'entrée en vigueur de lois fédérales canadiennes qui bannissaient la publicité s'est automatiquement traduite par une disparition des annonces. Or, c'est loin d'être le cas, comme Me Lespérance l'a montré au tribunal.


Les dépenses publicitaires de l'industrie du tabac
en 1987-2000 au Canada, selon la firme A. C. Nielsen
Quand les cigarettiers du marché canadien se sont vu interdire la publicité directe de leurs produits par la Loi sur le tabac de 1997, ils ont riposté en augmentant la publicité d'activités commanditées (avec des annonces où ne figuraient même pas de mises en garde sanitaires, en plus de ça). Dès l'invalidation par la Cour suprême du Canada à l'été 1995 de la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, les dépenses publicitaires classiques avaient explosé après quelques années tranquilles.

De toutes manières, l'économiste n'a pas inclus dans ses régressions mathématiques une variable quantitative du genre « montants dépensés en publicité » mais une variable nominale binaire du genre 1= interdiction par la loi et 0 = pas d'interdiction. Impossible d'arriver à une relation dose-réponse avec pareille méthode...

Parmi les variables explicatives possibles d'une baisse moins rapide de la prévalence que ce que l'entrée en vigueur de la loi de 1989 aurait pu entraîner, l'économiste Heckman n'a pas trouvé moyen de tenir compte du prix relatif anormalement bas des cigarettes durant la période 1989 à 1994, en cette époque où les trois compagnies aujourd'hui en procès ont elles-mêmes alimenté le marché des cigarettes hors-taxes, comme elles l'ont reconnu en 2008 et 2010. Le professeur Heckman n'était pas non plus au courant de ces aveux concernant la contrebande.

Le rapport de M. Heckman ne parle pas du tout de la dépendance. Le mot est mentionné dans une note de bas de pages, mais presque par hasard et sans lien avec le corps du texte. Dans son témoignage oral, le professeur Heckman a tout de même reconnu que les produits du tabac causaient de la dépendance.

Rien n'a cependant été facile avec ce témoin. Mardi, il est de nouveau arrivé que le juge Riordan qualifie de claire une question que l'expert faisait semblant de ne pas comprendre.


Un contre-interrogatoire pénible mais instructif

Étant donné sa propension, cependant bien contrôlée cette semaine, à ajouter souvent une dernière question à une question qui devait être la dernière, Me Lespérance a parfois été affectueusement affublé depuis 2013 du surnom de « Maître Columbo » par le juge Riordan, qui tenait peut-être cette comparaison d'avocats du camp de la défense, où la combativité n'empêche pas toujours l'humeur taquine.

(Le détective Columbo est un personnage joué pendant plusieurs décennies à la télévision américaine par le comédien Peter Falk.)

Mardi, avec James Heckman, Columbo a trouvé sa contrepartie extrême. À des réponses dont les mots oui et non sont exclus et qui commencent par des reformulations, l'expert Heckman n'en finissait plus d'ajouter des bémols, des restrictions, des commentaires, des rallonges. C'est tellement verbeux qu'à la fin, on ne sait plus quoi penser de sa pensée.

Le témoin-expert a répété le coup avec l'autre contre-interrogateur, Me Bruce Johnston, et même, en fin d'après-midi, avec le juge Riordan, quand celui-ci a voulu tirer certaines choses au clair.

Chez les étudiants en économique, ne dit-on pas que la science économique est l'art de rendre l'évidence incompréhensible ?

D'ordinaire, les témoins, peut-être parce que travaillés par les avocats, répondent plus franchement aux questions du juge Riordan, et viennent parfois proches de soulager leur conscience. Pas James Heckman.

Au fil de la journée, le professeur a cependant parfois montré que son travail était bâclé ou laissé échapper ce qui serait des munitions si la partie demanderesse au procès avait encore, dans un procès qui s'achève bientôt, des opportunités de les utiliser pour contrer d'autres témoignages sollicités par les cigarettiers.

Par exemple, l'économiste Heckman a parlé de l'effet cumulatif de l'exposition à la publicité. Féconde idée, qui aurait sûrement mérité quelques pages dans son rapport.

Autre exemple. Plus long à raconter.

Le rapport Heckman montre un taux d'abandon du tabac stagnant durant toute la période allant de 1976 à 1991, qui correspond pour M. Heckman à la popularisation des cigarettes dites légères. L'expert veut voir dans cette constance un signe de l'absence d'influence des cigarettes dites légères.

Selon James Heckman, l'usage des cigarettes dites légères
n'influencent pas le taux d'abandon (quit rates).
Le juge Riordan a dit au témoin qu'il se serait attendu à ce que le taux d'abandon du tabac soit à la hausse en même temps que la popularité croissante des cigarettes dites légères, étant donné la croissance parallèle des inquiétudes face aux méfaits sanitaires du tabac.

Dans sa réponse au juge, l'expert a reconnu que l'idée du juge était logique (Il aurait pu dire, digne d'un économètre.) et a dit qu'il n'avait pas eu accès des renseignements sur la montée de ces inquiétudes. Or, son client, Imperial Tobacco Canada sondait régulièrement à l'époque les fumeurs sur leurs perceptions du risque sanitaire, ce que Me Johnston s'est empressé de remontrer au tribunal. Il aurait suffi pour M. Heckman de demander ce genre de renseignements. Mais sa curiosité scientifique a des limites.

À un autre moment, brièvement, M. Heckman a paru confondre son mandat de miner la crédibilité du rapport d'expertise du professeur de marketing Richard Pollay, et un règlement de compte avec les économistes Frank Chaloupka et Henry Saffer. (Le professeur Chaloupka de l'Université de l'Illinois à Chicago est très souvent cité pour ses recherches sur les effets de la taxation du tabac.)

En examinant des conclusions du rapport Pollay, il est apparu que le professeur de Colombie-Britannique était doté d'un gros bon sens économique que le professeur d'économique américain a été forcé d'admettre.

Malgré cela, l'expert Heckman a paru vouloir faire croire qu'il est plus économique ou rentable pour un cigarettier de recruter le client fumeur d'une marque offerte par un concurrent que de créer des nouveaux fumeurs chez les jeunes. Étant donné la grande fidélité aux marques décrite par Pollay, c'est une vue du marché difficile à avaler.

Et pourtant, l'économiste Heckman n'est pas un expert en marketing, lui a fait préciser Me Johnston.


Témoin aguerri mais à rendement incertain

Comme la chose est resortie du contre-interrogatoire mené par Me Johnston, ce n'est pas la première fois que l'économiste Heckman témoigne devant un tribunal en tant qu'expert.

Il l'a déjà fait notamment pour l'industrie de l'amiante, et au moins trois fois pour des compagnies de tabac, notamment pour le géant Philip Morris lors du procès lancé en 1999 contre l'industrie par le Procureur général des États-Unis, procès présidé par la juge Gladys Kessler. Cette dernière a rendu son jugement en 2006 et elle a conclu que l'industrie avait tenté de recruter de nouveaux fumeurs chez les jeunes et que la publicité ne servait pas seulement aux cigarettiers à s'arracher des parts de marché chez les adultes. Le professeur Heckman avait soutenu sensiblement la même thèse devant Gladys Kessler qu'il a soutenu devant Brian Riordan.

Lundi, il a été fait état du tarif horaire du consultant Heckman du cabinet d'analystes Compass Lexecon: 2300 $US. De quoi payer les voyages du président et de la vice-présidente de la firme, qui accompagnaient le distingué professeur. Le témoin a été libéré dès mardi, soit un jour plus tôt que prévu.

*

Mercredi après-midi, un professeur de marketing, David Soberman, commence son témoignage. Il devrait être le dernier témoin-expert de la défense de l'industrie.

mardi 15 avril 2014

224e jour - L'enfonceur de porte ouverte

(PCr)

Selon l'économiste James J. Heckman, appelé comme expert à la barre des témoins par Imperial Tobacco Canada et Rothmans, Benson & Hedges, le professeur de marketing Richard W. Pollay a échoué à montrer qu'il y avait une relation causale et même une corrélation statistiquement significative entre la disparition de la publicité des produits du tabac et la prévalence du tabagisme dans la société.

Le problème, c'est que le professeur Pollay n'a jamais essayé ou prétendu essayer de faire cette démonstration dans son rapport fourni à la demande des recours collectifs en 2006. (Voir nos éditions sur le témoignage de Richard Pollay.)
James J. Heckman

Lundi au palais de justice de Montréal, dès le contre-interrogatoire de qualification du témoin-expert de la défense par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston, il est apparu que le professeur Heckman n'avait peut-être pas bien lu le rapport qu'il croyait devoir contredire.

Me Johnston a voulu savoir si le mandat reçu d'Imperial par le professeur Heckman lui était arrivé par écrit ou oralement. C'était par écrit, mais il s'en fallu de peu que l'expert prétende qu'il avait besoin de retourner à l'Université de Chicago, dont il est un professeur distingué, pour consulter son courrier électronique. Le témoin, les bras croisés, a fait semblant de ne pas comprendre des questions pourtant faciles sur sa compréhension du rapport Pollay, questions qui s'éclaircissaient miraculeusement quand le juge les répétaient sans changement. Bien qu'étant un peu au courant du déroulement de l'actuel procès au Canada, -- et un expert, contrairement à un témoin de faits, a le droit d'en suivre les moindres événements, -- l'économiste Heckman semble s'être laissé présenter la position des demandeurs au procès d'une manière peut-être un peu caricaturale. Dieu seul sait par qui mais le diable s'en doute.

En novembre 2012, le juge J. Brian Riordan avait ordonné qu'on retranche du rapport d'expertise de l'historien de la cigarette Robert Proctor toute une large section qui ne constituait pas une réfutation des rapports d'expertise de trois historiens mandatés par l'industrie. Appliqué également au rapport du professeur Heckman, qu'en serait-il resté ?

Le juge a reconnu à James Heckman la qualité d'expert selon les termes mêmes suggérés par Me Deborah Glendinning, avocate d'Imperial: expert économiste, expert en économétrie et expert en détermination d'un lien de causalité.

James J. Heckman est une figure connue dans le monde universitaire bien au-delà des États-Unis puisqu'il a reçu en 2000 le prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel.

L'économiste Gilles Dostaler (1946-2011), professeur émérite de l'Université du Québec à Montréal, déplorait crûment que trop de gens pressés qualifient cette distinction de « prix Nobel d'économie »L'inventeur de la dynamite Alfred Nobel (1833-1896) a voulu récompenser les physiciens, les chimistes, les médecins, les écrivains et les artisans de paix mais n'a jamais parlé de l'économique ou d'une autre science humaine dans son testament daté de 1895. La banque centrale de Suède a trouvé que c'était une bonne idée de glisser le nom de Nobel dans le nom d'un prix pour les économistes, qui est décerné depuis 1969. Les admirateurs des mathématiciens, ingénieurs, agronomes, urbanistes, géologues, psychologues, sociologues ou autres savants occasionnellement bienfaiteurs de l'humanité mais négligés par M. Nobel n'ont pas eu autant de culot que les fonctionnaires de la Sveriges Riksbank. 

Lundi, durant l'interrogatoire de qualification puis l'interrogatoire principal, Me Deborah Glendinning a le mérite de ne jamais avoir prononcé les mots « prix Nobel d'économie » et le professeur Heckman non plus. En revanche, le cabinet d'analystes économiques Compass Lexecon auquel est associé occasionnellement James Heckman, et qui l'a aidé (peut-être trop fortement ?) à rédiger son rapport d'expertise, se vante de compter parmi ses associés des « gagnants du Prix Nobel », ceci dit en parlant des économistes Gary Becker, Robert Engle et James Heckman, et exclusivement d'eux.


Trop sûr de lui ?

En faisant comparaître le professeur Heckman et en lui faisant donner une leçon de premier cycle universitaire en économique, voire de niveau collégial, à propos de la multiplicité des facteurs à considérer dans une analyse, les facteurs inobservés ou inobservables, etc, la défense de l'industrie agit encore une fois comme si nous étions dans un procès devant un jury populaire. Pourtant, nous étions au 224e jour d'un procès présidé depuis le début par Brian Riordan et celui-ci possède une maîtrise en sciences économiques de l'Université McGill, et pas seulement des diplômes en droit, un détail que le témoin ignore probablement.

C'est ainsi que l'économiste a même paru s'imaginer que quelques coins tournés rondement pouvaient passer inaperçus. À un moment dans l'après-midi, un diagramme présent dans le rapport de l'expert Heckman et qu'il a extrait d'une étude par deux autres économistes, est apparu sur les écrans plats de la salle d'audience.
évolution de la consommation par tête
(chronogramme cité dans le rapport Heckman)

Soutenant que l'application d'une interdiction de la publicité des produits du tabac aurait dû avoir un effet détectable sur la consommation moyenne de la population canadienne, M. Heckman a noté que le déclin au-delà d'une certaine marque sur le chronogramme se poursuivait au même taux qu'auparavant, indépendamment de l'entrée en vigueur des interdits.

Or, un déclin au même taux se traduirait graphiquement par une hyperbole et non par une courbe parfaitement linéaire comme celle sur le chronogramme de Saffer et Chaloupka. Glisser de 40 % à 30 % de prévalence est un déclin de 25% alors que passer de 20 % à 10 % est un déclin deux fois plus rapide.

Possible que ce genre de lecture erronée d'un diagramme soit passée inaperçue. En revanche, la multiplication des comparaisons et des métaphores donnait l'impression que le témoin cherchait davantage à changer de sujet et à distraire l'auditoire qu'à démontrer.


Corrélations et causalité

C'est ainsi que, pour reprendre l'exemple de l'économiste Heckman, si on découvrait une proportion d'homosexualité moins grande chez les lecteurs mâles du magazine Playboy, il ne faudrait pas conclure que c'est la lecture d'un périodique rempli de photos de femmes nues qui rend hétérosexuels les lecteurs, mais peut-être que les homosexuels boudent cette lecture.

Autre exemple: la présence d'un poster de Beethoven dans la chambre d'un enfant ne serait pas une variable prédictive de la carrière musicale future de l'enfant, mais peut-être que le poster et la carrière s'expliqueraient tous les deux par une troisième variable qui serait le vrai facteur exogène et causal, à savoir une attirance pour la musique et ses héros.

Sous la direction de Me Glendinning, le professeur Heckman a consacré beaucoup de temps à tenter audacieusement de faire croire que les études montrant un lien causal entre la publicité des produits du tabac et la prévalence du tabagisme inversaient le lien de causalité.

Il a même tenté de faire croire que les futurs fumeurs encore jeunes seraient plus portés à conserver une camisole ou un cendrier avec l'image de Joe Camel (un célèbre personnage publicitaire des cigarettes du même nom, disparu il y a plus de 20 ans, mais dont il est normal qu'un Américain de 69 ans se souvienne), et qu'il ne faudrait donc pas imaginer que ces articles de marketing ont nécessairement un effet sur le tabagisme.

Le témoin-expert de la défense n'a hélas pas mentionné quelle pourrait être la motivation d'une compagnie de tabac de distribuer des cendriers et des camisoles avec l'image de Joe Camel si cela survient seulement en conséquence de la popularité de la marque et non comme un élément causal.

Faisant semblant d'oublier la plus célèbre hypothèse des énoncés de la science économique, l'hypothèse « ceteris paribus » (dont tous les cégépiens en sciences humaines font la connaissance), le professeur Heckman a déclaré que la publicité des automobiles ne faisait pas croître les ventes.

Le rapport de M. Heckman ne prétend pas que la publicité n'a aucun effet sur la consommation totale de tabac dans la société ou sur la prévalence du tabagisme, mais que cet effet est ou bien nul ou bien faible. Faible. Lors de son témoignage oral, dans sa volonté de faire valoir tous les autres facteurs plus certains d'une baisse de la consommation, l'économiste Heckman n'a pas manqué de mentionner la taxation. Ce n'est pas une surprise, mais cela reposera le juge de certaines tentatives de la défense des cigarettiers de faire douter de cet effet. Et pour le professeur de l'Université de Chicago, ce serait sûrement l'ultime déshonneur d'aller dire qu'une taxe n'a pas d'effet dépressif sur un secteur... Ouf.

Le contre-interrogatoire de l'expert de l'industrie a lieu aujourd'hui (mardi).

jeudi 10 avril 2014

223e jour - Additifs au tabac: des redites et quelques précisions additionnelles

(CyC)

Sur le chemin vers le palais de justice de Montréal, les rues avaient des allures de lendemain de veille, en ce mardi 8 avril au matin. Une grosse pluie printanière avait détrempé les reliquats d'une campagne électorale qui a vu un gouvernement se faire chasser du pouvoir. Le Québec va maintenant connaître son troisième premier ministre depuis que le procès des cigarettiers a commencé en 2012 (et le cinquième depuis que les poursuites ont été originalement lancées en 1998). On dit qu'une semaine peut être une éternité en politique, mais ce n'est qu'un battement de paupière dans ce procès!


Par ici Victoria!

Pour la troisième fois, la technologie de la téléconférence a été employée pour permettre au juge Riordan d'entendre les propos d'un témoin de faits incapable de faire le voyage à Montréal. De nouveau, il s'agissait d'un ancien employé qui a pris sa retraite à Victoria, en Colombie-Britannique: James (Jim) Sinclair. Celui-ci a jadis dirigé des usines de traitement des feuilles de tabac d'Imperial Tobacco à LaSalle au Québec et à Aylmer en Ontario.

Depuis la salle d'audience à Montréal, le juge, les juristes et le public ne pouvaient voir que le haut du corps de M. Sinclair, avec des mouvements occasionnels des autres personnes autour de lui. Le son indiquait que l'action se déroulait dans une petite pièce. Autour du témoin prenaient place une sténographe et trois avocats: Nancy Roberts pour Imperial Tobacco Canada (ITCL), Kevin LaRoche pour JTI-Macdonald et Gabrielle Gagné pour les recours collectifs.

D'après ce qu'on pouvait voir de la personne du témoin, Jim Sinclair cadre bien avec l'image traditionnelle d'un retraité de Victoria: mince, bien habillé, articulé. Bien que maintenant âgé de seulement 71 ans, il jouit de sa retraite depuis 15 ans. Sa carrière de presque 40 ans chez Imperial a débuté au moment de sa sortie de l'école secondaire en 1960.

tabac haché et feuilles
de tabac reconstitué
Entré au service de la compagnie comme technicien dans une usine de tabac reconstitué qui venait d'être bâtie, M. Sinclair a été régulièrement promu, jusqu'à se voir chargé de toutes les installations de production de la compagnie dans l'ouest de l'Ontario. (Peu d'années après sa retraite en 1999, ITCL a transféré la totalité de sa production au Mexique.)

C'était à cause de cette expérience, sur plusieurs décennies et à plusieurs postes, que Me Nancy Roberts a demandé à M. Sinclair de témoigner. L'avocate d'Imperial voulait en particulier que le témoin parle du procédé de fabrication du tabac reconstitué et révèle si c'est par ce moyen que des produits chimiques peuvent être ajoutés aux cigarettes.


Le mystère des additifs

La plupart des autorités en matière de santé publique n'ont pas accordé beaucoup d'attention à l'usage des additifs, autre que le menthol, dans les cigarettes canadiennes conventionnelles. (Quand le gouvernement fédéral, en 2009, a interdit des additifs dans les cigarettes canadiennes, c'était présenté comme une mesure prise contre l'usage des aromates dans les petits cigares, et un moyen de prévenir leur incorporation éventuelle dans les cigarettes canadiennes.)

De la manière que sont séchées les feuilles de tabac dit de Virginie en usage dans les cigarettes canadiennes, le tabac conserve une teneur en sucre beaucoup plus élevée que le tabac Burley ou le tabac oriental utilisés dans les mélanges en vogue aux États-Unis. En conséquence, quand les cigarettes canadiennes sont brûlées, la fumée qui s'en dégage est assez douce pour être inhalée, même sans ajouter de réglisse, de sucre ou d'un autre édulcorant. De plus, parce que la teneur en nicotine dans le tabac à la canadienne est au départ plus élevée, il n'y a pas non plus de nécessité d'utiliser de l'ammoniac pour accentuer l'effet de la dose, même avec les cigarettes dont la teneur en nicotine a été abaissée par des perforations près du filtre qui diluent la fumée avec de l'air. Les seuls additifs utilisés dans les cigarettes canadiennes sont des « humectants », qui en facilitent les manipulations et en favorisent l'entreposage sans perte de qualité du produit, mais qui ne visent pas changer la combustion ou le goût des cigarettes.

Bon, c'est un refrain souvent entendu (chanté par les cadres de l'industrie canadienne).

Ce n'est cependant pas une vue partagée par les avocats des recours collectifs, et pas seulement parce que lesdits humectants sont des glucides, dont la combustion a des effets prévisibles qui dépendent de la nature de ces substances et non d'une intention.

Les avocats des recours collectifs ont consacré une part considérable de leur temps devant le tribunal à étayer leurs conclusions que des produits chimiques sont ajoutés aux cigarettes canadiennes, que la connaissance concernant l'usage de ces substances n'a pas été partagée avec les pouvoirs publics, et que les compagnies ont induit le public en erreur à propos de la présence desdites substances.

Pour prouver cela, la partie demanderesse a enregistré au dossier plusieurs pièces et appelé le témoignage de plusieurs anciens employés de l'industrie, notamment Wolfgang Karl Hirtle, Pierre-Francis LeblondRay Howie, et Norm Cohen.

Pour leur part, les compagnies s'en tiennent à leur thèse que des additifs n'étaient pas utilisés dans les cigarettes canadiennes autrement que de la manière divulguée au gouvernement et au public, c'est-à-dire du menthol comme aromate dans certaines marques, ainsi que humectants et des agents de préservation.

Le procès s'est donc transporté à Victoria pour permettre à James Sinclair d'aider son ancien employeur à maintenir cette position.


La reconstitution du tabac

Imperial Tobacco a été la première compagnie canadienne à développer une méthode pour recycler les débris de tabac issus du processus de fabrication, et durant plusieurs années (jusqu'au milieu des années 1980), la compagnie a produit du tabac reconstitué pour ses concurrentes.

M. Sinclair a expliqué que le procédé impliquait la récupération des petits morceaux de tabac de Virginie inutilisable dans la cigarette. Ce matériel était transformé en une sorte de farine et ensuite mélangé à une substance issue de la tige des plants de tabac. La pâte résultante était ensuite étalée sur une plaque d'acier (pour sécher) afin de produire une feuille qui était ensuite hachée et mélangée à des vrais feuilles de tabac elle aussi hâchées. La proportion de tabac reconstitué dans les cigarettes canadiennes se situait typiquement entre 3 et 8 %, a déclaré le témoin.

Le produit a évolué au fil du temps, changeant de nom comme un programme d'ordinateur: PCL, PCLB, PCLX, PCL1, PCL2, et ainsi de suite. Les raisons de changer le procédé, aux dires de M. Sinclair, n'étaient jamais d'influencer le goût ou la manière de fumer les cigarettes, mais de s'adapter aux besoins des nouvelles machines à usiner lesdites cigarettes.

M. Sinclair a insisté pour dire que le tabac reconstitué (recon) canadien est totalement différent de celui issu de la méthode Schweitzer en usage aux États-Unis. « Le (tabac de) Virginie n'a pas assez de fibre pour faire un produit du type "papier" », a déclaré le témoin. La pulpe de bois qui était employée dans le procédé Schweitzer « ne serait pas acceptable » pour les fumeurs canadiens.  « Jamais, au grand jamais ! » un produit de type Schweitzer a été utilisé au Canada.

Le témoin était également certain que les débris de tabac employés dans la confection du PCL n'incluaient certainement pas de tabac haché fin destiné au remplissage des pipes et des cigarettes roulés par le fumeur (le fine-cut), ni quoi que ce soit qui ait été traité avec des additifs, pas même les humectants utilisés dans le traitement des tiges de plants de tabac (...pourtant incorporées dans le recon).

M. Sinclair a dit que les additifs au PCLX étaient employés seulement pour
rendre la feuille de recon plus forte lors des opérations de fabrication des cigarettes
Avec M. Sinclair apparaissant sur les écrans de la salle d'audience à Montréal, il n'était pas possible de suivre ses propos à l'aide des documents examinés par le tribunal. Puisque plusieurs de ces pièces étaient confidentielles ou caviardées, cela n'aurait pas fait grande différence.

Parmi les documents caviardés se trouvait une liste d'additifs employés dans la fabrication du tabac reconstituté appelé PCLX. Me Roberts a paru déchirée entre ses tentatives de maintenir la confidentialité de ces documents et de faire témoigner son invité du caractère bénin de certains additifs avec de longs noms, comme l'hydroxypropylcellulose et la carboxyméthylcellulose. (Voir la section 5 de l'article de Wikipédia sur la cellulose.)


Traitement à l'ammoniac ? Pas nous !

Concernant l'utilisation controversée d'ammoniac dans la confection des cigarettes, Jim Sinclair a affirmé qu'elle n'avait jamais été considérée autrement que comme un moyen d'augmenter le niveau de pectine dans les tiges (qui finissent dans le recon), et même dans ce cas, l'idée a vite été abandonnée. « Nous n'avons jamais été plus loin que (de produire) quelques échantillons ». 

Pour rendre service à Brown & Williamson, une compagnie-soeur d'ITCL dans le groupe mondial British American Tobacco, l'usine de M. Sinclair a expérimenté l'emploi de tabac traité à l'ammoniac dans la confection du tabac reconstitué selon le procédé PCL. La compagnie américaine n'avait pas à cette époque la technologie pour ce faire. Cette méthode de rehaussement de la teneur en nicotine de la fumée n'a cependant jamais été employée dans la fabrication des cigarettes canadiennes.

Une description jadis faite par M. Sinclair de l'évolution 
du procédé de fabrication de tabac reconstitué


Plus tôt dans ce procès, la partie demanderesse a fait verser au dossier de la preuve des notes sur une conférence au sujet de l'ammoniac, lors de laquelle M. Sinclair a fait une présentation à propos des procédés de fabrication de tabac reconstitué en usage au Canada.

Mardi, le témoin a dit qu'il avait assisté à cette conférence seulement en tant que substitut à des responsables de la recherche chez ITCL plus haut placé que lui, lesquels n'avaient « pas d'intérêt à y aller vu qu'ils n'étaient pas intéressés à cette technologie ». Il a dit cela comme si d'être présent avait été une corvée.


Approvisionnement des concurrents

Jim Sinclair a déclaré qu'une grande attention était accordé au lavage des cuves de tabac avant de changer le produit à confectionner sur la chaîne de production, une attention encore accrue quand il s'agissait de passer à une production pour le compte d'un concurrent.

Y avait-il une trace de doigt pointé sur l'autre quand Me Roberts a fait des distinctions entre les politiques d'utilisation d'additifs chez ITCL et chez ses concurrentes. Si c'est le cas, Me LaRoche était prêt à se lever pour s'enquérir auprès de M. Sinclair du travail qu'il faisait pour sa cliente, la compagnie RJR-Macdonald (maintenant JTI-Macdonald).

M. Sinclair a confirmé que le même procédé était suivi par les deux compagnies, et que les recettes de fabrication de RJR-Macdonald étaient suivies. Il a déclaré qu'en vertu de ces recettes, la quantité de tabac haché fin aromatisé (et destiné aux pipes et cigarettes à rouler soi-même) qui aboutissait dans les cigarettes canadiennes était une petite fraction de leur contenu en tabac.

Le DM est un ingrédient mystérieux que les avocats des recours collectifs ont présenté comme un extrait naturel du tabac ou une forme de nicotine ajoutée (à certains mélanges). M. Sinclair a affirmé qu'il n'avait aucune idée de ce que c'était et a confirmé que cela n'était pas utilisé dans le tabac reconstitué produit pour le compte de RJR/JTI-Macdonald.


Le contre-interrogatoire

L'audition a été brièvement suspendue avant que Me Gabrielle Gagné commence son contre-interrogatoire du témoin Sinclair, mais même avec l'équipement de vidéoconférence qui était en marche, il fut impossible d'entendre la discussion entre les parties durant la pause. Cela nous a tout de même rappelé à quel point les relations peuvent être tendues entre les parties et à quelle vitesse les railleries cinglantes peuvent surgir parmi des avocats d'expérience quand le juge est absent de la salle.

Me Gagné n'appartient pas depuis suffisamment longtemps au Barreau pour révéler la moindre envie de raillerie. L'avocate a commencé un enchaînement poli de questions à M. Sinclair afin de lui faire révéler à quel point il était au courant des événements au procès jusqu'à présent, et jusqu'à quel point il s'est concerté avec les avocats de la défense avant son témoignage.

Le témoin a dit qu'il avait eu très peu de contact préalable avec les avocats, et qu'il n'était pas au courant des développements du procès. Il a par contre reconnu qu'il avait joué un rôle dans la mise au point de la réponse de son ancien employeur aux « admissions proposées » (par l'autre partie) concernant les additifs.

Me Gagné a montré à M. Sinclair plusieurs documents qui semblent suggérer que des débris de tabac destiné aux mélanges pour pipes et cigarettes à rouler (le fine cut, souvent aromatisé) a été utilisé dans la confection de tabac reconstitué, que ces débris étaient une partie des débris systématiquement ramassés, et que le désir de la compagnie était de recycler « 100 % de tous les débris ». (pièce 1257 au dossier de la preuve, nouvelles pièces 1734, 1735 versées mardi au dossier).

En dépit d'encouragements soutenus, M. Sinclair a maintenu que rien de tout cela ne lui rafraîchissait la mémoire ou changeait son témoignage.

Il a fallu peu de temps pour que, depuis son siège dans une salle à Ottawa, Me Bruce Johnston, le coéquipier de Me Gagné, se mette alors à ajouter de la pression sur le témoin.

(C'est la première fois que les acteurs d'une audition du procès ne sont pas à deux mais à trois endroits en même temps.)

Me Johnston a souligné la faiblesse de la raison invoquée par M. Sinclair à l'effet que le tabac haché fin (destiné aux pipes et cigarettes à rouler) était « trop humide » pour être recyclé dans le tabac reconstitué, en montrant que ce genre de débris était effectivement recyclé par ITCL à l'époque. La vitesse à laquelle M. Sinclair a fourni d'autres raisons (« cela ne valait pas la peine ») lui a donné l'air d'un minus anxieux de confirmer la ligne de défense qu'il a aidé à mettre au point quelques années plus tôt.

Finalement, pressé de dire comment, en l'absence de preuve documentaire, il savait que le fine cut n'était pas employé, M. Sinclair a affirmé que « sa croyance est fondée sur son absence de souvenir que cela soit arrivé ». La crédibilité d'un témoin peut-elle survivre à ce genre d'aveu ?


* *

Autres affaires

Précédant le témoignage de M. Sinclair, une matinée d'audition peu fréquentée avait été tenue pour discuter de diverses affaires mineures.

* Mercredi prochain (16 avril), la défense de JTI-Macdonald aura la chance de plaider contre la permission demandée par les recours collectifs de faire témoigner de nouveau Michel Poirier, le patron de la compagnie.

* JTI-Macdonald tente d'obtenir de la Cour d'appel la permission de plaider en faveur de la cassation d'une décision de Brian Riordan de permettre l'enregistrement de la pièce 1702 au dossier de la preuve (La pièce est présentement enregistrée « sous réserve ».) Il s'agit d'un document de 1986 contenant la recommandation d'un avocat de R. J. Reynolds que la compagnie cesse de pinailler sur le tabagisme comme cause de maladies dans la population et fasse plutôt valoir que l'épidémiologie ne peut pas prouver que le tabagisme est à l'origine d'une maladie chez une personne en particulier. (C'est tout à fait la ligne de défense des experts de la défense Barsky, Marais, Mundt et Price.)

* La Dre Dominique Bourget a confirmé qu'elle n'a pas reçu de mandat écrit pour son travail d'experte pour le compte de JTI-Macdonald, et cela en dépit de la recommandation du Collège des médecins en matière d'éthique qui stipule que Le mandat confié à l’expert doit être clair, précis, formulé par écrit et prévoir les conditions de sa réalisation.

* La partie demanderesse a versé en preuve des estimations de la taille de la population produites par Statistique Canada qui serviront à dénombrer les personnes concernées par le jugement final à venir.


Verra-t-on la couleur de l'argent ?

Durant plusieurs décennies, il était possible de connaître le rendement financier des activités de deux des trois compagnies intimées dans ce procès, puisqu'elles étaient des compagnies publiques cotées sur les bourses canadiennes. Après que British American Tobacco ait pris le contrôle total d'Imperial Tobacco Canada en février 2000 et que Philip Morris International ait acquis le contrôle direct de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) en juillet 2008, plus personne n'a eu accès aux états financiers trimestriels et annuels de ces entités.

Le public est peut-être à la veille de pouvoir de nouveau jeter un oeil sur les finances.

Le juge Riordan a ordonné aux compagnies de fournir des états financiers à jour à la partie demanderesse, puisque la capacité de payer est un élément à considérer dans une décision d'imposer des dommages punitifs. Mardi, ces états financiers d'Imperial (pièce 1730), de RBH (pièce 1732) et de JTI-Mac (pièce 1731) ont été enregistrés au dossier de la preuve.

Bien que lesdits états financiers aient été remis dans d'épaisses enveloppes brunes scellées, les sceaux pourront être brisés si le juge Riordan rejette la demande qui lui est faite par la défense d'ordonner la confidentialité de ces documents. Le débat sur la question aura lieu le 7 mai.

Les compagnies ont une côte à remonter pour convaincre le juge du bien-fondé d'une pareille requête. Mardi, Brian Riordan a paru croire que les règles du jeu exigeraient que l'information soit totalement publique. « C'est clair pour moi que la situation patrimoniale des compagnies est pertinente. S'il y a des portions des états financiers des six ou sept dernières années qui ne reflètent pas leur situation patrimoniale, cela pourrait ne pas être pertinent (de les inclure), mais de découper une pièce en petits morceaux n'est pas notre façon de faire » (Exceptionnellement, aucune transcription sténographique de la matinée n'est disponible. Le texte est donc une retraduction.)



Prochaines auditions

Le procès continuera le lundi 14 avril prochain, avec la comparution du professeur James Heckman de l'Université de Chicago, lauréat en 2000 du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel. Cet économiste témoignera qu'il n'aime pas tellement qu'on bannisse les annonces de tabac.

Plus tard dans la semaine, un autre témoin-expert de l'industrie, le professeur David Soberman de l'Université de Toronto, va tenter de faire partager au tribunal ses doutes sur l'effet réel de telles interdictions. L'expert en marketing témoignera le 16, le 17 et possiblement le 22 avril.

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Ce texte est une libre adaptation française par Pierre Croteau d'un texte anglais .......

mardi 8 avril 2014

222e jour - Le juge Riordan refuse certains amendements à une requête introductive d'instance

(PCr)
Le jeudi 27 mars dernier, lors de la 222e journée d'audition du procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a fait part oralement de sa décision concernant la requête de la partie demanderesse, plaidée devant lui en février, notamment lors du 210e jour, en faveur d'amendements aux requêtes introductives d'instance des recours collectifs.


Amendements à quoi ? ...Petit retour en arrière

Avant de reparler des récents amendements aux requêtes introductives d'instance (RII), rappelons que l'un de ces deux recours collectifs s'appelle officiellement Cécilia Létourneau contre Imperial Tobacco Canada Limitée et Rothmans, Benson & Hedges Inc. et JTI Macdonald Corp.

Cette action en justice vise à obtenir un dédommagement pour des personnes domiciliées au Québec que les ruses des compagnies intimées avaient rendu dépendantes de la cigarette avant le 30 septembre 1994 et qui fumaient quotidiennement en 1998. Une « petite » somme de 5000 $ est réclamée, mais le nombre des personnes qui pourraient la toucher dépasse le million.

L'autre recours s'appelle Conseil québécois sur le tabac et la santé et Jean-Yves Blais contre JTI Macdonald Corp., Imperial Tobacco Canada Limitée et Rothmans, Benson & Hedges Inc.

Cette action vise à dédommager des personnes domiciliées au Québec qui, du fait des agissements des compagnies intimées, ont fumé la cigarette et sont atteintes ou sont mortes d'un cancer du larynx, d'un cancer de l'hypo-pharynx ou de l'oro-pharynx, d'un cancer du poumon, ou alors d'emphysème. 100 000 $ de compensation morale est réclamé pour chaque victime. (Il y en a plusieurs dizaines de milliers.)

En février 2005, le juge Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec a accordé l'autorisation de procéder selon le mécanisme des recours collectifs mais ordonné la tenue d'un seul procès, étant donné que les deux actions judiciaires concernaient le même trio de compagnies et se fondaient sur des allégations communes au sujet du comportement des cigarettiers durant la période allant de 1950 à 1998. Un procès en recours collectif plutôt que deux, cela faisait l'affaire de tout le monde, y compris les cigarettiers. Par contre, ces derniers auraient naturellement préféré qu'il n'y ait que des poursuites individuelles, au lieu d'une poursuite collective, puisque le total des réclamations auraient sûrement été moindre. (Même si l'aide juridique était généreuse, plusieurs personnes susceptibles de présenter une réclamation se décourageraient.)

Aux réclamations de réparations s'ajoute une réclamation collective de dommages punitifs, à être versés à un fonds de lutte contre le tabagisme et proportionnels au profit que les cigarettiers ont tiré de leurs agissements réprouvés par le tribunal.

(Bien que n'apparaissant ni dans le Code civil du Québec, ni dans le Code de procédure civile, l'expression « dommages exemplaires » est encore souvent utilisée comme synonyme de dommages punitifs. Il faut « faire un exemple », comme on dit, c'est-à-dire dissuader la récidive.)

La RII de l'action en faveur des personnes dépendantes de la nicotine (Létourneau) date de septembre 2005 et celle de l'action en faveur des anciens fumeurs ou fumeurs atteints d'un cancer ou d'emphysème (Blais) date de mars 2006. Des amendements aux deux RII étaient en discussion devant le juge Brian Riordan depuis l'été dernier.


Des réclamations individuelles ? 

Dans un recours collectif, seules les personnes qui choisissent expressément, dès le début de la cause et avant une certaine date, de ne pas être représentées par les avocats qui proposent de piloter le recours collectif sont autorisées à mener leur propre action judiciaire, le jour où elles le décideront et si elles le décident. Il n'y a eu aucun désistement dans les causes CQTS-Blais et Létourneau.

Une fois jugée la cause du recours collectif, seules ces personnes qui se sont désistées ont le droit de poursuivre les mêmes compagnies pour des préjudices similaires qu'elles auraient subis. Ainsi donc, une fois le jugement rendu et en cours d'exécution, les défenderesses ont de très fortes chances d'être enfin tranquilles et d'en avoir fini avec les réclamations et les poursuites concernant leur comportement jugé au procès.

En principe et grosso modo, c'est aussi simple que cela.

En pratique, les personnes visées par un jugement concernant un recours collectif, que ce jugement leur accorde ou leur refuse le dédommagement réclamé, ne sont pas nécessairement privés complètement du droit de présenter des réclamations additionnelles une fois le jugement rendu. Ainsi, une personne dépendante de la nicotine et moralement compensée de 5000 $ pour cette raison pourrait aussi réclamer qu'on la dédommage pour ses dents jaunies par suite de la même dépendance, à charge pour elle de prouver que ce dernier préjudice est lié aux autres préjudices reconnus par le tribunal

Voilà l'enjeu de plusieurs débats et échanges survenus devant le juge J. Brian Riordan depuis 2012, et notamment depuis l'été 2013.

On trouvait dans les RII de 2005 et de 2006 une demande des deux recours collectifs à la Cour supérieure du Québec d'ordonner, en même temps que les dommages « moraux » (100 000 $ ou 5000 $) et punitifs réclamés contre l'industrie, un règlement des réclamations individuelles concernant des dommages pécuniaires subis par des personnes inscrites à chacun des deux recours, des dommages pécuniaires comme par exemple les semaines et les années de salaire perdu par ces personnes à cause de la maladie.

Ne s'estimant pas en mesure de faire avant la fin du procès une preuve utilisable pour ce genre de réclamations au moment de la liquidation de la réclamation collective, le procureur du recours collectif CQTS-Blais André Lespérance souhaitait amender la RII pour ne plus demander au tribunal de statuer sur le sujet.

Le juge Riordan a refusé d'amender la RII du recours CQTS-Blais sur ce point. Il a par contre accepté les autres amendements demandés.


Atmosphère

Présentée ainsi, le débat semble encore trop simple. C'est dix fois plus compliqué, et il faudra que ce blogue traite à nouveau de la question.

Lors de ce 222e jour du procès, le juge Riordan a encore écouté patiemment les explications de Me André Lespérance et de Me Philippe Trudel, et il a posé des questions. Du côté de la partie défenderesse, Me Simon Potter, avocat de Rothmans, Benson & Hedges, a comparé la démarche de ses adversaires à un labyrinthe.

En pratique, même si l'honorable Riordan, dans son jugement final, reconnaissait que les agissements des cigarettiers sont à l'origine des cancers ou de l'emphysème, les personnes atteintes pourraient bien, en pratique, ne pas être affectées par le maintien de la démarche originale au lieu de la démarche alternative proposée, puisque la question qui se posera lors de la liquidation de la réclamation collective pourrait bien être: reste-t-il de l'argent pour autre chose dans la caisse des cigarettiers ?

Peut-être pour ne pas s'avouer implicitement vaincus dans la bataille sur la détermination de la faute des compagnies de tabac, ou parce qu'ils se doutent que leurs clientes n'auront pas la capacité de verser des sommes en sus des dédommagements moraux et punitifs, les avocats de l'industrie ont manifesté un grand calme dans cette discussion.


Ajout de pièces au dossier 

La 222e journée a aussi servi à enregistrer de nombreuses pièces au dossier de la preuve en défense. Certains documents étaient des versions caviardées de pièces déjà au dossier, d'autres ont reçu un nouveau numéro de pièce, une pièce a été retirée du dossier, plus de 200 nouvelles pièces ont été versées au dossier. Tout cela sans objection. Ô magie des échanges de courriels qui précèdent chaque jour d'audition !

* * * * *

Écho au procès numéro 2: demande de permission d'en appeler

Les compagnies de tabac demande à la Cour d'appel du Québec d'entendre un appel du jugement de l'honorable Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec qui a déclaré que la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac ne violait pas la Charte des droits et libertés de la personne.

Cette hypothèque sur la loi Bolduc-Drainville de 2009 n'empêche pas le ministère québécois de la Justice de continuer son action en recouvrement du coût des soins de santé (procès numéro 3) devant le juge Stéphane Sanfaçon de la Cour supérieure du Québec.