mercredi 16 avril 2014

226e jour - Le marketing créateur de valeur marchande, de satisfaction et de bonheur

(PCr)
Au procès en responsabilité civile des trois principales compagnies de tabac du marché canadien, la fin plus tôt que prévu du témoignage de l'économiste James Heckman, mardi au lieu de mercredi, a permis à la défense de la compagnie JTI-Macdonald de faire comparaître dès mercredi après-midi, soit plus tôt que prévu la semaine dernière, un témoin-expert dont l'horaire était suffisamment flexible.

David A. Soberman
David Allan Soberman, un grand homme mince qui fait moins que ses 54 ans, a donc été appelé à la barre des témoins.

Citoyen canadien de naissance et citoyen français, polyglotte, bardé de diplômes, l'invité du jour est un professeur de marketing de l'École d'administration des affaires Rotman de l'Université de Toronto, après avoir été enseignant et chercheur durant 14 ans dans une école du même genre, l'INSEAD, à Fontainebleau en France.

Le témoin a achevé en 1996 un doctorat en marketing à Toronto après un passage de plusieurs années comme praticien du marketing dans des entreprises privées comme Nabisco (avant que R. J. Reynolds Tobacco s'y fusionne), Hershey ou Molson, et une licence en génie chimique puis une maîtrise en administration des affaires réalisées à l'Université Queen's de Kingston en Ontario.

Les avocats des recours collectifs n'ont pas fait de difficulté concernant la reconnaissance par le juge Brian Riordan de l'expertise du témoin en marketing, théorie du marketing et exécution du marketing. Me Philippe Trudel s'est tout de même montré curieux de savoir qui avait donné son mandat à M. Soberman, et dans quelles circonstances précises. Le témoin vit à l'heure des courriels et des révisions fréquentes, dont il est facile de perdre le fil. Comme son associé Trudel, Me Bruce Johnston souhaite aussi mettre la main sur un sommaire de la documentation qui a servi à la confection du rapport de David Soberman.


L'enthousiasme

Le professeur Soberman, presque endormant quand Me Doug Mitchell, défenseur de JTI-Mac, lui faisait raconter sa carrière lors de l'interrogatoire de qualification, s'est animé après une petite pause, et en parlant de son sujet. Il suffisait d'une question pour le voir s'envoler, et l'avocat en avait une bonne provision.

Découvrir et satisfaire le besoin, -- oui oui le besoin, qui est apparemment le maître-mot des marketeurs, -- que le consommateur a d'acheter des bonbons Life Saver, de la bière Coors ou de la gomme à mâcher Bubblicious, ou alors comprendre pourquoi la compagnie Coca-Cola a fait un four retentissant en lançant sur le marché son nouveau Coke en 1985, cela semble des défis emballants du marketing tel que vu par David Soberman.

Celui-ci a également parlé de la mise en marché savamment préparé de l'i-Pod par Apple, au début du présent siècle, et il a introduit le concept de « besoin latent », que les marketeurs dignes de ce nom rêvent de combler. À l'opposé, mal connaître les besoins, ne pas savoir segmenter le marché ni cibler des tranches particulières de la population, c'est ouvrir la porte à la concurrence et perdre de toutes façons des profits.

L'expert a notamment parlé des phénomènes de mode, qui font que des suiveux veulent troquer leur cravate mince pour une cravate large, comme les pionniers de la mode du moment, lesquels avaient fait cette transition pour se distinguer et la font dans le sens inverse (de la large vers la mince) quand les cravates larges deviennent la nouvelle norme de la masse.

David Soberman a expliqué de lui-même que la gestion des marques fait parfois voir des différences entre des produits qui sont identiques (par exemple des pneus). Mais il ne voit pas un tel marketing comme une entreprise réussie de tromperie. Il a aussi mentionné que le sourire d'un fils qui rêvait de porter un vêtement de telle marque et qui le reçoit en cadeau était bien réel et preuve de satisfaction. Cet exemple avait des accents de vérité vécue, mais ce jeu est à double tranchant. Avec quel autre produit que la cigarette peut-on trouver une aussi forte proportion de consommateurs qui regrette d'avoir commencé à en consommer ?

Au bout d'un bon quart de journée d'audition sans que l'interrogatoire principal mené par Me Mitchell fasse déboucher l'expert dans le monde moins lyrique du tabac, dont M. Soberman ne semble pas avoir de connaissance particulière, si on en juge par son curriculum vitae, le juge Riordan n'avait toujours pas manifesté d'impatience d'arriver au noeud de l'affaire, le marketing des cigarettes, comme si une petite récréation intellectuelle était la bienvenue.

Plusieurs juristes ont semblé prendre plaisir à l'exercice, du moins dans son dernier bout. Le juge avait vite exprimé d'une manière humoristique son ravissement d'apprendre que 80 % du travail des marketeurs concerne désormais les relations d'entreprise à entreprises (lesquelles sont aussi des clientes sur certains marchés) (M. Soberman a qualifié cela de marketing industriel.), et seulement le 20 % restant les relations avec des consommateurs. Apparemment, même une mine de fer suédoise peut faire bon usage de la science du marketing.

Pour le moment, on sait que David Soberman reproche à son renommé confrère Richard Pollay, auteur d'un rapport d'expertise pour le compte des recours collectifs, certaines vues du marketing du tabac qui ne seraient pas conformes à la vision des choses qui domine dans ce domaine des sciences de l'administration. Il est vrai que le très zen Richard Pollay a admis sans réticence appartenir à ce que Me Mitchell a appelé la religion anti-tabac; David Soberman ne sera peut-être pas du genre à penser comme le philosophe Montaigne que science sans conscience est ruine de l'âme.

Ce sera triste d'obliger l'enthousiaste professeur Soberman à réfléchir à voix haute à des réalités relatives à la morbide et meurtrière répercussion de l'usage du tabac, si satisfaisant soit-il à court terme pour les clients de son client JTI-Macdonald. Toutefois, si M. Soberman devait subir davantage qu'il l'a peut-être prévu le déplaisir de ce qui va venir quand Me Trudel ou un autre procureur des recours collectifs prendra le relais de Me Mitchell, on peut entrevoir qu'il accueillera cette épreuve avec philosophie, sachant, comme il l'a révélé mercredi, que l'homme intelligent, comme l'entreprise bien conseillée, apprend de ses erreurs. (À condition que les erreurs ne soient pas irréparables, naturellement...)

Chose certaine, le témoin-expert paraît bien préparé. Non seulement il a consulté de la documentation interne de l'industrie, un fait trop rare chez les experts de la défense, mais il a lu plusieurs transcriptions du procès et plusieurs rapports d'expertise. On est rarement docteur sans être d'abord bon élève.

M. Soberman a choisi de faire son témoignage en anglais, langue de son rapport d'expertise, mais son aisance en français lui permettra de ne rien manquer des échanges dans cette langue qui surviennent parfois entre les avocats lors d'une objection, alors que bien d'autres témoins au présent procès font pitié en pareilles circonstances.

Le témoignage de l'expert en marketing est au menu des journées de demain (jeudi) et de mardi prochain.

* *

La matinée du mercredi 16 avril avait été essentiellement consacrée à un débat sur une requête en cassation d'une citation à comparaître expédiée au président actuel de JTI-Macdonald, Michel Poirier, à la demande des recours collectifs, qui voudraient l'interroger d'urgence sur les pratiques comptables de son entreprise. La défense de JTI-Mac avait présenté la requête en cassation. Le juge Riordan a rejeté la requête. M. Poirier devra venir faire un tour devant le juge.

Nous reparlerons dans une édition spéciale à paraître à la fin de mai de la complexe et mystérieuse situation financière de Japan Tobacco International - Macdonald.