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mercredi 22 janvier 2014

200e et 201e jours (suite et fin) - Le contorsionniste dogmatique

(PCr)
Lundi matin, le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, tel que l'avait recommandé le procureur Guy Pratte du cigarettier JTI-Macdonald, avait reconnu l'économiste Kip Viscusi comme expert concernant la façon dont les gens prennent des décisions dans des situations risquées ou incertaines et concernant le rôle et la suffisance de l'information, incluant les mises en garde au consommateur, dans la décision de fumer.

Après quelques discussions entre les parties et avec le juge, entre autres sur l'accueil qui sera fait au rapport d'expertise du psychologue Paul Slovic en réplique au rapport Viscusi, les avocats des recours collectifs n'ont pas contesté.

S'agissant de la deuxième partie de la qualification, à propos du « rôle de l'information », la décision du juge équivalait à reconnaître au professeur Viscusi une expertise taillée sur mesure pour justifier son rapport dont le titre serait en français: Le rôle des mises en garde et autres informations sanitaires dans les décisions de fumer au Canada. (pièce 40494)  Plusieurs expertises d'une partie ou de l'autre lors du procès en recours collectifs contre les trois cigarettiers ont été aussi pointues. Rien de nouveau sous le soleil.


Supposons que ...

En revanche, ce sont les articles scientifiques, les livres et les titres du professeur Viscusi qui ont vraisemblablement justifié sa qualification d'expert sur la « façon dont les gens prennent des décisions », car le rapport en lui-même passe sous silence trop de réalités gênantes et il contient trop d'hypothèses implicitement tenues pour vérifiées et qui ne le sont pas.

Le contre-interrogatoire amorcé lundi et continué mardi pourrait en fin de compte (Personne ne lit dans la tête du juge.) avoir eu pour effet de remplacer le doute par une conviction dans l'esprit du juge: Kip Viscusi est aussi scientifique dans son expertise que l'empereur est habillé dans le conte d'Andersen.

Comment les avocats des recours collectifs pourraient ne pas avoir eu la puce à l'oreille en lisant le rapport de 47 pages de l'économiste Viscusi où celui-ci sous-entend que les cigarettiers étaient justifiés de ne pas se joindre au concert des mises en garde contre le danger du tabagisme pour la santé, étant donné le peu de crédibilité que le public accordait aux dires des compagnies de tabac, cela sans au moins envisager que ce peu de crédibilité pourrait justement être le résultat historique de leur mutisme et de leur discours publicitaire rassurant parallèles aux mises en garde gouvernementales.

D'autres éléments allumaient des lumières rouges dans le rapport de l'économiste. Kip Viscusi conclut que les gens croient aux méfaits sanitaires du tabac, et même qu'ils les surestiment, mais il évite soigneusement de remarquer ce qui pourrait causer la persistance du comportement tabagique dans pareil contexte, à savoir, par exemple, un tout petit exemple, presque rien, la dépendance.

Le mot « addiction » (dépendance) n'est mentionné que deux fois, mais à propos de la dépendance pyschologique au jeu des clients de Loto-Québec, une entreprise poursuivie en justice qui a fait appel en 2008 à l'expertise de l'économiste Viscusi.

Le mot « addictive » (dépendogène ou toxicomanogène) n'est mentionné qu'une fois, mais pour parler du texte d'une des mises en garde sur les paquets voulue par la réglementation fédérale canadienne de 1993. Les mots addicted, dependence, habituation et habit n'apparaissent pas dans le rapport. Un tour de force.

Mardi, il y a eu des questions de Me Lespérance sur la théorie de l'économiste Viscusi.

Il en est ressorti que la décision de fumer est prise à chaque nouvelle cigarette que le fumeur allume, et que les gens prennent des décisions rationnelles dès l'âge de 12 ans, sinon avant. Vous froncez les sourcils ? Vous vous dites: voyons donc !  Eh bien c'est comme ça, point final. Le Docteur Viscusi l'a dit.

La théorie générale derrière le rapport de l'économiste, c'est que la décision de fumer est une décision rationnelle prise à partir d'une estimation des coûts et des bénéfices, et il faut le croire, puisqu'il est expert.

Quand un avocat des recours collectifs a rappelé au professeur américain qu'Imperial Tobacco Canada avait en sa possession des sondages qui montraient que 80 % des fumeurs croyaient qu'on peut fumer 3 cigarettes ou plus sans danger, l'économiste a répondu que cela ne compte pas.

Lors du contre-interrogatoire de mardi,  Kip Viscusi a failli inventer par inadvertance le concept de cancérogénéité marginale. Oui fumer est dangereux, mais est-ce qu'une cigarette de plus va tuer le fumeur ? Non, selon l'économiste, puisque le fumeur va en fumer des dizaines de milliers, alors une de plus ou de moins ne va pas changer grand chose au risque.

S'il prend la décision à chaque cigarette, et qu'une de plus n'ajoute qu'infiniment peu à son risque tout en procurant une satisfaction immédiate, le modèle de M. Viscusi a une certaine cohérence à dire que la décision est rationnelle, pour autant que l'idée de satisfaction soit-elle même rationnelle.

À ceux qui ont déjà suivi des cours d'économique à l'université, cela pourrait faire penser à cette blague que contait notamment l'économiste québécois Kimon Valaskakis. Dans un poulailler où vivent dix poules, le fermier vient en chercher une chaque jour pour la tuer et la vendre. Le soir du huitième jour, l'une des deux poules encore dans le poulailler dit à l'autre: cela fait huit jours que nous sommes épargnées, si la tendance se maintient, nous aurons la vie sauve.


Quel risque influence la décision d'acheter

Me Lespérance s'est demandé à voix haute comment croire qu'une information sur le risque pour la santé de fumer la cigarette par comparaison à ne pas fumer ne soit pas pertinente dans la décision du consommateur aux yeux de l'économiste Viscusi, mais que la connaissance du risque pour la santé de fumer des cigarettes légères par comparaison à celui de fumer des cigarettes régulières, est si importante que l'expert, cette fois-là à la demande du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, s'est déjà prononcé contre l'idée d'un emballage uniforme et neutre, lorsque le Canada l'a brièvement envisagé en 1994. (pîèce 1680)

Ce n'est pas la même chose, a grosso modo répondu l'expert.

Pour le témoin, les gens ont besoin de savoir quelles cigarettes font courir le moins grand risque à leur santé, celles dans le paquet blanc par rapport à celles du paquet rouge. Par contre, ils ne savent pas quoi faire avec un nombre absolu, et cherchent un dénominateur. Il faut donc les abreuver de pourcentages. (...et une base de 100 leur donnerait apparemment plus d'assurance qu'une base de 1.)

Il est difficile de croire que l'économiste qualifie de nombre absolu un ratio de risque relatif. Quand on dit qu'un fumeur a 10 fois plus de risque d'être atteint par un cancer du poumon qu'un non-fumeur, le dénominateur implicite est un, soit le risque de base, le risque du non-fumeur.

Et pourtant, M. Viscusi a parlé des ratios de risque relatif comme des nombres absolus.

Me Lespérance s'était préparé et bien préparé, mais il n'a pas eu la patience de recommencer au degré zéro absolu des admissions, du genre 1 + 1 = 2, ou il n'a pas cru sage d'éprouver la patience du juge en remontant si haut dans la connaissance scientifique. M. Viscusi avait peut-être fait suffisamment dégât à sa crédibilité.

Si l'économiste Viscusi vivait au Québec, il collaborerait probablement à l'Institut économique de Montréal. Une bonne partie de ses recherches visent d'ailleurs à montrer que l'intervention de l'État dans l'économie est inutile ou nuisible. L'entreprise privée a toujours raison.

Quand le procureur Philippe Trudel des recours collectifs a mis le professeur devant un jugement de la Cour suprême du Canada où la dépendance est associée à une perte de contrôle sur l'usage d'une substance dépendogène, le témoin s'est empressé de dire qu'il y a dans la société plus d'anciens fumeurs que de personnes qui fument actuellement, comme l'aurait dit, par exemple, le témoin Jean-Louis Mercier, ancien chef de la direction d'Imperial.

Ce n'était pas la première fois que l'économiste Viscusi parlait comme un cadre supérieur de l'industrie. À un autre moment, il a employé très exactement les mêmes mots que le chef de la direction de Reynolds Tobacco devant le Congrès des États-Unis en 1994:  « la nicotine, selon la définition classique de la dépendance, n'est pas...»

M. Viscusi dit que le public a toujours cru qu'il est difficile d'arrêter de fumer, et cela ne l'empêche pas de continuer, donc c'est inutile de lui dire.

Et si ladite dépendance était aussi une réalité, et pas seulement une croyance ?


Un grand flou sur la genèse du rapport

Si ce n'est pas sa capacité de fendre les cheveux en quatre qui a fait le plus tort à la crédibilité de l'expert, c'est peut-être sa façon hésitante et torturée de répondre aux questions de Me Trudel sur la genèse de son rapport.

Quand lui a-t-on confié le mandat ? Est-ce lui ou quelqu'un d'autre qui a formulé les questions du mandat ? Qui lui a transmis telles ou telles données ?

Le professeur Viscusi a eu plus de mal à marmonner des réponses à ces questions concernant des événements des derniers 14 mois que certains témoins en ont à répondre à des questions sur des discussions et débats il y a 25 ans.

Par-dessus le marché, l'expert croit qu'il a déjà détruit une partie des données dont il s'est servi, parce qu'il n'avait pas de place sur son ordinateur... Il faudra que le procureur des recours collectifs passe par les avocats du tabac pour mettre la main sur certains fichiers.


Admission tardive

Dans son rapport et pendant deux jours de témoignage, le professeur Viscusi a prétendu que les mises en garde sanitaires ne pouvaient avoir aucun effet sur la connaissance publique des méfaits du tabac et donc les décisions de fumer dans le public, dès lors que ledit public a déjà été mis en garde (on ne sait pas trop quand, apparemment par le rapport du Surgeon General de 1964 sur le cancer du poumon causé par l'usage de la cigarette, ou au Canada par la déclaration du même type de la ministre fédérale de la Santé Judy LaMarsh en 1963). Bref, le public est prévenu, une bonne fois pour toutes, et tant pis pour les gens nés dans les années 1980, par exemple.

Si les mises en garde contre le tabagisme étaient si peu pertinentes pour influencer le comportement du public, on pouvait se demander pourquoi l'industrie a combattu la volonté du gouvernement d'imposer des mises en garde sur les paquets de cigarettes, en application de la Loi réglementant les produits du tabac (LRPT) de 1988. (Sitôt la loi en vigueur en 1989, elle fut contestée devant les tribunaux, et les clauses qui interdisaient toute publicité des produits du tabac furent finalement invalidées par la Cour suprême du Canada en 1995, contrairement au reste de la loi, notamment les clauses qui donnaient au ministre de la Santé le pouvoir d'imposer des mises en garde sur les paquets de cigarettes.) (Lesdites mises en garde furent cependant attribuées à « Santé Canada », ce qui était une autre victoire de l'industrie devant la Cour suprême.)

Après que les avocats eurent fini de poser leurs question au témoin-expert, le juge Brian Riordan lui en a posé.

Le juge a voulu que l'économiste compare deux genres de mises en garde: l'un, général, qui fut celui des mises en garde apposées sur les annonces au temps de l'auto-réglementation des compagnies de tabac (1972-1995), et l'autre, plus spécifique, qui est celui pratiqué sur les paquets de cigarettes depuis lors.  (Les mises en garde illustrées datent pour leur part de 2001.)

Il resort de ce court interrogatoire particulier que les mises en garde qu'a imposées le gouvernement d'Ottawa étaient plus efficaces que les mises en garde pratiquées par l'industrie.

Ce qu'il faut de sanglots, pour un air de guitare.

Le témoignage de Kip Viscusi s'est terminé mardi après-midi.

Au menu du reste de la semaine: le témoignage de la Dre Dominique Bourget.

mardi 21 janvier 2014

200e jour - Un économiste qui tourne les coins ronds

Dans une école primaire d'un pays en développement, une institutrice demanda un jour à ses élèves quel était le métier de leur père. Un élève dit: menuisier. Un autre dit: épicier. Un autre encore dit: pianiste dans un bordel. À la rencontre parents-maître suivante, l'institutrice demanda des explications au père de cet enfant. Et celui-ci de répondre: je suis économiste mais ne voulais pas lui dire la vérité.

(PCr)

Lors de la présentation de son rapport d'expertise en mai 2013, l'historien Jacques Lacoursière avait utilisé un schéma de ce qui constitue à son avis les sources d'une soi-disant connaissance populaire des dangers du tabagisme.

diapositive montrée le 13 mai 2013 au tribunal
Au 17e point de son rapport daté de juin 2013 enregistré en preuve lundi par le procureur de JTI-Macdonald Guy Pratte, un nouveau témoin-expert de la défense des cigarettiers, l'économiste Kip Viscusi, déclare que dans une discussion sur la connaissance qu'a un consommateur des risques sanitaires d'un produit, les sources d'information pertinente sont, entre autres, les mises en garde et déclarations des responsables de la santé publique, l'avis des médecins, les expériences personnelles du fumeur, les discussions sur les risques du tabagisme à l'école, l'observation des effets du tabagisme sur la santé des autres, des interventions de la famille ou d'amis, et le traitement du sujet du tabagisme par les médias imprimés ou électroniques.

W. Kip Viscusi
William Kevin Viscusi, mieux connu sous le nom de W. Kip Viscusi, est un « distinguished professor » de l'Université Vanderbilt au Tennessee. Le bonhomme de 64 ans possède un doctorat en science économique de l'Université Harvard et a surtout enseigné à l'Université Duke, en Caroline du Nord. Me Pratte, qui s'est une fois de plus montré très à l'aise dans un interrogatoire où il est question de science, s'est notamment employé à montrer l'éminence de Kip Viscusi comme chercheur universitaire, prolifique auteur publié dans des revues avec révision par des pairs, et consultant, notamment pour le gouvernement fédéral américain. M. Viscusi a aussi déjà témoigné en justice comme expert dans d'autres causes reliées au tabagisme, du bord de l'industrie.

Lundi, l'expertise du professeur Viscusi au sujet des croyances relatives au risque de fumer (risk beliefs) a été reconnue par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Entre autres sources pertinentes, ....peut-on lire dans son rapport. Alors quoi d'autres ?

Et les annonces de cigarettes ? a demandé au témoin-expert l'avocat des recours collectifs André Lespérance.

Non, pas les annonces de cigarettes, parce que ce n'est pas de l'information, a répondu en substance le professeur Viscusi.

En apparence, on pourrait donc conclure à un beau recoupement des vues de l'historien Lacoursière et de l'économiste Viscusi.


Connaissance versus croyance

Le défi est cependant plus grand pour l'expert Viscusi que pour les trois historiens (Lacoursière, Flaherty et Perrins) mandatés par la défense pour produire un rapport d'expertise sur la « connaissance » des méfaits du tabagisme.

Lacoursière, tout comme les deux autres historiens, s'efforçait, sans toujours réussir, de faire valoir qu'il n'avait pas étudié les « croyances » du public. En revanche, le rapport d'expertise de l'économiste Viscusi parle abondamment des croyances.

L'expert du jour donne lui même dans son rapport des exemples de comportements apparemment irrationnels en dépit d'une information très claire. Il mentionne que des gens ont refusé d'évacuer leur domicile, même quand les services de météorologie annonçaient la venue d'un ouragan dans leur région. Il parle aussi de ces gens qui dépassent les limites de vitesse clairement affichée le long des routes, en dépit du risque d'écoper d'une amende.

Pour l'expert du jour, cela devrait nous convaincre qu'il ne sert à rien de multiplier les mises en garde sanitaires, et qu'il ne faudrait pas reprocher aux cigarettiers de ne pas s'être joints au concert de récriminations contre l'usage du tabac.

Ci-dessous, voici un chronogramme de la prévalence du tabagisme au Canada qui est apparu à l'écran de la salle d'audience lundi.



Devant le juge Riordan, le professeur Viscusi a affirmé que SI les mises en garde (warnings) contre la nocivité du tabagisme avaient eu un effet, on aurait dû observer une discontinuité dans la tendance à la baisse de la prévalence du comportement.

Le public du procès, à l'encontre de tout ce que les avocats du tabac se sont efforcés de montrer depuis mars 2012, pourrait croire que lesdites mises en garde n'ont pas été une constante du discours des autorités depuis la déclaration de la ministre Judy LaMarsh en 1963 jusqu'à l'imposition en 2012 de mises en garde sanitaires illustrées plus grandes sur les paquets de cigarettes, en passant par le rapport de la Société royale sur la dépendance en 1989. Ou alors on pourrait croire que l'expression « warnings » désigne soudain quelque chose de bien précis que l'expert Viscusi n'a pas précisé lors de son témoignage de lundi.

Me Lespérance s'est brillamment attardé à montrer la faiblesse méthodologique du rapport Viscusi. Le contre-interrogatoire se poursuit aujourd'hui (mardi).


Une surestimation du risque par les fumeurs ?

Ci-dessous, voici un diagramme extrait du rapport d'expertise du professeur Viscusi. Lors de sondages auprès de la population américaine, on a demandé quelle est la fréquence du cancer du poumon parmi 100 fumeurs.

Année après année, la population a surestimé la prévalence du cancer du poumon.

Kip Viscusi conclut que cette surestimation est une surestimation du risque. Or, comme le juge Riordan l'a probablement appris avec l'épidémiologue Jack Siemiatycki le printemps dernier, s'il ne le savait pas déjà, la prévalence sert à calculer le risque relatif d'un comportement, mais n'est pas un synonyme. S'il y a une donnée dont la connaissance a au moins une petite chance d'influencer la « décision » d'une personne de fumer ou de ne pas fumer, ce serait le risque d'être atteint d'un cancer en fumant plutôt qu'en ne fumant pas, et non la prévalence de quoi que ce soit. Et le risque d'être atteint d'un cancer du poumon à cause de son tabagisme, le professeur Siemiatycki l'a estimé entre 7 et 10 fois plus grand qu'en ne fumant pas. Dès 1964, le Surgeon General des États-Unis rapportait que fumer multiplie par 10 le risque d'un homme d'être atteint par le cancer du poumon. Dit autrement, cela signifie 900 % de plus de risque qu'en ne fumant pas. Que pourrait bien signifier un « risque » de 10 % ?

Un tel glissement conceptuel dissimulé dans un diagramme, s'il était pratiqué par un étudiant de sciences humaines dans un collège québécois, lui vaudrait sûrement quelques remontrances de son professeur de méthodes quantitatives. On s'étonne que l'économiste Viscusi ait pu se balader devant des cours de justice avec des diagrammes pareils (il y en a trois autres dans le rapport). Ils sont censés montrer que même les fumeurs, et en particulier les jeunes, surestiment le « risque » de leur comportement.

Puisque l'économiste Viscusi prétend dans son rapport que la décision de fumer relève d'une évaluation rationnelle des coûts et des bénéfices tels que perçus par le fumeur, Me Lespérance a demandé au témoin-expert s'il avait évalué la surestimation que font les fumeurs des bénéfices. Après tout, les fumeurs vivent dans un environnement où la publicité et les légendes existent, et pas plus tard que la semaine dernière, un ancien haut dirigeant de compagnie de tabac et très calé en marketing reconnaissait que les fumeurs prêtent aussi des vertus au tabac (la réduction du stress, par exemple), selon ce qu'en savait sa compagnie.

Après avoir résisté, l'expert de la défense a été obligé d'admettre qu'il n'avait pas étudié la perception des bénéfices.

Me Lespérance a aussi fait dire au professeur Viscusi que ce que les diagrammes montraient, c'est la moyenne des prévalences perçues par la population ou des sous-ensembles de la population, mais que plusieurs fumeurs pouvaient avoir une estimation de la prévalence plus basse et non pas plus haute que la prévalence réellement observée.


Dangereux, mais pas pour moi

Puisque toutes les données que possède l'expert Viscusi sur la connaissance et les croyances des fumeurs au Canada proviennent de sondages analysés par le politologue Raymond Duch, Me Lespérance a guidé l'économiste vers les questions et les réponses de ces sondages. Il en est ressorti que les mêmes fumeurs qui disaient croire que le tabagisme est une cause du cancer du poumon estimaient aussi qu'on peut fumer jusqu'à 15 cigarettes par jour sans danger (c'est « safe »).

Devant le fait que des fumeurs étaient nombreux à estimer leur risque de mourir dans un accident de la route est plus grand que leur risque de mourir d'une maladie due à leur tabagisme, le professeur Viscusi a commencé par suggérer que les fumeurs surestimaient peut-être les dangers de la route, puis il leur a donné raison en disant que si on considérait le nombre d'années de vie perdues dans les accidents routiers, le risque était plus grand avec la route qu'avec le tabagisme.

Il semble bien que le mot risque de nouveau employé par l'expert désignait alors l'espérance mathématique des pertes. Un très beau concept, bien connu des actuaires et des économistes, mais fort différent du concept de prévalence utilisé comme mesure du risque dans le rapport, et un autre glissement sémantique.

Selon toutes vraisemblances, Me Lespérance va continuer aujourd'hui (mardi) de secouer les tables sur lesquelles reposent les châteaux de cartes de M. Viscusi.