mardi 21 janvier 2014

200e jour - Un économiste qui tourne les coins ronds

Dans une école primaire d'un pays en développement, une institutrice demanda un jour à ses élèves quel était le métier de leur père. Un élève dit: menuisier. Un autre dit: épicier. Un autre encore dit: pianiste dans un bordel. À la rencontre parents-maître suivante, l'institutrice demanda des explications au père de cet enfant. Et celui-ci de répondre: je suis économiste mais ne voulais pas lui dire la vérité.

(PCr)

Lors de la présentation de son rapport d'expertise en mai 2013, l'historien Jacques Lacoursière avait utilisé un schéma de ce qui constitue à son avis les sources d'une soi-disant connaissance populaire des dangers du tabagisme.

diapositive montrée le 13 mai 2013 au tribunal
Au 17e point de son rapport daté de juin 2013 enregistré en preuve lundi par le procureur de JTI-Macdonald Guy Pratte, un nouveau témoin-expert de la défense des cigarettiers, l'économiste Kip Viscusi, déclare que dans une discussion sur la connaissance qu'a un consommateur des risques sanitaires d'un produit, les sources d'information pertinente sont, entre autres, les mises en garde et déclarations des responsables de la santé publique, l'avis des médecins, les expériences personnelles du fumeur, les discussions sur les risques du tabagisme à l'école, l'observation des effets du tabagisme sur la santé des autres, des interventions de la famille ou d'amis, et le traitement du sujet du tabagisme par les médias imprimés ou électroniques.

W. Kip Viscusi
William Kevin Viscusi, mieux connu sous le nom de W. Kip Viscusi, est un « distinguished professor » de l'Université Vanderbilt au Tennessee. Le bonhomme de 64 ans possède un doctorat en science économique de l'Université Harvard et a surtout enseigné à l'Université Duke, en Caroline du Nord. Me Pratte, qui s'est une fois de plus montré très à l'aise dans un interrogatoire où il est question de science, s'est notamment employé à montrer l'éminence de Kip Viscusi comme chercheur universitaire, prolifique auteur publié dans des revues avec révision par des pairs, et consultant, notamment pour le gouvernement fédéral américain. M. Viscusi a aussi déjà témoigné en justice comme expert dans d'autres causes reliées au tabagisme, du bord de l'industrie.

Lundi, l'expertise du professeur Viscusi au sujet des croyances relatives au risque de fumer (risk beliefs) a été reconnue par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Entre autres sources pertinentes, ....peut-on lire dans son rapport. Alors quoi d'autres ?

Et les annonces de cigarettes ? a demandé au témoin-expert l'avocat des recours collectifs André Lespérance.

Non, pas les annonces de cigarettes, parce que ce n'est pas de l'information, a répondu en substance le professeur Viscusi.

En apparence, on pourrait donc conclure à un beau recoupement des vues de l'historien Lacoursière et de l'économiste Viscusi.


Connaissance versus croyance

Le défi est cependant plus grand pour l'expert Viscusi que pour les trois historiens (Lacoursière, Flaherty et Perrins) mandatés par la défense pour produire un rapport d'expertise sur la « connaissance » des méfaits du tabagisme.

Lacoursière, tout comme les deux autres historiens, s'efforçait, sans toujours réussir, de faire valoir qu'il n'avait pas étudié les « croyances » du public. En revanche, le rapport d'expertise de l'économiste Viscusi parle abondamment des croyances.

L'expert du jour donne lui même dans son rapport des exemples de comportements apparemment irrationnels en dépit d'une information très claire. Il mentionne que des gens ont refusé d'évacuer leur domicile, même quand les services de météorologie annonçaient la venue d'un ouragan dans leur région. Il parle aussi de ces gens qui dépassent les limites de vitesse clairement affichée le long des routes, en dépit du risque d'écoper d'une amende.

Pour l'expert du jour, cela devrait nous convaincre qu'il ne sert à rien de multiplier les mises en garde sanitaires, et qu'il ne faudrait pas reprocher aux cigarettiers de ne pas s'être joints au concert de récriminations contre l'usage du tabac.

Ci-dessous, voici un chronogramme de la prévalence du tabagisme au Canada qui est apparu à l'écran de la salle d'audience lundi.



Devant le juge Riordan, le professeur Viscusi a affirmé que SI les mises en garde (warnings) contre la nocivité du tabagisme avaient eu un effet, on aurait dû observer une discontinuité dans la tendance à la baisse de la prévalence du comportement.

Le public du procès, à l'encontre de tout ce que les avocats du tabac se sont efforcés de montrer depuis mars 2012, pourrait croire que lesdites mises en garde n'ont pas été une constante du discours des autorités depuis la déclaration de la ministre Judy LaMarsh en 1963 jusqu'à l'imposition en 2012 de mises en garde sanitaires illustrées plus grandes sur les paquets de cigarettes, en passant par le rapport de la Société royale sur la dépendance en 1989. Ou alors on pourrait croire que l'expression « warnings » désigne soudain quelque chose de bien précis que l'expert Viscusi n'a pas précisé lors de son témoignage de lundi.

Me Lespérance s'est brillamment attardé à montrer la faiblesse méthodologique du rapport Viscusi. Le contre-interrogatoire se poursuit aujourd'hui (mardi).


Une surestimation du risque par les fumeurs ?

Ci-dessous, voici un diagramme extrait du rapport d'expertise du professeur Viscusi. Lors de sondages auprès de la population américaine, on a demandé quelle est la fréquence du cancer du poumon parmi 100 fumeurs.

Année après année, la population a surestimé la prévalence du cancer du poumon.

Kip Viscusi conclut que cette surestimation est une surestimation du risque. Or, comme le juge Riordan l'a probablement appris avec l'épidémiologue Jack Siemiatycki le printemps dernier, s'il ne le savait pas déjà, la prévalence sert à calculer le risque relatif d'un comportement, mais n'est pas un synonyme. S'il y a une donnée dont la connaissance a au moins une petite chance d'influencer la « décision » d'une personne de fumer ou de ne pas fumer, ce serait le risque d'être atteint d'un cancer en fumant plutôt qu'en ne fumant pas, et non la prévalence de quoi que ce soit. Et le risque d'être atteint d'un cancer du poumon à cause de son tabagisme, le professeur Siemiatycki l'a estimé entre 7 et 10 fois plus grand qu'en ne fumant pas. Dès 1964, le Surgeon General des États-Unis rapportait que fumer multiplie par 10 le risque d'un homme d'être atteint par le cancer du poumon. Dit autrement, cela signifie 900 % de plus de risque qu'en ne fumant pas. Que pourrait bien signifier un « risque » de 10 % ?

Un tel glissement conceptuel dissimulé dans un diagramme, s'il était pratiqué par un étudiant de sciences humaines dans un collège québécois, lui vaudrait sûrement quelques remontrances de son professeur de méthodes quantitatives. On s'étonne que l'économiste Viscusi ait pu se balader devant des cours de justice avec des diagrammes pareils (il y en a trois autres dans le rapport). Ils sont censés montrer que même les fumeurs, et en particulier les jeunes, surestiment le « risque » de leur comportement.

Puisque l'économiste Viscusi prétend dans son rapport que la décision de fumer relève d'une évaluation rationnelle des coûts et des bénéfices tels que perçus par le fumeur, Me Lespérance a demandé au témoin-expert s'il avait évalué la surestimation que font les fumeurs des bénéfices. Après tout, les fumeurs vivent dans un environnement où la publicité et les légendes existent, et pas plus tard que la semaine dernière, un ancien haut dirigeant de compagnie de tabac et très calé en marketing reconnaissait que les fumeurs prêtent aussi des vertus au tabac (la réduction du stress, par exemple), selon ce qu'en savait sa compagnie.

Après avoir résisté, l'expert de la défense a été obligé d'admettre qu'il n'avait pas étudié la perception des bénéfices.

Me Lespérance a aussi fait dire au professeur Viscusi que ce que les diagrammes montraient, c'est la moyenne des prévalences perçues par la population ou des sous-ensembles de la population, mais que plusieurs fumeurs pouvaient avoir une estimation de la prévalence plus basse et non pas plus haute que la prévalence réellement observée.


Dangereux, mais pas pour moi

Puisque toutes les données que possède l'expert Viscusi sur la connaissance et les croyances des fumeurs au Canada proviennent de sondages analysés par le politologue Raymond Duch, Me Lespérance a guidé l'économiste vers les questions et les réponses de ces sondages. Il en est ressorti que les mêmes fumeurs qui disaient croire que le tabagisme est une cause du cancer du poumon estimaient aussi qu'on peut fumer jusqu'à 15 cigarettes par jour sans danger (c'est « safe »).

Devant le fait que des fumeurs étaient nombreux à estimer leur risque de mourir dans un accident de la route est plus grand que leur risque de mourir d'une maladie due à leur tabagisme, le professeur Viscusi a commencé par suggérer que les fumeurs surestimaient peut-être les dangers de la route, puis il leur a donné raison en disant que si on considérait le nombre d'années de vie perdues dans les accidents routiers, le risque était plus grand avec la route qu'avec le tabagisme.

Il semble bien que le mot risque de nouveau employé par l'expert désignait alors l'espérance mathématique des pertes. Un très beau concept, bien connu des actuaires et des économistes, mais fort différent du concept de prévalence utilisé comme mesure du risque dans le rapport, et un autre glissement sémantique.

Selon toutes vraisemblances, Me Lespérance va continuer aujourd'hui (mardi) de secouer les tables sur lesquelles reposent les châteaux de cartes de M. Viscusi.