mercredi 29 janvier 2014

205e et 206e jours - Les vices cachés du chevalier servant

« J'ai clairement établi plus tôt que mon mobile n'est pas de soutenir l'industrie du tabac. Je suis ici pour défendre la bonne science et pour tenter de vous persuader que certaines choses que nous avons pris en considération jusqu'ici est de la mauvaise science pour une bonne cause. De la mauvaise science pour une bonne cause demeure de la mauvaise science. »
John B. Davies témoignant devant le tribunal le 29 janvier 2014

(CCa)

Au procès en responsabilité civile contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, le témoignage du psychologue social John Booth Davis, commencé lundi, s'est poursuivi mardi et mercredi, mais c'est seulement à la fin de son contre-interrogatoire par les avocats des recours collectifs que le témoin a dû composer avec les questions percutantes, plus typiques lors de l'audition d'un expert.

Il y avait quelque chose dans l'air qui semblait valoir à ce témoin un traitement tout en douceur. Une raison pourrait être qu'il n'aligne ses propos ni avec les compagnies de tabac qui l'ont appelé à témoigner à cause de ses points de vue sur la dépendance, ni avec les demandeurs au procès qui agissent au nom des fumeurs ordinaires dont M. Davies a dit se soucier.


Une danse précautionneuse

Rien d'étonnant alors à ce que l'avocate d'Imperial Tobacco Canada Sonia Bjorkquist ait montré la même prudence déférente qu'elle avait montrée lundi. Plusieurs de la douzaine de questions qu'elle a posées à son témoin ne nécessitaient guère plus qu'une courte réponse négative.

En usant de diverses formules, M. Davies a répété son opinion sur les propriétés pharmacologiques de la nicotine, c'est-à-dire qu'elle donnait du plaisir aux fumeurs, mais n'affectait pas leur capacité d'arrêter de fumer. Fumer du tabac est un comportement qui, comme les autres formes de toxicomanies, est déterminé par l'ensemble « drugs, set and setting » (propositions de traduction bienvenues). Les difficultés à arrêter de fumer ne sont « pas dues à la pharmacologie ou à des niveaux de dépendance atteints dans l'échelle de Fagerstrom, elles sont dues à des différences individuelles dans la valeur que donne chacun au fait de fumer des cigarettes et à la disponibilité des autres choses attrayantes ».

D'autres que John Davies pourraient voir le fait que les fumeurs rechutent souvent après avoir cessé de fumer comme un indicateur du degré de difficulté de la cessation tabagique. M. Davies a dit que le fait qu'environ 50 % des fumeurs pouvaient arrêter un moment donné signifiait que ce n'était pas vraiment difficile à faire, certainement pas aussi difficile que d'apprendre à bien jouer du violon. Le tabagisme ne laisse pas non plus de séquelles pharmacologiques persistantes. « Les cerveaux des gens qui ont été des gros fumeurs et qui ont ensuite cessé retournent à la normale après environ 12 semaines. » Les fumeurs doivent être vus comme des « êtres humains réfléchis », dont le comportement ne peut pas être expliqué par des données physiologiques et pharmacologiques.


La solitude du théoricien anti-dépendance au long cours

Le dense témoignage de M. Davies incluait plusieurs observations faciles à croire, telle que celle concernant l'influence du contexte social sur l'usage d'une drogue, ou le bénéfice de moments dans la vie, comme le mariage, qui aident les drogués du tabac à se redéfinir de différentes manières sans tabac. Cependant, les idées de M. Davies au sujet de la dépendance s'accordaient mal avec l'expérience vécu par les gens présents dans la salle d'audience.

Pierre Boivin
Me Pierre Boivin a illustré cela en demandant à John Davies de commenter les conclusions de plusieurs éminentes autorités médicales et légales qui ont défini le tabagisme comme une dépendance. Parmi elles figurent le Surgeon General des États-Unis dans son rapport de 2010 (pièce 601 au dossier), le Collège royal des médecins anglais dans son rapport de 2000 (pièce 1587) et dans celui de 2007 (pièce 1588), le Collège royal des  psychiatres (pièce 1688), la Société royale du Canada (pièce 212), et même la Cour Suprême du Canada.

Nicotine Explained, l'opuscule de BAT
pièce 1689 au dossier
John Davies a eu un ton moqueur quand on lui a montré que même les compagnies de tabac reconnaissent maintenant que le tabac est toxicomanogène. (Le site web de Rothmans, Benson & Hedges avance que « tous les produits du tabac crée la dépendance ».(pièce 834) et le récent livret de British American Tobacco intitulé Nicotine Explained (pièce 1689) stipule que « la nicotine en n'importe quelle concentration a le potentiel de causer une dépendance ».)

« Je ne suis pas habitué de me faire demander de commenter le matériel de relations publiques des organisations commerciales. Je suis quelque peu en situation désavantageuse. » a dit le professeur.

En face de cette pesante concordance de vues, M. Davies a eu l'air de plus en plus isolé dans les siennes. Cela m'a fait me souvenir du propos du premier témoin-expert de la défense, l'historien Jacques Lacoursière: « je reste isolé dans ma pensée académique. »


Le chat sorti du sac
Me Philippe Trudel a changé la tactique de la partie demanderesse en commençant son contre-interrogatoire vers la fin de la journée de mardi. L'avocat a défié le témoin de la défense de dire qui exactement avait tenu le discours que la dépendance à la nicotine signifiait que c'était impossible d'arrêter de fumer. Et qui avait dit que c'était la seule raison de fumer ?

À part le Dr Juan Negrete (l'expert des recours collectifs), John Davies n'a pu nommer personne.

Confronté pour la première fois à des questions éprouvantes, M. Davies a ensuite fait marche arrière.

Il a fini par reconnaître que la pharmacologie d'une drogue était effectivement un obstacle à l'arrêt tabagique. De reculons, il a aussi admis qu'avec quelques reformulations (mettre « difficulté d'arrêter » au lieu d' « érosion de la volonté », par exemple), sa propre vue (du problème) n'était pas très éloigné de celle du Dr Negrete.


Le souci pour la jeunesse

Pour connaître le côté pratique des vues du témoin sur la dépendance, Me Trudel a enlevé son masque de philosophe à M. Davies en lui demandant comment il conseillerait une adolescente à caractère fort qui se demanderait si elle devrait faire usage de métamphétamine cristallisée. Le prétendu iconoclaste a eu l'air d'un vieil oncle inquiet: « Je dirais à la jeune dame : ne fais pas cela. C'est dangereux. Tu pourrais développer une accoutumance, tu serais pas mal mieux de mettre cela de côté. »

Néanmoins, Davies n'utiliserait pas le mot « dépendance ». « Je dirais qu'il y a de bonnes chances qu'avec cette drogue tu t'attires des ennuis. Tu pourrais vouloir en utiliser de plus en plus et tu pourrais de mettre dans un état où ça ne sera pas bon du tout. Je ne lui dirais jamais qu'elle se mettrait dans un état où elle ne pourrait plus arrêter

Me Trudel a alors montré au témoin (et remontré au juge du même coup) les résultats de forums de discussion (focus groups) organisés pour le compte d'Imperial Tobacco et où les chercheurs concluaient que la perspective de perdre son autonomie était l'un des plus puissants messages qui pouvait être utilisé pour dissuader les adolescents de fumer (Projet Jeunesse - pièce 301).

Mr. Davies était dubitatif. Il a dit que cette découverte contredisait la recherche qu'il a fait lui-même. 


Vingt ans de cachotteries

Lundi matin, pendant l'interrogatoire et le contre-interrogatoire qui précèdent la qualification d'un expert par le juge, M. Davies s'était fait interroger au sujet de son refus d'adhérer au Consensus de Farmington de 1997 (pièce 1686) qui exige que les auteurs divulguent leurs sources de financement. Le professeur a dit qu'il avait refusé de le faire au motif qu'une telle exigence était injuste et un prélude à la censure.

Mercredi, Philippe Trudel a révélé un autre possible motif: M. Davies lui-même aurait ainsi été obligé de révéler le travail qu'il a fait depuis 1994 pour les études d'avocats en charge de la défense de l'industrie du tabac (Le professeur Davies a été recruté par le célèbre cabinet juridique Shook, Hardy & Bacon, mais il a déclaré mercredi qu'il n'avait jamais fait de recherches sur les antécédents de ce cabinet.)

C'était un lien financier qu'il n'a jamais révélé, même quand il écrivait que les poursuites judiciaires déservent l'intérêt des fumeurs, dans un livre publié la même année que le Consensus de Farmington et intitulé Drugspeak: the Analysis of Drug Discourse (pièce 21060.63A).

Mercredi, John Davies a réitéré son point de vue, affirmant que si le recours collectif Létourneau (des personnes dépendantes) gagnait, cela « enverrait un message désastreux à la planète. Cela accréditerait l'idée que vous ne pouvez pas contrôler vos habitudes tabagiques et que tu peux être payé pour continuer à fumer... C'est là que la bataille doit être menée et c'est pourquoi je suis ici. »


Que dirait R. J. Perrins de l'excentrique John Davies ?

Le procureur Trudel a terminé son contre-interrogatoire en faisant valoir au juge Riordan que John Davies avait souvent eu des vues si éloignées du courant principal de la science que ce pourrait être mal inspiré de s'appuyer là-dessus pour soutenir un jugement.

Me Trudel a souligné la tendance que M. Davies a admis avoir à conclure que « lorsque tout le monde est d'accord à propos de quelque chose, ce doit être faux ». Même la « trop confortable » théorie de l'évolution  figure au rang de celles que John Davies met en doute. (préface à son livre Drugspeak: pièce 21060.63)

L'avocat a rappelé la conclusion d'un autre expert de la défense, l'historien Robert John Perrins, qui a écrit qu'après le consensus de 1989 (année du rapport de la Société royale) à propos de l'usage du mot dépendance, quiconque dirait le contraire passerait pour un hurluberlu (outlier) et « ne serait pas très crédible, d'un point de vue historique ».

Pour finir, l'avocat des recours collectifs a fait connaître la diatribe sans queue ni tête du professeur Davies contre les mesures gouvernementales de contrôle du tabac. « J'ai commencé à voir des chambres à gaz !» a dit M. Davies devant la caméra. (pièce 1692)

Que pouvait-on dire de plus?  Me Trudel a remercié M. Davies et s'est rassis. L'avocate Sonia Bjorkquist a décidé de ne pas poser de questions additionnelles à son témoin. Le juge Brian Riordan n'a pas eu non plus la moindre question à poser.

*

Retour aux affaires courantes

L'après-midi de la journée de mercredi est passé dans des discussions non concluantes sur diverses matières. Nous y reviendrons dans une prochaine édition.

Demain jeudi, l'ancien cadre de JTI-Macdonald Lance Newman est censé venir livrer la fin de son témoignage, en matinée.

Dans l'après-midi, les parties débattront de questions procédurales.


traduit et adapté par Pierre Croteau d'après un compte-rendu ...