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mercredi 9 octobre 2013

171e jour - Dernier tour de piste du marketeur Anthony Kalhok

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(PCr)
Pendant des années, la firme Canadian Market Facts Limited a sondé pour le compte d'Imperial Tobacco, le principal fournisseur du marché québécois, les perceptions des fumeurs de 15 ans et plus.

En 1977, elle rapportait que parmi les Canadiens francophones de 15 ans et plus, 68 % déclaraient qu'il n'est pas du tout vrai qu'ils se sentent plus à l'aise parmi les fumeurs que parmi non-fumeurs, contre 27 % qui disaient que c'est un peu vrai, et 4 % qui répondaient que c'est tout à fait vrai.

On devine que les réponses n'auraient plus été les mêmes à la veille de l'entrée en vigueur au Québec de lois qui ont interdit, d'abord timidement puis plus généreusement, de fumer en divers endroits publics, en 1986 (loi Lincoln), en 1999 (loi Rochon de 1998) et en 2006 (loi Couillard de 2005).

Parmi les mêmes répondants de 1977, on pouvait aussi remarquer que 44 % déclaraient fumer davantage durant les fins de semaine, contre 8 % qui affirmaient le faire plus souvent durant la semaine.

Chez Imperial, les renseignements régulièrement fournis par Canadian Market Facts, dont on ne vient de voir qu'un très petit échantillon, servaient à segmenter le marché et à trouver la bonne stratégie publicitaire pour chaque « cible ». Les cigarettiers connaissaient leurs clients fidèles et leurs clients potentiels, ce qui est naturel. Il n'y a rien d'étonnant à ce que leurs annonces de la même époque aient plus souvent montré des fumeurs dans leurs loisirs de fin de semaine ou de vacances, souvent en présence de non-fumeurs, que lors de pauses du travail ou durant le travail.

Par comparaison, de quelles données systématiquement et régulièrement colligées les chercheurs en santé publique de l'époque disposaient-ils ?

*

Les exemples ci-haut mentionnés viennent de la pièce 130 au dossier de la preuve, enregistrée devant le tribunal au printemps 2012.

Cette pièce est revenue sur les écrans de la salle d'audience lundi, parmi plusieurs autres pièces déjà versées au dossier.

Comme le témoin du jour, Anthony Kalhok, un ancien vice-président au marketing d'Imperial Tobacco, était déjà comparu sept fois au procès (dont près de six jours complets d'audition consacrés à son seul témoignage), le défenseur de la compagnie, Me Craig Lockwood, a eu beaucoup de mal à trouver quelque chose de nouveau à lui faire raconter à l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Le témoin a répété que le marketing vise à enlever des parts de marché aux concurrents et non pas à créer une nouvelle clientèle parmi les adolescents, tout en reconnaissant que les fumeurs sont fidèles à leur marque favorite et que le marché déclinait.  Il a également répété que sa compagnie et l'industrie n'ont jamais fait d'allégations publiques en matière de nocivité relative de leurs différentes marques.

En revanche, M. Kalhok a aussi fait l'éloge de la puissance du paquet de cigarettes comme outil de promotion d'une marque partout où va le fumeur, et cet éloge n'était sûrement pas au programme de l'interrogatoire de l'avocat, en une époque où l'industrie cherche à éviter que des pays soient tentés d'imiter l'Australie en imposant des emballages neutres et uniformes de produits du tabac.

De son côté, le procureur de la partie demanderesse André Lespérance a tenté, comme son équipier Bruce Johnston en d'autres occasions, de cuisiner le témoin.

Alors qu'un autre témoin souvent revenu au tribunal depuis mars 2012, Michel Descôteaux, a durant certaines comparutions primitives paru prendre un certain plaisir à jouer une partie d'échecs avec un procureur des recours collectifs, avant de finir par avoir l'air écoeuré les dernières fois, le témoin Kalhok, lui, revient chaque fois de plus en plus culotté et souriant.

M. Kalhok a-t-il joué au curling sur le bord du précipice, notamment à propos de l'absence de prétentions de l'industrie quant au caractère moins dommageable des cigarettes à basse teneur en goudron ?

Il y a deux manières de voir les choses, et on ne sait pas laquelle le juge Riordan adoptera.

Ou bien le magistrat attachera une grande importance au fait qu'il n'a pas entendu d'aveu, ou bien il se fiera à sa longue observation du témoin et conclura que l'as du marketing d'Imperial est trop intelligent pour être cru quand il explique que l'industrie fait de la prose sans le savoir, c'est-à-dire affirme ou du moins sous-entend que certains de ses produits sont plus sûrs ou moins risqués pour la santé, sans avoir voulu le faire.

Avant même que commence le contre-interrogatoire par Me Lespérance de l'homme qui a obtenu que Player's détrône Export A auprès des fumeurs canadiens, il est possible que le juge Riordan se soit souvenu, après les heures passées l'hiver dernier avec les experts Christian Bourque, Raymond Duch et Claire Durand à éplucher les sondages, qu'Imperial Tobacco savait que les consommateurs croient souvent que les cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine sont plus sûres pour la santé, et que les consommateurs associent souvent les notions de douceur et de légèreté (bien plus anciennes selon M. Kalhok) avec la notion de basse teneur en goudron et en nicotine.

Le contre-interrogatoire mené par Me Lespérance lundi, ainsi que le rapide passage en revue de certains documents ont permis de compléter le portrait. (notamment la pièce 1035 d' avril 1976 et la pièce 1577 d'avril 1978)

Imperial, et plus précisément Anthony Kalhok lui-même, s'est déjà plaint, en mai 1977, auprès du Conseil canadien des fabricants du tabac (CTMC), d'une annonce de la marque Viscount par le concurrent Benson & Hedges. (pièce 50007).

Dans cette annonce, Benson & Hedges claironnait que sa Viscount était la cigarette la plus douce, et Imperial a fait valoir au CTMC qu'elle-même offrait une marque avec encore moins de goudron, la Medalion, et que les consommateurs associaient l'idée de douceur avec celle de basse teneur en goudron et en nicotine.

Mais ce n'était pas parce que Benson & Hedges disait indirectement aux consommateurs que sa marque Viscount était un produit plus sûr pour la santé, qu'Imperial se plaignait, a expliqué M. Kalhok.

C'était parce le concurrent Benson & Hedges se mettait ainsi en position à côté d'Imperial pour profiter de la croyance des consommateurs en la vertu des produits à basse teneur en goudron. Lors d'une comparution au printemps 2012, M. Kalhok a prétendu que c'est le gouvernement fédéral canadien qui a transmis cette croyance aux Canadiens et l'a alimenté.

On se retrouve donc en présence d'une industrie qui vit le pari pascalien jusqu'au bout. Au 17e siècle, le mathématicien et philosophe Blaise Pascal disait qu'à défaut d'avoir la foi, il fallait faire comme si on l'avait, en espérant finir par l'avoir.
L'histoire racontée par l'industrie est la suivante:

  1. le gouvernement croyait que la basse teneur en goudron diminue le risque sanitaire;
  2. les consommateurs l'ont cru aussi;
  3. l'industrie a voulu répondre à la demande et elle a fait travailler ses chimistes sur le développement de produits plus sûrs;
  4. la plupart des produits n'ont pas abouti sur le marché, mais on a tout de même offert et vendu des cigarettes avec des perforations près du filtre qui diluaient la fumée dans l'air et devaient diminuer les doses de nicotine et de goudron absorbées;
  5. les marketeurs ont associé l'idée de basse teneur en goudron et en nicotine avec celles plus anciennes et plus floues de « douceur » et de « légèreté », afin de mousser les ventes;
  6. les fumeurs ont consommé lesdites cigarettes mais compensé en fumant autrement ou en fumant plus d'unités;
  7. cette compensation a été partielle de sorte qu'il y a tout de même eu des bénéfices en termes de santé publique (thèse soutenue par l'expert Michael Dixon en septembre dernier);
  8. si les spécialistes de la santé publique disent qu'il n'y a eu aucun bénéfice résultant de la consommation des cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine, ce n'est pas grave car l'industrie n'a jamais dit qu'il y en avait. En d'autres termes, les marketeurs n'y croyaient pas (sauf Wayne Knox, mais M. Kalhok semble n'avoir jamais pris connaissance du témoignage de son ancien lieutenant). L'industrie ne faisait que se plier aux croyances et désirs des consommateurs.
Peut-on inhaler cela ?

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

jeudi 7 mars 2013

121e jour - 6 mars - Le patient tissage de la toile se continue

Elle est longue, la liste des personnes qu'Imperial Tobacco Canada (ITCL), JTI-Macdonald (JTI-Mac) et Rothmans, Benson & Hedges (RBH) envisagent d'appeler à la barre des témoins de faits, et la partie défenderesse a le droit de l'allonger. On y trouve notamment une vingtaine de personnes jadis au service du gouvernement fédéral canadien, comme responsables politiques, cadres dans la fonction publique ou conseillers scientifiques.

Par contre, rendu où est le procès, les avocats des trois cigarettiers du marché québécois doivent obtenir la permission du juge pour ajouter à leur future preuve en défense des témoignages d'experts.

La défense des compagnies de tabac pense avoir besoin de produire des expertises, non annoncées avant l'automne dernier, au sujet de la connaissance du public de la nature des méfaits du tabac ainsi qu'au sujet du contenu utile des mises en garde sanitaires sur les paquets de cigarettes. Vraisemblablement trois expertises additionnelles au total.

Devant le juge Brian Riordan mercredi, Suzanne Côté (ITCL), Simon Potter (RBH) et François Grondin (JTI-Mac) ont plaidé la légalité et la nécessité de cet ajout à la preuve en défense. Un quatrième avocat, André Lespérance, a servi la réplique des recours collectifs.


Peaufinage du dossier

Entre temps, la partie demanderesse au procès continue la finition de sa preuve. Une partie du travail consiste à faire verser au dossier de la preuve des documents nouvellement obtenus, puisqu'il en arrive encore.

Dans d'autres cas, les documents font déjà partie du dossier depuis des mois, mais en vertu du jugement du 2 mai dernier de l'honorable Brian Riordan au sujet des documents orphelins, lequel jugement pourrait un jour être invalidé par un tribunal supérieur, on ne sait jamais.

Lorsque les avocats des recours collectifs ont à leur disposition un témoin qui peut venir dire qu'il a déjà lu ou vu ou reçu un document, voire y reconnaître une annotation, la mention 2-M (pour jugement du 2 mai) est enlevée, comme on enlève un petit drapeau dans une liste de courriels, et le document est dans la preuve, comme une pincée de sable fin dans du béton liquide qu'on va bientôt couler et faire sécher.

Mercredi, c'est l'ancien vice-président au marketing d'ITCL, le souriant Anthony Kalhok, qui est revenu devant le tribunal pour aider brièvement Me Gabrielle Gagné et Me André Lespérance dans cette tâche.  (Le travail concernait notamment les pièces 1026, 1029, 1035, 1039, 1044,  1045, 1051, 1056, 1063, 1065, 1073 et 1074.)

L'as du marketing a été brièvement contre-interrogé par Me Craig Lockwood d'ITCL. L'avocat espérait vraisemblablement minimiser l'importance des pièces examinées, en particulier une provenant d'un bureau de consultant en études de marché. Le témoin Kalhok a au contraire confirmé que le document avait une grande valeur pour les marketeurs de la compagnie à l'époque. Les avocats des recours collectifs se retenaient de pouffer de rire. Me Lockwood a gardé son sang-froid mais abrégé le contre-interrogatoire. De toutes manières, Tony Kalhok fait partie des témoins que la défense de l'industrie a annoncé vouloir rappeler à la barre. Encore que l'incident pourrait mener à une reconsidération de la pertinence d'un tel retour.
Le juge, qui n'avait pas oublié l'un des passe-temps de M. Kalhok que sa comparution en avril 2012 avait accidentellement révélé, a souhaité au témoin beaucoup de plaisir au curling.

Sur les marches du palais de justice de Montréal hier midi, le temps doux, pas encore printanier mais presque, avait multiplié les groupes de fumeurs. À la cafétéria, on croisait des agents de sécurité venus escorter devant un tribunal des prévenus logés dans une prison provinciale du district judiciaire. Une journée ordinaire dans un palais de justice. Le méga-procès historique du tabac échappe à l'attention des foules. Très peu de personnes sans toge hantent la salle d'audience 17.09 et aucune nouvelle tête.

*

Me Gagné a soumis au tribunal une chronologie des parts de marché des trois (jadis quatre) principaux cigarettiers canadiens, une chronologie qu'elle a rédigée sur la base de plusieurs documents. La période couverte va de 1956 à 1998. (pièce 1437).

Me Lockwood (ITCL) a fait valoir que les parts de marché calculées faisaient référence au Canada et non au Québec. Me Potter (RBH) a énuméré ses craintes méthodologiques. Le juge Riordan a dit qu'il appréciait la contribution de Me Gagné et que les cigarettiers avaient le droit et intérêt à fournir une chronologie qu'ils trouveraient meilleure.

Une dizaine d'autres documents ont été versés au dossier de la preuve et concernent le marketing de RBH (pièces 1439 à 1447).

* * *

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

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mercredi 9 mai 2012

25e jour - 8 mai - Le mystérieux docteur d'Ottawa : la fin d'un mythe

Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve, lisez les instructions à la fin du message d'aujourd'hui.

Mardi, après l'interrogatoire de Jean-Louis Mercier par Me Philippe Trudel puis Me Maurice Régnier, suivi de l'interrogatoire d'Anthony Kalhok par Me Bruce Johnston et Me Régnier, il ne restait que des cendres froides du mythe dans lequel des cadres d'Imperial Tobacco (Mercier, Descôteaux et Kalhok, à tout le moins) ont pu se complaire trop longuement : celui que leur compagnie avait agi en conformité de demandes du ministère fédéral de la Santé, et plus précisément de demandes d'un ancien haut fonctionnaire, le pharmacologue Alexander B. Morrison, en ce qui concerne le marketing des cigarettes dites douces ou dites légères.

Me Maurice Régnier, qui représente le gouvernement fédéral, à qui les trois grands cigarettiers tentent de faire porter le blâme judiciaire pour leurs agissements, souhaitait depuis des semaines d'avoir l'occasion de rafraîchir la mémoire assoupie ou trop anecdotique des cadres d'ITCL.  C'était la première fois hier que l'un des avocats du gouvernement du Canada posait des questions à des témoins à ce procès.

Le procureur Régnier a fait lire à l'ancien chef de la direction d'Imperial une lettre du ministre fédéral Marc Lalonde datée du 16 mars 1976 et adressée à Paul Paré, alors président du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) et grand patron d'Imperial.  Jean-Louis Mercier a reconnu qu'Ottawa avait effectivement demandé une réduction de la teneur en nicotine des cigarettes, et pas seulement de la teneur en goudron. pièce 50001

Puisque M. Mercier ne paraissait pas encore convaincu de ce qu'était aussi l'opinion du fameux « docteur Morrison », Me Régnier lui a servi deux lettres du haut fonctionnaire qui enfonçaient les clous, datées de 1977 et 1978.  (pièces 50002 et 50003)

La lettre du sous-ministre adjoint Morrison d'avril 1977 demandait notamment si l'industrie canadienne ne pourrait pas envisager d'apposer un jour de claires mises en garde sanitaires sur les emballages de cigarettes, comme l'industrie suédoise le faisait alors (déjà).

La contrainte que l'industrie cigarettière canadienne se serait prétendument senti imposée à l'époque de son code d'autoréglementation n'a nullement empêché le président du CTMC de remettre fermement les fonctionnaires à leur place, comme dans ce passage d'une lettre-réponse de septembre 1977:  « Nous sommes en désaccord avec ce type d'activité (apposer des mises à garde claires comme en Suède). Les compagnies membres devraient continuer de communiquer de l'information aux fumeurs à propos de leurs propres marques, mais ne peuvent raisonnablement pas être censées d'annoncer ou de promouvoir la notion que les gens ne devraient pas fumer, ou que fumer est mauvais pour vous.»  pièce 50004

(M. Paré se trouvait ainsi à dire que les messages ambigus que l'industrie apposait à l'époque sur les annonces étaient loin d'être des mises en garde sanitaires significatives.)

Me Régnier a demandé à Jean-Louis Mercier, chef de la direction d'Imperial de 1979 à 1993, si sa compagnie avait par la suite changé sa politique consistant à ne pas prévenir les fumeurs que fumer était dommageable pour leur santé.

Pas vraiment, a avoué M. Mercier.

Avant d'être achevé par le procureur du gouvernement canadien, le témoin Mercier avait été forcé de faire quelques admissions supplémentaires à l'avocat Philippe Trudel des recours collectifs et à l'avocate Suzanne Côté d'Imperial Tobacco.

C'est ainsi que contrairement à ce que l'ancien chef de la direction d'Imperial proclamait lors de son premier jour de témoignage, des additifs étaient utilisés par sa compagnie au début de son règne (pièce 286).

À l'examen d'une autre pièce (pièce 284), M. Mercier a reconnu que sa compagnie s'intéressait aux « starters » (les fumeurs débutants), et pas seulement aux « switchers » (les fumeurs qui pourraient changer de marque), pour savoir non seulement leur nombre et prédire la taille future du marché (visée admise depuis longtemps), mais pour savoir quel genre de publicité fonctionnait avec eux.

L'interrogatoire de Me Côté a semblé surtout viser à faire admettre par le témoin Mercier que son témoignage valait moins que celui de diverses autres personnes, lesquelles sont comparues devant le tribunal depuis mars, ou seront possiblement appelées à témoigner.  Les juristes et le public raréfié de la salle d'audience ont pu avoir l'impression d'assister à la « tactique de la terre brûlée », mais appliquée sans profit une fois la récolte engrangée.

Le juge Riordan a remercié M. Mercier de son témoignage et lui a donné son congé.

Douceur et légèreté

L'ancien spécialiste du marketing chez Imperial de 1975 à 1985, Anthony Kalhok, est revenu devant le tribunal pour répondre à des questions du procureur du gouvernement du Canada, et à questions des autres parties qui leur ont été inspirées par l'examen de pièces versés au dossier de la preuve depuis son témoignage d'avril.

Interrogé  dans un premier temps par le procureur Bruce Johnston des recours collectifs, le témoin Kalhok a indiqué que l'utilisation de la référence à la légèreté dans le marketing du tabac remontait aux années 1930 et avait été remis en vogue avec la mise en marché de cigarettes à basse teneur en nicotine et en goudron dans les années 1970.

M. Kalhok a expliqué que l'utilisation du terme « léger » à la suite du nom d'une marque déjà lancée servait à la démarquer des autres variétés de la même marque, et n'était pas une référence à un niveau absolu de goudron ou de nicotine, et même pas une référence à un niveau de goudron et de nicotine comparé au niveau d'une autre marque.

En revanche, comme le témoin devait l'expliquer plus tard au procureur Maurice Régnier, le terme « doux » ne se voulait pas un comparatif, mais une qualification qui était largement utilisée aussi couramment avant qu'après la venue des cigarettes à basse teneur en nicotine ou en goudron.

Quant à l'association mentale entre léger ou doux, d'une part, et basse teneur en goudron ou en nicotine, d'autre part, elle était le fait des fumeurs eux-mêmes.  Les cigarettiers aurait simplement profité de cette confusion.

Une chose était cependant restée en travers de la gorge du procureur Maurice Régnier : l'approbation qu'aurait livrée verbalement le sous-ministre adjoint Morrison au marketeur Kalhok, lors d'une rencontre sans autre témoin, à propos de l'usage du mot « léger » envisagé par ITCL avec le lancement de la Player's Light en 1976. (M. Kalhok a évoqué cette rencontre le 18 avril dernier, lors d'un interrogatoire par Me Craig Lockwood d'Imperial Tobacco.)

Me Régnier a mis sous les yeux du témoin la correspondance du sous-ministre Morrison avec le CTMC et la haute direction d'Imperial, une correspondance de 1977 et 1978 qui ramène le souvenir doré de M. Kalhok au niveau de l'anecdote sans grande signification, comme un souriant oasis dans une relation industrie-gouvernement plutôt sèche.

De l'examen des pièces 5005A, 50006, 50009, 50009A, 50009B, 50010 et 50011 ressort que le gouvernement du Canada n'était pas satisfait du flou où l'industrie se complaisait et a demandé, notamment à Imperial Tobacco, de changer son usage du mot « léger ».  ITCL a défendu ses positions, y compris sur les conseils du spécialiste du marketing Kalhok, et n'a pas changé sa pratique.

Le juge Riordan a remercié Anthony Kalhok de sa collaboration et lui a donné son congé.

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve et autres documents relatifs au procès des cigarettiers devant la Cour supérieure du Québec, il vous faut

1- d'abord aller sur le site des avocats des recours collectifs à https://tobacco.asp.visard.ca ;
2- cliquer alors sur la barre bleue intitulée « Accès direct à l'information »;
3- retourner lire le blogue et cliquer sur les liens à volonté.

Il y a aussi un moteur de recherche pour accéder à toutes les autres pièces.

jeudi 19 avril 2012

18e jour - 18 avril - 4 témoins, 3 parties, 2 langues, 1 rêve

La journée de mercredi a vu l’entrée en scène d’un quatrième témoin, Jean-Louis Mercier, dans l’après-midi, alors que le témoin du matin, Anthony Kalhok, devra revenir d’ici la fin du mois pour répondre aux questions de la troisième partie, le gouvernement du Canada, dans la poursuite en recours collectif contre les grands cigarettiers du marché canadien.

Pour la première fois depuis le 12 mars dans cette cause au palais de justice de Montréal, un interrogatoire, celui de M. Mercier, a eu lieu en français. (Michel Descôteaux avait demandé d’être interrogé en anglais, langue utilisée ensuite pour les témoins Ackman et Kahlok.)

Tout le monde caresse le rêve d’un procès dont le calendrier chargé des témoignages ne nécessiterait pas des rajustements au moins une fois par mois, mais vit dans un monde où la route vers la justice est parsemée de nids de poule, pour reprendre une métaphore qu’affectionne le juge Brian Riordan.

*

En début de matinée, l’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco, Anthony Kalhok a prêté son concours aux procureurs des recours collectifs Bruce Johnston et André Lespérance afin de mieux comprendre les liens entre différents documents examinés devant le tribunal, cela avant de les verser comme pièces au volumineux dossier de la preuve avec une numérotation aussi éclairante que possible.

Parfois, un document n’est qu’un court mémorandum auquel était originalement annexé un long rapport, d’autres fois un document est une lettre qui répond à une autre : les liens ne sautent pas toujours aux yeux.

La défense interroge Anthony Kalhok

Pour le compte d’Imperial Tobacco, Me Craig Lockwood a interrogé le témoin Kalhok, notamment pour savoir comment il qualifiait les relations que sa compagnie avait avec le gouvernement fédéral canadien.

« Très coopératives », a répondu le spécialiste du marketing.

Quand Me Lockwood a demandé un exemple, M. Kalhok a parlé de l’usage du mot « léger » sur les paquets d’une sous-marque précise de Player’s avec une teneur en goudron plus basse que les Matinée, une autre marque d’Imperial.

« J’ai invité le Dr Morrison [de Santé et Bien-être social Canada] à descendre à Montréal [d’Ottawa], et c’est ce qu’il a fait », relate Anthony Kalhok, qui affirme qu’après avoir écouté  des explications sur la démarche d’Imperial, le sous-ministre fédéral a dit d’aller de l’avant, qu’il ne voyait pas de problème.

Le sous-ministre Morrison est aujourd’hui décédé.  Malgré une objection de Me Maurice Régnier, qui défend l’intérêt du gouvernement du Canada, le juge a passé l’éponge sur cette petite portion de témoignage impossible à corroborer. 

Me Régnier s’est de nouveau objecté quand Me Lockwood a voulu que le témoin Kalhok compare les relations d’Imperial Tobacco et du gouvernement d’Ottawa avec les relations que d’autres filiales du groupe British American Tobacco avaient avec leur gouvernement national respectif.  (Le vice-président au marketing d’ITCL avait déjà fait la tournée mondiale des satellites de BAT au milieu des années 1970.)

Cette fois-là, le juge Riordan a lui-même demandé à Anthony Kalhok s’il avait déjà rencontré des fonctionnaires de ces gouvernements, et puisque la réponse était non (le témoin n’avait rencontré que des employés de compagnies de tabac), le juge a coupé court à l’interrogatoire sur ce thème.

Me Lockwood  a demandé à l’ancien spécialiste du marketing d’Imperial si sa compagnie avait déjà affirmé au public que les cigarettes «légeres» ou «douces» étaient plus saines.

« Non, pas en ces termes, a déclaré M. Kalhok.

Et le gouvernement ?, a dit l’avocat.

Kalhok : « Certainement dans la brochure produite par la division de la protection de la santé sous la direction du Dr Morrison.  Cette brochure  était très claire quant aux objectifs [pour les fumeurs] : si vous ne fumez pas, ne commencez pas; si vous êtes fumeur, arrêtez-vous; si vous ne pouvez pas arrêter, fumez moins; si ne pouvez pas fumer moins, fumez des cigarettes légères. »

De l’interrogatoire d’Anthony Kalhok est aussi ressorti que l’affichage des teneurs précises en goudron et en nicotine sur les paquets de cigarettes, imposé par le gouvernement, avait fini par faire le jeu des planificateurs du marketing en renforçant le positionnement des marques offertes comme légères ou douces aux fumeurs inquiets.

Étant donné cette histoire de brochure gouvernementale et la mise en cause du rôle de son client, Me Régnier a finalement affirmé à la Cour qu’il voulait poser des questions au témoin Kalhok, durant moins d’une demi-journée.

Plus tard dans la journée d’hier, le juge Riordan, qui a déclaré avoir apprécié l’attitude coopérative du témoin, s’en est remis à celui-ci, qui en était à sa deuxième journée supplémentaire de comparution, pour déterminer la journée précise de son retour devant le tribunal.

*

Me Simon Potter, pour le compte de Rothmans Benson and Hedges, a pris le relais de Me Lockwood pour interroger Anthony Kalhok. 

Bien que Me Potter ait déjà représenté Imperial, lui et M.Kalhok, qui a quitté l’univers Imperial-Imasco en 1985 pour la brasserie Labatt et le lancement du Réseau des sports, ne s’était jamais rencontré avant ces derniers jours dans la salle d’audiences.

Par une série de questions bien tournées et amenées en rafale, Me Potter a obtenu des affirmations précises qu’il cherchait de la part du témoin : le but du marketing chez ITCL était de voler des parts de marché à la concurrence; ITCL ne concevait pas sa publicité pour s’adresser aux jeunes; la compagnie ne cherchait pas à dissuader les fumeurs d’arrêter de fumer; le vice-président du marketing n’a jamais pensé que la publicité transformait les non-fumeurs en fumeurs; l’écrasante majorité des études de marché utilisées au département de marketing n’influence pas la publicité.

Le défenseur de RBH a aussi demandé au témoin s’il avait eu connaissance que le code volontaire de conduite de l’industrie en matière de publicité avait été l’objet d’une plainte, et M. Kalhok a répondu que non.  Mais l’interrogateur n’a pas précisé si d’autres personnes que les compagnies de tabac pouvaient se plaindre d’une violation du code, à l’époque où M. Kalhok œuvrait dans l’industrie.

Comparution de Jean-Louis Mercier

Après la pause du midi, le procureur des recours collectifs Philippe H. Trudel a commencé l’interrogatoire de Jean-Louis Mercier, qui fut président et chef de la direction d’Imperial Tobacco de 1979 à 1993, après avoir commencé dans la compagnie comme commis-comptable en 1961 et avoir gravi les échelons, surtout du côté du contrôle des coûts de production. 

S’il y a très peu de poussière de tabac qui se perd dans les usines, c’est un peu le fait d’homme comme lui, a appris le tribunal.  Et si une usine ferme alors que la compagnie fait plus de profit que jamais, c’est parce le président trouve que c’est le moment opportun, a fait comprendre l’homme d’affaires à la retraite.  M. Mercier célébrera très bientôt ses 78 ans.

Mercier a dit que sous sa direction, la compagnie a accru son profit, et aussi sa part du marché.

En substance, Me Trudel lui a demandé pourquoi la compagnie ne recrutait pas de clients chez les non-fumeurs ?

Mercier : « Nous n’avons pas d’influence sur eux.

Me Trudel : Sur quoi vous vous basez ?

Mercier : On n’a pas de témoignage de gens qui ont commencé à cause de la publicité. »

Le témoin a parlé du rôle du comité de direction, et reconnu que ce comité approuvait le plan de marketing dans ses grandes lignes.  M. Mercier a aussi admis que le vice-président à la recherche et au développement, comme le v-p au marketing, se rapportait au président et au comité de direction.

L’ancien président d’Imperial a affirmé que la qualité des produits et des matières brutes faisait partie des sujets de préoccupations ou mandats des « R & D », mais pas des projets de recherche sur les effets des produits sur la santé.

Quand Me Trudel a voulu savoir pourquoi, Jean-Louis Mercier a dit, grosso modo, que c’était à cause de la peur instillée par les avocats de la compagnie qu’elle se fasse reprocher de faire de la recherche de mauvaise qualité, et par manque de ressources à l’époque.

M. Mercier a raconté qu’en 1972, « le Surgeon General  nous  avait donné des indications, une liste  d’éléments particulièrement indésirables ».  Nous.
Mercier a alors proposé à BAT de rechercher comment éliminer ces substances des produits de sa compagnie mais s’est heurté aux avocats, lesquels soutenaient qu’avec une pareille démarche, il y avait un risque de se faire dire que c’était une admission du caractère nocif de ces substances. 

Plus tard dans l’interrogatoire, Mercier a ajouté qu’il trouvait que la catégorisation en tant que substances nocives était celle des autorités, et a dit que la compagnie n’était pas dotée des ressources pour soutenir cette thèse ou la contredire.

À l’écoute du témoignage de l’ancien président d’Imperial Tobacco, il semble que le projet avec BAT soit tombé à l’eau mais que la compagnie canadienne ait acheté de l’équipement pour détecter les substances dans la fumée de tabac, et ait réalisé durant un bout de temps des recherches pour réduire la présence des « polluants ».

« L’argent n’était pas un obstacle », souligne M. Mercier, qui a vu dans les avis des autorités sanitaires une opportunité : si on peut réduire le taux de goudron et les autres éléments identifiés par le Surgeon General, faisons-le.

Jean-Louis Mercier a dit qu’ «avec le changement de pouvoir de 1984 » (à Ottawa), cela est tombé à l’eau.

Plus tard, et sans que le procureur des recours collectifs le questionne de près ou de loin sur la taxation du tabac, l’ancien président d’Imperial a accusé les taxes de l’ère Mulroney (1984-93)d’avoir fait baisser les ventes de cigarettes.

Le procureur Trudel a plusieurs fois interrogé M. Mercier sur les relations d’ITCL avec British American Tobacco (BAT), durant sa présidence, avant d’aboutir à la politique en matière de communication des conséquences sanitaires de l’usage du tabac.

L’ancien président a répondu qu’il n’avait pas de politique commune à ITCL, seulement des positions individuelles.

Me Trudel lui a alors demandé qu’elle était sa position personnelle.

« Ma position était que pour certains groupes de personnes, il y a un risque à consommer qui n’existe pas pour d’autres ».  Le « dilemme » consiste à les départager, selon M. Mercier.

Comme Roger Ackman, Jean-Louis Mercier ne se rappelle plus si une position sur la divulgation des risques de méfaits sanitaires avait été adoptée avant  que l’industrie décide d’apposer sur les paquets ses mises en garde « Éviter d’inhaler » et « Le danger croît avec l’usage », des mises en garde que M. Mercier a ridiculisée hier.

Comme Michel Descôteaux, Jean-Louis Mercier a attribué à quelqu’un du laboratoire d’Imperial son opinion (hypercritique) sur l’épidémiologie, qui était pourtant aussi celle de son prédécesseur Paul Paré dans une entrevue radiophonique en 1970.

Comme Ackman, Mercier se souvient d’un article du Reader’s Digest des années 1950 sur les méfaits du tabagisme.

Et pourtant, comme les témoins Descôteaux et Ackman, Mercier a dit que les méfaits sanitaires n’étaient pas un sujet de discussion ou un sujet de discussion fréquent dans l’entreprise.

C’est une chance que le procureur Trudel se soit intéressé aux vues de Jean-Louis Mercier en matière de santé à l’époque où il était président d’Imperial Tobacco, puisque ces vues paraissent singulièrement figées.

Mercier a fini par admettre que l’emphysème pouvait être causé par le tabac, mais pas au point de prévenir les consommateurs, « sinon on doit aussi le faire pour les ongles incarnés»…

Quand Me Trudel a voulu parler de maladies cardio-vasculaires, Mercier a commencé par parler de la masse corporelle d’un collègue et de son goût pour le steak, et ce n’était pas sur le ton de la plaisanterie.

Plus tard, plus prudemment, l’ancien président a dit que « notre position était que les consommateurs étaient prévenus par les avertissements sur les paquets et sur les annonces …»

Le procureur des recours collectifs a demandé si BAT faisait de la recherche sur les méfaits sanitaires du tabac, à défaut qu’ITCL en fasse. 

Jean-Louis Mercier a dit qu’il n’était pas au courant.

Avant de reposer sa question, Me Trudel a rappelé à l’ancien président que sa compagnie contribuait à financer le programme de recherche de BAT.

M. Mercier a tourné autour du pot pour dire qu’il ne s’en souvenait pas bien.

L’interrogatoire de Jean-Louis Mercier se poursuit ce jeudi.

mercredi 18 avril 2012

17e jour - 17 avril - Les questions sur le tabagisme passif seront-elles complètement exclues ?


L’interrogatoire d’Anthony Kalhok, l’influent sorcier du marketing chez Imperial dans les années 1970, a repris mardi et a absorbé la majeure partie de la journée. 

Les procureurs Bruce Johnston et André Lespérance des recours collectifs ont réaffirmé leur espoir de faire verser à l’occasion du témoignage Kalhok un lot de documents dans le dossier de la preuve.  Plusieurs documents examinés hier feront toutefois un séjour dans le purgatoire des documents admis sous réserve par le juge Riordan, documents auxquels le public et les blogueurs n’ont pas accès en ligne (… bien qu’on puisse parfois les trouver ailleurs, quand ces documents ont été divulgués à l’étranger à la suite d’ententes à l’amiable).

Une fois M. Kalhok renvoyé à son curling chéri ou à d’autres joies de sa retraite, les avocats ont repris le fil de leurs débats de la veille, pour convaincre le juge Riordan de rejeter ou d’accueillir trois témoignages d’expert sollicités par le Procureur général du Canada pour sa défense.



Les jeunes fumeurs comme objets de curiosité d’Imperial

Me Johnston a voulu savoir d’Anthony Kalhok en quoi la publicité faite par l’industrie était de son temps soumise à des limitations en ce qui concerne les adolescents.

Le spécialiste du marketing d’ITCL a précisé que la politique n’était pas « de ne pas cibler les personnes en bas de 18 ans, mais de cibler les personnes de plus de 18 ans ».

M. Kalhok a expliqué que des annonces qui auraient visé en particulier les plus jeunes aurait failli à l’objectif de rejoindre les adultes, qui sont plus nombreux et de plus gros consommateurs.

À un moment donné durant l’interrogatoire, celui qui était le grand chef du marketing de 1975 à 1979 a également déclaré que le « choix des fumeurs », c’est celui de la marque, pas de fumer.  Cet aveu paradoxal semble contredire un discours que l’industrie et ses groupes de façade ont tenu de plus en plus souvent depuis que la prévalence du tabagisme a chuté considérablement.  Le témoin a quitté l’industrie il y a une trentaine d’années…

Quand un fumeur a une marque favorite, il est souvent prêt à aller à un autre point de vente quand il ne trouve pas à s’approvisionner à un magasin particulier, a aussi remarqué Anthony Kalhok.

Revenant continuellement à des considérations sur les fumeurs débutants, le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a demandé si, à part du code volontaire de l’industrie en matière de publicité, il y avait quelque chose d’autre qui empêchait l’industrie de faire du marketing auprès des fumeurs débutants qui avaient moins que l’âge légal. 

M. Kalhok a répondu que non.

« Le risque de créer une dépendance n’était-il pas un facteur ? », a sondé Me Johnston. 

Le témoin et homme d’affaires a répondu que non.

Plus tard, la discussion a, comme jeudi dernier, porté sur la vaste étude de marketing commandée en 1977 par ITCL et connue sous le nom de Project 16. 

Me Johnston en a lu des extraits pour savoir si certains constats avaient troublé la direction de la compagnie.

Anthony Kalhok a chaque fois répondu que non.

Me Johnston a lu notamment cette observation contenue dans le rapport : « De sérieux efforts pour apprendre à fumer surviennent dans la plupart des cas entre l’âge de 12 et de 13 ans, puis a demandé : Cela était-il un nouveau renseignement pour Imperial Tobacco à l’époque ?

Oui, a déclaré l’ancien vice-président au marketing.

Est-ce que ce constat a causé un souci ?, a demandé Me Johnston.

Témoin Kalhok : Vous devez vous rappeler qu’il s’agit du comportement prétendu de répondants âgés de 16 et 17 ans.  Cela n’a pas de validité statistique.  Nous avons été, je dirais, surpris.

Un peu plus tard, M. Kalhok, un homme mince et vif de corps et d’esprit, mais court, dont la figure offre un profil suggérant celui de l’historien Lionel Groulx, a suggéré avec un sourire espiègle, qu’il avait peut-être eu une préoccupation  pour tous ces enfants qui nuisent à leur croissance, comme sa mère l’en prévenait quand il s’est mis à fumer.

À un autre moment, quand le procureur lisait un passage du rapport sur Project 16 où il était question de la théorie du « fruit défendu », Anthony Kalhok a quasiment interrompu Me Johnston en se demandant à haute voix si on était sur le point de parler de sexe.

Le juge est intervenu avec un soupçon d’impatience pour ramener le témoin à son rôle : répondre aux questions. 

Un peu plus tôt dans l’interrogatoire d’hier, Anthony Kalhok, dans un fin mélange d’insolence et de taquinerie sans méchanceté, avait demandé au procureur Johnston si ce dernier allait fournir une plus large vue du document dont il tirait alors des citations, « pour que le tribunal se fasse une meilleure idée ». 

Cette fois-là, l’avocat avait répondu, en retenant un petit ricanement : Je vais le faire au moment que j’ai choisi.

L’intervention du juge, qu’il a plus tard compensé par moult amabilités à l’égard de M. Kalhok, ce qu’il fait pour tous les témoins, a semblé enlever au spécialiste du marketing toute envie de se laisser aller à dérider le parterre de juristes qui l’entoure, une petite faiblesse à laquelle les deux autres témoins jusqu’ici dans ce procès, Michel Descôteaux et Roger Ackman, avait aussi cédé au bout de quelques jours d’interrogatoire.

L’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco a relativisé l’importance des premières cigarettes en laissant entendre qu’elles ne sont pas vraiment du tabagisme pour sa compagnie.

Me Johnston s’est référé aux mots du rapport : Comme les fumeurs adultes, les fumeurs adolescents trouvent cela difficile d’arrêter de fumer, même s’ils prétendent vouloir le faire. 

Puis se tournant vers le témoin : Cela vous a-t-il troublé ?

Pas plus que pour le café, le coke ou n’importe quoi d’autre.  Nous prenons pour acquis que lorsque tu aimes fumer, tu aimes continuer, a répondu Anthony Kalhok.

Me Johnston : Est-ce qu’à l’époque Imperial Tobacco a jugé que les fumeurs étaient en mesure de donner à votre entreprise ou à un autre fabricant un consentement éclairé d’adulte ?

Je ne comprends pas votre question, a dit M. Kalhok.

Me Johnston : Comprenez-vous le concept de consentement éclairé ?

Probablement pas », a répondu l’homme du marketing.

Est-ce que cette information avait une influence sur la stratégie de marketing, dans le sens d’un redoublement de précaution, a demandé le procureur Johnston.

Pas vraiment.  Comme j’ai dit, [l’idée qu’il est difficile d’arrêter] n’était pas une nouvelle, a répondu l’observateur du marché.

Me Johnston, citant de nouveau un passage des conclusions du rapport : Les jeunes ne modèrent pas leur comportement sous l’influence de souci des conséquences futures.  C’est en partie parce qu’ils ne les comprennent pas encore réellement, et parce que le futur signifie pour eux la semaine prochaine, le mois prochain, l’année prochaine à la rigueur.  Cela ne signifie pas dans cinquante ans, ou même dans cinq ans. 

Puis, se tournant vers le témoin : Est-ce que ce renseignement n’a incité personne à demander comment cette méprise pouvait être corrigée ?

Anthony Kalhok : Les faits étaient que le moment du plaisir [timing of pleasure] et le moment d’un risque potentiel étaient éloignés l’un de l’autre, et que les jeunes les percevaient comme éloignés l’un de l’autre.  Il n’y avait rien à corriger. »

L’interrogatoire a continué, abordant notamment la notion de l’influence des pairs ainsi que les trois « raisons de fumer » que seraient l’acceptation par la société, le souci de l’indépendance personnelle et le plaisir de fumer.  Imperial en savait, des choses.  Du moins, son vice-président au marketing voulait savoir.

À un moment donné, après avoir entendu Me Johnston lire un autre extrait de texte, Anthony Kalhok a répondu brièvement à la question et enchaîné en disant qu’il aimerait savoir ce que les jeunes fumeurs d’aujourd’hui, qu’il voit fumer dehors notamment en allant au curling, pensent, surtout avec les mises en garde sanitaires illustrées sur les paquets. 

Par ailleurs, Anthony Kalhok estimait que l’information que sa compagnie colligeait serait nécessairement moins crédible que celle en provenance du gouvernement.

À un autre moment, lorsque le procureur Johnston a examiné avec le témoin des pièces (objets d’une réserve) se rapportant à une campagne de publicité où on voyait de jeunes personnes sur des chevaux, le spécialiste du marketing a répété qu’une cigarette n’est pas un produit que les fumeurs consomment comme un autre, ils consomment plutôt une image que le produit leur donne d’eux-mêmes.  C’est principalement pourquoi une Du Maurier n’égale pas une Matinée qui n’égale pas une Export A qui n’égale pas une Peter Jackson.



Pas de question sur le tabagisme passif

Dans le procès-verbal d’une réunion du 26 mai 1975 du comité Smoking and Health de la compagnie, on trouve la suggestion, finalement rejetée, d’une campagne incitant à la modération dans la consommation de tabac.  Il semble que des gens de l’industrie ont envisagé de mettre de l’avant le parallèle entre la consommation de boissons alcoolisées et celle de tabac.

La campagne aurait aussi servi à réfuter les allégations de la nocivité du tabagisme passif, lesquelles mettent des pressions sur les fumeurs sans être basées sur la science, selon l’industrie.  (Cette suggestion, en revanche, a connu une carrière éclatante, comme l’a souligné, entre autres, la juge américaine Gladys Kessler dans son célèbre et volumineux jugement de 2006.)

Le témoin Kalhok a été envoyé dans le corridor, et le juge Riordan a décidé que la question de Johnston sur les conceptions d’Imperial en matière de tabagisme passif ne devrait pas être posée.

*

Autres perles de la journée : un résumé de recherches réalisé en 1977 par une employé du département de marketing qui conclut que les fumeurs vont continuer de fumer s’ils trouvent de la douceur dans un produit et se croient plus proche du statut de non-fumeurs; un aveu par le vice-président Robert Gibb que l’industrie ne sait pas si des cigarettes avec basse teneur sont vraiment moins dangereuses

Une déception longuement commentée par Me André Lespérance :  la défense d’Imperial n’a toujours pas livré le communiqué de presse de 1998 où la compagnie répondait aux allégations de l’Association pour les droits des non-fumeurs à propos de la destruction de documents.

***

En fin d’après-midi hier, les avocats Maurice Régnier, pour le compte du gouvernement fédéral, André Lespérance, pour les recours collectifs, Suzanne Côté et Simon Potter, pour les cigarettiers, puis de nouveau Jean Leclerc et Maurice Régnier, ont terminé leurs plaidoiries à propos de l’admission ou non des témoignages d’expert

Me Régnier attend toujours mais avec impatience les admissions des cigarettiers quant au rôle du gouvernement du Canada, et prétend que les compagnies agissent comme si elles voulaient rejeter sur l'État fédéral tous les blâmes qui leur sont adressés, et non pas seulement dénoncer l’influence qu’Agriculture Canada aurait eu sur elles dans les années 1960.

****

L’interrogatoire d’Anthony Kalhok devrait se terminer ce matin.

Dans l’après-midi commencera l’interrogatoire de Jean-Louis Mercier, un ancien président d’Imperial Tobacco au Canada.

vendredi 13 avril 2012

15e jour – 12 avril – Le cinéma de propagande met un orteil dans le procès …et le retire


La salle d’audiences 17.09 du palais de justice de Montréal est équipée d’écrans plats à cristaux liquides où est projetée la version électronique des documents écrits ou d’images qui servent de pièces en preuve dans un procès. 
Dans le procès des cigarettiers, malgré l’abondance extraordinaire de la documentation, il arrive souvent que les écrans restent bleus, pendant que les parties, le témoin et le juge examinent un document, et en discutent.  Au bout du compte, quand un document est l’objet d’une réserve, ce qui arrivé souvent dans ce procès depuis le 12 mars, il n’apparaîtra pas à l’écran, et n’est pas non plus versé dans le dossier de la preuve, dossier accessible aux internautes. 

Dans ces cas, l’auditoire dans la salle peut tenter de suivre ce dont il est question grâce aux échanges verbaux devant la Cour, lesquels apparaissent à leur tour sous forme écrite dans la transcription des débats, généralement publiée dans l’après-midi de la journée suivante.

Jeudi matin sur les écrans, tout le monde dans la salle a pu voir les premières secondes du film  The Answers we seek (Les réponses que nous cherchons),  un « documentaire » produit en septembre 1975 par le Tobacco Institute, un organisme qui était à l’époque, selon le témoin Anthony Kalhok, l’équivalent américain du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac.

La projection de la vidéo n’a servi qu’à Anthony Kalhok pour dire s’il avait déjà vu le film ou non.  L’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco de 1975 à 1979 a confirmé au bout de quelques secondes de visionnement qu’il avait déjà vu le film à l’époque.  La séquence des images d’autoroutes achalandées et de têtes parlantes s’est arrêtée là, le juge Riordan ayant estimé qu’il n’était pas nécessaire, du moins pour le moment, de consacrer une quinzaine de minutes au visionnement du film dans sa totalité. 

Pour une fois, les procureurs des compagnies de tabac auront pu se réjouir qu’un témoin ait une excellente mémoire.  

Essentiellement, les défenseurs des cigarettiers se sont opposés au versement en preuve du document audio-visuel pour deux motifs. 

D’abord, le film a été produit par l’industrie américaine du tabac.  Les avocats des compagnies canadiennes en parlent comme si ces compagnies n’avaient aucun lien de parenté et échanges de renseignements d’importance avec celles des États-Unis.  Toute une correspondance versée en preuve depuis le 12 mars pourrait donner à penser exactement le contraire.

Deuxième motif : le film n’a peut-être pas été diffusé au Canada.  Les avocats des compagnies de tabac ne nient pas catégoriquement qu’il l’ait été, mais font valoir que les procureurs des recours collectifs devraient avoir prouvé que le film a été diffusé par les cigarettiers, avant de le montrer en Cour.

Chose certaine, divers documents écrits examinés hier au tribunal indiquent qu’il y a eu d’amples discussions dans la haute direction d’Imperial pour savoir s’il convenait de montrer le film aux employés, et dans quelles conditions.  Chez Imperial, il semble que la discussion se soit arrêtée sur une décision de ne pas diffuser le film, et Anthony Kalhok ne se souvient pas que le film ait été vu par les employés de sa compagnie.

( Sur un site internautique de l'Université de Californie à San Francisco, où sont archivés des tonnes de documents internes des compagnies de tabac rendus publics à la suite d'ententes à l'amiable entre ces compagnies et des gouvernements qui les poursuivaient en justice, le public peut voir The Answers we seek. )

La dépendance et  le rôle supposé de Santé Canada
Me Bruce Johnston a relayé Me André Lespérance dans l’interrogatoire d’Anthony Kalhok.

À ce dernier, Me Johnston a demandé s’il considérait dans son intérêt de savoir que le British Medical Journal, à l’époque M. Kalhok était le chef du marketing d’Imperial, affirmait clairement que le tabagisme était une dépendance.

Anthony Kalhok a répondu qu’il avait sa définition personnelle de la dépendance, tirée notamment de son expérience personnelle de fumeur, et qu’il était satisfait avec cela.

Me Johnston a demandé au témoin s’il aurait changé d’idée en recevant un avis divergent venant d’une source crédible.
« Certainement, si le Dr Morrison (de Santé et Bien-être social Canada à l’époque) avait dit : ce que je vous ai raconté n’est plus notre position, en voici une nouvelle. » (traduction de l’auteur du blogue)

Mercredi, Anthony Kalhok avait déjà fait allusion à une « entente » de l’industrie avec le gouvernement fédéral à l’effet que celle-ci n’exprime pas de vue sur les effets sanitaires de ses produits.  Mercredi, l’avocat Maurice Régnier, qui représente le gouvernement du Canada dans ce procès, a déclaré à la Cour que son silence n’était pas un acquiescement de la véracité des propos du témoin quant à l’existence d’une telle entente.  Hier, Me Régnier a réaffirmé avec fermeté son souci et signalé qu’il allait peut-être interroger le témoin Kalhok sur le sujet.

Jusqu’à présent, le témoin, qui a facilement admis à Me Lespérance et à Me Johnston n’avoir jamais vu ladite entente, pourrait n’être qu’une victime complaisante de ce que les avocats de tous bords appellent un ouï-dire.

Me Johnston a tout de même voulu fouiller un peu les implications de cette croyance commode en l’existence de cette fantomatique entente.
« Êtes-vous en train de nous dire que cela vous empêchait de glisser un carton dans les paquets  de cigarettes et d’informer que cela causait le cancer du poumon ?

Ma réponse, j’imagine, aurait été non, a répondu Anthony Kalhok, mais aussi que cela aurait été sans pertinence et une dépense superflue vu que nous avions déjà une mise en garde sur la surface des paquets.
Était-ce un avertissement suffisant de la probable sévérité des méfaits ?, a demandé Me Johnston.

(À l’époque, les mises en garde, non illustrées, étaient celles que les cigarettiers avaient convenu d’apposer et disaient « Éviter d’inhaler. » ou « Le danger croît avec l’usage. »)
Je n’ai participé à aucune discussion sur le sujet.  Je ne sais pas, a répondu le témoin Kalhok.

Était-ce le code volontaire [de l’industrie] qui vous a retenu de prévenir votre clientèle ou si c’était autre chose ?, a insisté Me Johnston.
Mon mandat était d’accroître notre part de marché.  Et c’était ce sur quoi je me concentrais », a conclu Anthony Kalhok.

L’interrogatoire a donné lieu à des dialogues d’où il ressort que le souci pour l’innocuité des produits du tabac dérange les experts en marketing lorsque ce souci devient celui des fumeurs.  Anthony Kalhok a été tout à fait transparent sur sa façon de penser comme homme d’affaires : si les jeunes commencent à fumer, c’est une bonne nouvelle quand vous cherchez à maintenir un volume de vente.
**

L’ancien vice-président d’Imperial devra revenir devant le tribunal mardi prochain pour répondre à d’autres questions, autant par la partie défenderesse que par les plaignants, et peut-être par l’avocat du gouvernement fédéral canadien.
Lundi prochain, le juge doit écouter les plaidoiries des parties sur l’admission ou non de certains témoignages écrits d’experts que le Procureur général du Canada veut produire en défense.

Ce sera une journée sans comparution de témoins à la barre et durant laquelle les avocats et le juge pourront laisser au vestiaire leur toge et leur jabot.

***
Il n’y a pas de foule dans la salle d’audiences, mais une poignée de gens très intéressés.

Depuis le début du procès le 12 mars, l’auteur du blogue a notamment remarqué l’occasionnelle et discrète présence de plusieurs avocats impliqués dans des poursuites contre l’industrie ailleurs en Amérique du Nord, et même en Europe (une fois).

jeudi 12 avril 2012

14e jour – 11 avril – Connaître, rassurer et fidéliser le fumeur (un aperçu)

Le procès des cigarettiers canadiens s’est poursuivi hier en Cour supérieure du Québec, avec la continuation de l’interrogatoire d’un ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco dans les années 1970, Anthony Kalhok.

La présence de ce dernier à la barre des témoins a permis au procureur André Lespérance de faire examiner et de faire verser au dossier de la preuve une ample documentation qui montre ce que savait à l’époque le département du marketing d’une compagnie de tabac de l’évolution des croyances et habitudes de ses clients.

Ainsi par exemple, dans un document daté de 1974, (pièce 127) les intentions de continuer de fumer sont mises en parallèle avec des événements qui ont pu influencer l’attitude des fumeurs. 

Pour un expert en marketing comme le témoin Anthony Kalhok, il appert que les mauvaises nouvelles faisaient graduellement perdre au fumeur sa confiance de pouvoir continuer à fumer, d’où l’attention que son département portait à ce qui pouvait au contraire rassurer le fumeur.

L’étude des croyances et des attitudes du fumeur a permis le « design » de marques de cigarettes avec les caractéristiques appropriées.  

M. Kalhok a assuré le procureur André Lespérance qu’un cigarettier, ou du moins Imperial Tobacco, n’a jamais dit en toutes lettres qu’une marque est moins dommageable qu’une autre pour la santé.  Mais le fumeur s’en convainc  par des associations d’idées venant de la présentation faite du produit au public, ce qui inclut le design de l’emballage, reconnait le spécialiste du marketing.

Dans le contexte des « pressions » sociales en faveur de produits moins nocifs, le marketing réalisait son but quand un fumeur achetait une cigarette avec une teneur amoindrie en goudron et nicotine, qu’il percevait comme plus légère, mais qu’il lui procurait une « satisfaction ».

Les documents examinés n’emploient pas le mot soulagement.

À l’époque où il a pris la direction du département de marketing, Anthony Kalhok a fait faire des études qui ont permis à sa compagnie de savoir, au bout de quelques années,  à quel âge les jeunes se mettaient à fumer et dans quel contexte.


Une réserve de moins

Dès la première semaine d’audiences, les procureurs des recours collectifs avaient tenté de faire verser comme pièce au dossier de la preuve un enregistrement (ou sa retranscription) d’une interview radiophonique, une interview réalisée à Vancouver à l’hiver 1970, de Paul Paré, à l’époque le président d’Imperial Tobacco et du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, et plus tard intronisé au Temple de la renommée du tennis canadien, pour sa contribution à la prospérité de ce sport. 

M. Paré, qui est aujourd’hui décédé, y déclarait alors consommer un paquet et demi de cigarettes par jour et ne jamais avoir songé à cesser de fumer, en plus de prétendre, par exemple, qu’une étude par un médecin de Winnipeg avait montré que des bébés de petit poids [plus fréquents chez des femmes ayant fumé durant leur grossesse que chez des non fumeuses] avaient de meilleures chances de vivre, de vivre en santé, et de croître normalement.

Maintenant que le juge Riordan a levé la réserve originalement apposée sur le document à la suite d’objections des défendeurs en mars, une retranscription de l’interview de Paré est maintenant disponible comme pièce au dossier de la preuve (pièces appelées « exhibits », en latin et en anglais) sous le numéro 25.

Le procureur Bruce Johnston prendra le relais de son confrère Lespérance pour poursuivre aujourd’hui l’interrogatoire du témoin Kalhok.

mercredi 11 avril 2012

13e jour - 10 avril - Un procès encore sur ses rails, et un spécialiste du marketing à la barre des témoins

Le jeudi 5 avril dernier, à la suite d’une audience le 27 mars, la juge Marie-France Bich de la Cour d’appel du Québec a rejeté la demande d’Imperial Tobacco Canada Limited (ITCL) de casser une décision récente de l’honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Le juge Riordan avait rejeté le 14 février dernier une requête d’ITCL dont l’acceptation aurait changé sérieusement le déroulement du procès qui a commencé le 12 mars, et qui l’aurait étiré considérablement.  

Le juge Riordan n’avait exaucé qu’un vœu des défenseurs d’ITCL, celui d’un report du début du procès du 5 mars vers le 12 mars, afin de permettre à l’avocate principale de la compagnie d’assister à l’interrogatoire d’un témoin au Royaume-Uni le 6 mars, sans manquer le début du procès.  Insatisfaite, la défense d’ITCL a voulu faire appel.

La Cour d’appel du Québec a appuyé l’ensemble du jugement de février de Brian Riordan, au motif fondamental que le juge de première instance est la personne la mieux placée pour administrer le procès.  La juge Bich précise que la Cour d’appel « n’a pas à s’immiscer dans ce processus en l’absence de toute atteinte au droit à une défense pleine et entière ou d’autre circonstance exceptionnelle ».   À plusieurs reprises, la juge Bich écrit que la défense d’ITCL n’est nullement mise en péril.
 
Le plus haut tribunal du Québec souligne aussi la « complexité peu commune, notamment sur le plan procédural » du procès, et écrit que « cette complexité signifie nécessairement que les règles ordinaires de la procédure doivent être non pas abandonnées ou sacrifiées, mais modulées et adaptées, de façon créative et souple, à une situation qui, assurément, est exorbitante du commun des affaires judiciaires ».

La juge Bich va jusqu’à écrire que certains arguments d’Imperial sont une manière de remettre indirectement en question un jugement du 20 janvier dernier de son confrère Jacques Fournier de la Cour d’appel, un jugement qui confirmait l’autorisation accordée aux avocats des recours collectifs de faire enregistrer comme pièce au dossier de la preuve un rapport très savant de l’historien américain Robert Proctor, et cela malgré l’avis des défenseurs de Rothmans Benson and Hedges.

La Cour d’appel du Québec reprend enfin à son compte une invitation au réalisme et à la mesure contenue dans le jugement Riordan de février, une invitation qui concernait notamment les interrogatoires préalables, et elle la sert à son tour aux parties, en l’appliquant pour sa part à l’ensemble de l’affaire.

Au fil des quatre dernières années, les juges de la Cour d’appel du Québec ont maintenu toutes les décisions du juge Riordan sur lesquelles leur attention a été sollicitée.  Huit jugements, six juges différents jusqu’à présent, et à chaque fois des frais pour l’industrie, à l’origine de toutes ces contestations.

La prochaine affaire portée devant la Cour d’appel du Québec concerne la requête du Procureur général du Canada, qui souhaite, contrairement au juge Riordan, que le gouvernement fédéral canadien soit mis hors de cause dans l’actuel procès en recours collectif.


Anthony Kalhok s’amène

Le procès des cigarettiers s’est donc poursuivi tranquillement hier au palais de justice de Montréal avec la comparution d’Anthony Kalhok, lequel a œuvré durant une quinzaine d’années dans le marketing chez Imperial Tobacco.

Les cigarettiers ont généralement prétendu que la publicité visait à prendre des parts de marché aux concurrents.  Au Canada, cela ne les a jamais empêché de se battre bec et ongles, dans les années 1980 et 1990, pour que l’État n’enlève pas à l’ensemble des compagnies de tabac le droit de faire de la publicité, alors que cela aurait pourtant fait économiser beaucoup d’argent à chacune de ces compagnies.

Les entreprises de l’empire multinational British American Tobacco (BAT), dont Imperial Tobacco au Canada, ne peuvent cependant pas prétendre qu’elles croient encore que le cannibalisme commercial est le but du marketing.

Durant la vingtaine d’années qu’il a passé dans l’industrie du tabac, Anthony Kalhok est l’un de ces hommes qui a fait en sorte que les dirigeants de l’industrie, du moins ceux du groupe BAT, gardent à l’esprit, entre autres, la baisse du taux d’expérimentation du tabac chez les adolescents, la hausse du taux d’abandon du tabac chez les fumeurs, et le plafonnement puis le rétrécissement graduels du nombre de ces derniers. Voir notamment les pièce 114 au dossierpièce 115, pièce 116, pièce 117 et pièce 123.  Le témoin Kalhok a reconnu d’emblée qu’un bon expert en marketing se doit de savoir comment les clients de l’industrie prennent leurs décisions.

Il faut dire que l’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco de 1975 à 1979 n’est pas du genre à se réfugier dans la prétention d’une ignorance de la science pour refuser d’admettre que la Terre est ronde.  Sorti de l’université au début des années 1960 après des études en mathématique et en physique, entré au département du marketing d’Imperial en 1965, puis passé au holding Imasco entre 1979 et son départ vers l’industrie de la bière quelques années plus tard, Kalhok reconnaît qu’il a toujours su lire les statistiques.
 
Questionné par le procureur des recours collectifs André Lespérance, Kalhok a admis sans difficulté qu’il savait que la plupart des fumeurs commencent à fumer avant l’âge de 18 ans, même s’il ne souvient pas si, à son époque comme vice-président, le code de conduite de l’industrie considérait l’âge de 16 ans ou l’âge de 18 ans comme le seuil de la vie « adulte ».

Dans l’ensemble, Anthony Kalhok est tellement sûr de sa mémoire d’événements et de phénomènes arrivés il y a plus de trente ans, qu’il s’est permis de s’interroger à haute voix sur l’exactitude ou la datation d’un des organigrammes d’Imperial Tobacco que Me André Lespérance lui a montrés.  À un autre moment, il aurait aussi volontiers expliqué plus en détail l’origine même du groupe BAT, si le tribunal avait eu le temps et le goût de l’entendre hier.

Plusieurs organigrammes d’Imperial Tobacco ont été versés comme pièces au dossier de la preuve, en tant que documents qui permettront de comprendre plus facilement divers autres documents examinés jusqu’ici.

Aux questions du procureur Lespérance, Anthony Kalhok a apporté des réponses rapides et détaillées, et avec presque toujours avec le sourire.

L’interrogatoire a permis de connaître notamment les moyens envisagés par ITCL et BAT pour contrer les « pressions » subies par le fumeur avec la multiplication des critiques sanitaires et des réglementations contre l’usage du tabac.

Il a été aussi question de la compensation entre le procureur Lespérance et le témoin Kalhok. 
Selon ce dernier, les fumeurs ont « compensé » le déficit en nicotine des produits à basse teneur en nicotine en pompant leurs cigarettes plus profondément ou en tirant de chaque cigarette plus de bouffées.  Les chercheurs en marketing de l’industrie ont vite constaté que les fumeurs ne passeraient pas, pour reprendre l’exemple de l’ancien spécialiste en marketing d’Imperial, « de la Player’s vers la Matinée », parce qu’ils ne leur étaient pas possible de compenser (le déficit de nicotine).


Les propos et la voix du patron

La semaine dernière, la partie demanderesse avait essayé de faire figurer parmi les pièces en preuve une interview radiophonique datée de 1970 où le président d’Imperial Tobacco à l’époque, Paul Paré, faisait valoir l’argument classique de l’industrie à l’effet qu’il n’y avait pas de preuve que l’usage du tabac cause le cancer, seulement une corrélation statistique.

(Note de l’auteur du blogue : Il y a une corrélation mais pas de causalité entre les ventes de lotions de protection contre les rayons ultraviolets et les observations plus fréquentes de la présence d’oiseaux dans les arbres.  La cause des deux phénomènes est une troisième variable : la venue du printemps et l’intensité du rayonnement solaire frappant la surface de la Terre.)

M. Paré et le journaliste intervieweur de l’époque sont tous deux décédés.

Le témoin Roger Ackman, qui travaillait alors au service juridique de l’entreprise, a prétendu la semaine dernière qu’il ne pouvait pas être certain que la voix entendu était celle de Paul Paré, après avoir écouté un bout d’entrevue marqué par de brefs moments où les propos de l’interviewé sont inaudibles.  Anthony Kalhok, à qui le même enregistrement a été envoyé en vue de son témoignage de cette semaine, a été catégorique : la voix est celle de Paul Paré.

Les défenseurs d’ITCL avait refusé la semaine dernière l’admission de la transcription de l’entrevue effectuée par le service de sténographie et transcription du tribunal.

Le juge Riordan statuera bientôt sur le sort de « documents orphelins » comme cette interview.

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Anthony Kalhok a affirmé que la haute direction d’Imperial Tobacco était consciente que l’industrie cigarettière, devant la montée de la méfiance sanitaire vis-à-vis des produits du tabac, était destinée à devenir une petite industrie, et que c’était ce constat qui expliquait la politique de diversification des activités commerciales menées par les holdings comme Imasco, holding qui chapeautait Imperial Tobacco à l’époque où il y travaillait.  (Imasco était contrôlé par BAT.)

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Interrogé par le procureur André Lespérance, Anthony Kalhok a admis que les dirigeants de l’industrie canadienne notaient une différence entre les perceptions du danger sanitaire du tabac au Québec et ces perceptions au Canada anglais.  L’état d’alerte des Québécois était plus bas.