La salle d’audiences 17.09 du palais de justice de Montréal
est équipée d’écrans plats à cristaux liquides où est projetée la version
électronique des documents écrits ou d’images qui servent de pièces en preuve dans un procès.
Dans le procès des cigarettiers, malgré l’abondance extraordinaire
de la documentation, il arrive souvent que les écrans restent bleus, pendant
que les parties, le témoin et le juge examinent un document, et en discutent. Au bout du compte, quand un document est
l’objet d’une réserve, ce qui arrivé souvent dans ce procès depuis le 12 mars,
il n’apparaîtra pas à l’écran, et n’est pas non plus versé dans le dossier de la preuve, dossier accessible aux internautes. Dans ces cas, l’auditoire dans la salle peut tenter de suivre ce dont il est question grâce aux échanges verbaux devant la Cour, lesquels apparaissent à leur tour sous forme écrite dans la transcription des débats, généralement publiée dans l’après-midi de la journée suivante.
Jeudi matin sur les écrans, tout le monde dans la salle a pu voir les premières secondes du film The Answers we seek (Les réponses que nous cherchons), un « documentaire » produit en septembre 1975 par le Tobacco Institute, un organisme qui était à l’époque, selon le témoin Anthony Kalhok, l’équivalent américain du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac.
La projection de la vidéo n’a servi qu’à Anthony Kalhok pour dire s’il avait déjà vu le film ou non. L’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco de 1975 à 1979 a confirmé au bout de quelques secondes de visionnement qu’il avait déjà vu le film à l’époque. La séquence des images d’autoroutes achalandées et de têtes parlantes s’est arrêtée là, le juge Riordan ayant estimé qu’il n’était pas nécessaire, du moins pour le moment, de consacrer une quinzaine de minutes au visionnement du film dans sa totalité.
Pour une fois, les procureurs des compagnies de tabac auront pu se réjouir qu’un témoin ait une excellente mémoire.
Essentiellement, les défenseurs des cigarettiers se sont opposés au versement en preuve du document audio-visuel pour deux motifs.
D’abord, le film a été produit par l’industrie américaine du tabac. Les avocats des compagnies canadiennes en parlent comme si ces compagnies n’avaient aucun lien de parenté et échanges de renseignements d’importance avec celles des États-Unis. Toute une correspondance versée en preuve depuis le 12 mars pourrait donner à penser exactement le contraire.
Deuxième motif : le film n’a peut-être pas été diffusé au Canada. Les avocats des compagnies de tabac ne nient pas catégoriquement qu’il l’ait été, mais font valoir que les procureurs des recours collectifs devraient avoir prouvé que le film a été diffusé par les cigarettiers, avant de le montrer en Cour.
Chose certaine, divers documents écrits examinés hier au tribunal indiquent qu’il y a eu d’amples discussions dans la haute direction d’Imperial pour savoir s’il convenait de montrer le film aux employés, et dans quelles conditions. Chez Imperial, il semble que la discussion se soit arrêtée sur une décision de ne pas diffuser le film, et Anthony Kalhok ne se souvient pas que le film ait été vu par les employés de sa compagnie.
( Sur un site internautique de l'Université de Californie à San Francisco, où sont archivés des tonnes de documents internes des compagnies de tabac rendus publics à la suite d'ententes à l'amiable entre ces compagnies et des gouvernements qui les poursuivaient en justice, le public peut voir The Answers we seek. )
La dépendance et le rôle supposé de Santé Canada
À ce dernier, Me Johnston a demandé s’il considérait dans son intérêt de savoir que le British Medical Journal, à l’époque M. Kalhok était le chef du marketing d’Imperial, affirmait clairement que le tabagisme était une dépendance.
Anthony Kalhok a répondu qu’il avait sa définition personnelle de la dépendance, tirée notamment de son expérience personnelle de fumeur, et qu’il était satisfait avec cela.
Me Johnston a demandé au témoin s’il aurait changé d’idée en recevant un avis divergent venant d’une source crédible.
« Certainement, si le Dr Morrison (de Santé et Bien-être social Canada à l’époque) avait dit : ce que je vous ai raconté n’est plus notre position, en voici une nouvelle. » (traduction de l’auteur du blogue)
Mercredi, Anthony Kalhok avait déjà fait allusion à une « entente » de l’industrie avec le gouvernement fédéral à l’effet que celle-ci n’exprime pas de vue sur les effets sanitaires de ses produits. Mercredi, l’avocat Maurice Régnier, qui représente le gouvernement du Canada dans ce procès, a déclaré à la Cour que son silence n’était pas un acquiescement de la véracité des propos du témoin quant à l’existence d’une telle entente. Hier, Me Régnier a réaffirmé avec fermeté son souci et signalé qu’il allait peut-être interroger le témoin Kalhok sur le sujet.
Jusqu’à présent, le témoin, qui a facilement admis à Me Lespérance et à Me Johnston n’avoir jamais vu ladite entente, pourrait n’être qu’une victime complaisante de ce que les avocats de tous bords appellent un ouï-dire.
Me Johnston a tout de même voulu fouiller un peu les
implications de cette croyance commode en l’existence de cette fantomatique
entente.
« Êtes-vous en train
de nous dire que cela vous empêchait de glisser un carton dans les paquets de cigarettes et d’informer que cela causait
le cancer du poumon ?
Ma réponse, j’imagine,
aurait été non, a répondu Anthony Kalhok, mais aussi que cela aurait été sans pertinence et une dépense superflue
vu que nous avions déjà une mise en garde sur la surface des paquets.
Était-ce un
avertissement suffisant de la probable sévérité des méfaits ?, a demandé Me
Johnston.(À l’époque, les mises en garde, non illustrées, étaient celles que les cigarettiers avaient convenu d’apposer et disaient « Éviter d’inhaler. » ou « Le danger croît avec l’usage. »)
Je n’ai participé à aucune discussion sur le sujet. Je ne sais pas, a répondu le témoin Kalhok.
Était-ce le code volontaire [de l’industrie] qui vous a retenu de prévenir votre clientèle ou si c’était autre chose ?, a insisté Me Johnston.
Mon mandat était d’accroître notre part de marché. Et c’était ce sur quoi je me concentrais », a conclu Anthony Kalhok.
L’interrogatoire a donné lieu à des dialogues d’où il
ressort que le souci pour l’innocuité des produits du tabac dérange les experts
en marketing lorsque ce souci devient celui des fumeurs. Anthony Kalhok a été tout à fait transparent
sur sa façon de penser comme homme d’affaires : si les jeunes commencent à
fumer, c’est une bonne nouvelle quand vous cherchez à maintenir un volume de
vente.
**
L’ancien vice-président d’Imperial devra revenir devant le
tribunal mardi prochain pour
répondre à d’autres questions, autant par la partie défenderesse que par les plaignants,
et peut-être par l’avocat du gouvernement fédéral canadien.
Lundi prochain, le juge doit écouter les plaidoiries des
parties sur l’admission ou non de certains témoignages écrits d’experts que le
Procureur général du Canada veut produire en défense.Ce sera une journée sans comparution de témoins à la barre et durant laquelle les avocats et le juge pourront laisser au vestiaire leur toge et leur jabot.
***
Il n’y a pas de foule dans la salle d’audiences, mais une poignée de
gens très intéressés.
Depuis le début du procès le 12 mars, l’auteur du blogue a
notamment remarqué l’occasionnelle et discrète présence de plusieurs avocats
impliqués dans des poursuites contre l’industrie ailleurs en Amérique du Nord,
et même en Europe (une fois).