Les procureurs des recours collectifs voulaient que le juge
déclare abusif le refus des défendeurs des cigarettiers d’admettre parmi les pièces en preuve au procès plusieurs documents, par exemple des correspondances de
dirigeants de compagnies dont l’expéditeur et le destinataire sont décédés. (L’expression
« documents orphelins » a été souvent
entendue devant la Cour.)
De son côté, la partie défenderesse souhaitait contester hier
un subpoena émis à la fin de mars à l’endroit d’une avocate d’Imperial Tobacco
(ITCL) dont le rôle à la Cour aurait été t’authentifier un par un des documents
internes demandés par les avocats des recours collectifs. La partie demanderesse avait estimé
nécessaire cette citation à comparaître, étant donné l’attitude de la partie
adverse, qu’elle considère obstructive. La journée du Jeudi saint a donc servi au juge à entendre les arguments et contre-arguments des deux parties, profitant de ce qu’aucun témoin n’était assigné à comparaître ce jour-là.
(Puisque ce procès a commencé avec une semaine de retard par rapport au calendrier prévu en septembre dernier, et parce que la comparution de l’un des témoins, qui devait durer trois jours, en a pris sept, le calendrier de comparutions a été bouleversé et avait laissé cette petite fenêtre libre.)
Selon ce que sera le jugement du tribunal, la preuve sera plus ou moins longue et coûteuse à faire, même si chaque partie s’est gardée de dire, à ce stade, qu’elle serait complètement désarmée ou injustement traitée, si le jugement lui était défavorable.
Si le juge Riordan choisit d’adopter l’approche des procureurs des recours collectifs, le subpoena contesté par les défendeurs pourra être annulé du même coup.
*
Alors que lundi, les journalistes et les citoyens curieux
étaient nombreux dans le corridor ou la salle d’audiences 17.09, l’assistance
s’est raréfiée au fil de la semaine.
Dommage que la salle n’ait pas été pleine d’étudiants en
droit hier.
Pour le compte des recours collectifs, Me Philippe Trudel a
été le premier à plaider, disant se baser fondamentalement sur quelques
grands principes du droit québécois, et invoquant l’économie du système
judiciaire.
Me Suzanne Côté, Me Doug Mitchell et Me Simon Potter, respectivement
pour le compte d’ITCL, de JTI-Macdonald et de Rothmans Benson and Hedges (RBH),
s’étaient préparés à lui donner la réplique et à faire leurs propres
représentations, ce qu’ils ont fait.
Me Côté et Me Trudel ont plaidé en français.
Quant au juge Riordan, il ne s’est pas gêné pour interrompre
très tôt chacun de ces quatre juristes pour leur faire clarifier certains
raisonnements énoncés. Il s’est même
permis quelques commentaires pour dérider, avec succès, son orchestre
d’avocats.
Aucun plaideur n’a perdu le fil de son argumentation pour si
peu. Divers numéros d’articles du Code
de procédure civile et du Code civil ont fusé dans les interventions, et des
références jurisprudentielles,
et des références à des auteurs de doctrine.
Faut-il rappeler que l’unique personne à convaincre dans la salle,
c’est le juge Riordan, et que ce dernier a pratiqué le métier d’avocat, ce
qu’il mentionne à l’occasion, sur un ton philosophe.
**
Parmi les articles de loi cités par
les plaideurs figurent des articles du Code
de procédure civile, en usage dans le système de justice québécois.
L’article 403 de cette loi parle de la
production de documents et énonce que « le
refus injustifié de reconnaître la véracité ou l’exactitude d’une pièce peut
entraîner condamnation aux dépens qu’il occasionne ».
Ont aussi été mentionnés jeudi plusieurs
articles du Code civil du Québec, ENTRE
AUTRES :
-
le 2811, qui
stipule que « la preuve d'un
acte juridique ou d'un fait peut être établie par écrit, par témoignage, par
présomption, par aveu ou par la présentation d'un élément matériel,
conformément aux règles énoncées dans le présent livre et de la manière
indiquée par le Code de procédure civile ou par quelque autre loi » ;
-
le 2831, où
on lit que « l'écrit non signé,
habituellement utilisé dans le cours des activités d'une entreprise pour
constater un acte juridique, fait preuve de son contenu » ;
-
le 2832,
qui stipule que « l'écrit ni authentique
ni semi-authentique qui rapporte un fait peut, sous réserve des règles
contenues dans ce livre, être admis en preuve à titre de témoignage ou à titre
d'aveu contre son auteur » ;
-
le 2854,
qui affirme que « la présentation d'un
élément matériel constitue un moyen de preuve qui permet au juge de faire
directement ses propres constatations. Cet élément matériel peut consister en
un objet, de même qu'en la représentation sensorielle de cet objet, d'un fait
ou d'un lieu » ;
-
et le 2870,
qui s’énonce comme suit : « La déclaration faite par une personne qui ne comparaît pas comme
témoin, sur des faits au sujet desquels elle aurait pu légalement déposer, peut
être admise à titre de témoignage, pourvu que, sur demande et après qu'avis en
ait été donné à la partie adverse, le tribunal l'autorise. Celui-ci
doit cependant s'assurer qu'il est impossible d'obtenir la comparution du
déclarant comme témoin, ou déraisonnable de l'exiger, et que les circonstances
entourant la déclaration donnent à celle-ci des garanties suffisamment
sérieuses pour pouvoir s'y fier. Sont
présumés présenter ces garanties, notamment, les documents établis dans le
cours des activités d'une entreprise et les documents insérés dans un registre
dont la tenue est exigée par la loi, de même que les déclarations spontanées et
contemporaines de la survenance des faits ».
Me Trudel a, entre autres, distingué la valeur probante des documents que sa partie veut soumettre à l’examen du tribunal, et leur admissibilité. Une fois admis en preuve, un document peut s’avérer ou non convaincant, selon sa valeur probante.
Par ailleurs,
comme les procureurs des recours collectifs l’ont souvent dit, les faits
relatés dans un écrit peuvent ne pas être exacts, mais le document témoigne de
ce que ces faits ont été communiqués, et il est pertinent de l’admettre en
preuve.
À condition qu’il
ne s’agisse pas d’un faux, évidemment, d’où la question de l’authenticité.
Me Côté a distingué les concepts
d’authenticité, d’admissibilité en preuve et de valeur probante. L’avocate
d’Imperial a fait valoir que sa partie n’avait jamais chipoté sur
l’authenticité des pièces, mais elle croit que les règles de preuve se doivent
d’être appliquées document par document.
En fonction de critères constants qui n’imposent pas au juge de recommencer
l’audition d’un débat à chaque fois, naturellement.
Me Côté a aussi fait valoir que la
difficulté des plaignants à faire comparaître des témoins appropriés, ou du
moins encore en vie, tenait fondamentalement à l’ambitieuse tentative de
reprocher aux cigarettiers des actes remontant jusqu’à 50 ans en arrière. En gros, faute que la défense puisse
contre-interroger des morts, il n’était pas juste que les accusateurs fassent
parler leurs écrits.
Me Mitchell a insisté sur ce
point. L’avocat de JTI-Macdonald trouve
que les écrits ne racontent pas toute l’histoire, d’où une nécessaire prudence
prévue par les codes.
Me Potter distingué les concepts
d’authenticité, de pertinence (« relevance ») et d’admissibilité.
Grosso modo, pour l’avocat de RBH,
un document ne devient pas pertinent à la preuve seulement parce qu’il fait
l’affaire des plaignants et pourrait contrarier les défenseurs.
La démonstration de Me Trudel a
cherché à montrer qu’un document ne cesse pas d’être pertinent seulement parce
qu’il pourrait contrarier les défenseurs.
Me Trudel a aussi déploré que les
défenseurs traitent les anciens dirigeants des compagnies de tabac comme des
tierces parties.
Ce qu’un simple
spectateur dans la salle d’audiences, comme l’auteur du blogue, pourrait avoir
compris, entre autres, c’est que si un dirigeant d’une compagnie de tabac fait
une déclaration qui nie les méfaits du tabagisme dans un mémorandum interne, dont
l’authenticité a été vérifiée au préalable, le document ne prouve pas que ces
méfaits sont inexistants, mais cela est une preuve que le dirigeant les a niés.
Éventuellement,
la compagnie intimée peut produire un autre document montrant que le dirigeant
s’est rétracté ou a été désavoué par une autorité supérieure à lui dans la
compagnie. Dans ce cas, la valeur
probante du premier document serait amoindrie ou réduite à néant, mais les
demandeurs au procès ne peuvent pas le savoir d’avance.
Me Pierre Boivin,
un autre procureur des recours collectifs, a fait valoir que les défenseurs des
compagnies de tabac cherchent eux-aussi à faire admettre en contre-preuve des
documents en utilisant des articles du code de procédure qui permettent des procédés
souples et pratiques. « Ce qui est bon
pour Fido devrait être bon pour Pitou », a résumé l’avocat.
***
À quelques
reprises durant la journée, des remarques spirituelles ont suscité des rires
des deux côtés de la salle d’audiences aussi bien qu’au milieu. On était très loin de la récréation, mais
l’atmosphère était à une certaine collégialité, entre tous ces juristes
québécois et bilingues.
Me Deborah Glendinning,
avocate d’ITCL, n’était pas présente, exceptionnellement.
Par contre, Mme
Cécilia Létourneau, qui est la représentante des victimes dans le recours collectif des
personnes dépendantes au tabac, assistait au procès, comme elle l’a fait à
chaque jour depuis le 12 mars.
À l’origine, en
1997, Mme Létourneau s’est amenée devant la Cour du Québec, section des petites créances, où on se représente soi-même, pour
réclamer qu’une compagnie de tabac lui rembourse sa nicotine médicinale achetée
à la pharmacie. Un escadron d’avocats
arrivant de loin est tombé sur le palais de justice de Rimouski. Mme Létourneau a décidé qu’elle ne se
défendrait plus seule, désormais. C’est
comme cela que cette histoire de recours collectif a commencé.
****Le procès reprend le mardi 10 avril prochain, avec le témoignage d’un ancien vice-président au marketing d’Imperial, Anthony Kalhok.