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dimanche 18 novembre 2012

84e jour - 15 novembre - Le Code Da Vinci et l'élévation de la teneur en nicotine

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

On peut encore rêver du jour où un cadre de l'industrie du tabac laissera traîner sur la table de chevet d'une Julie Couillard ou d'une Paula Broadwell la recette secrète d'une marque de cigarettes.

En attendant, les secrets sont bien gardés.

Durant la matinée et la première partie de l'après-midi de jeudi, durant l'interrogatoire puis le contre-interogatoire de Pierre-Francis Leblond, un ingénieur en chimie de chez Imperial Tobacco (1973-2002), les écrans de la salle 17.09 du palais de justice de Montréal, quand ils donnaient à voir autre chose qu'un écran d'un uniforme bleu IBM, montraient des documents caviardés, autrement dit expurgés.

Expurgés de quoi ?  Difficile à préciser, certes. Il faut comprendre que le but de ce caviardage est d'empêcher des yeux amis de la concurrence, qui pourraient se trouver dans la salle, de découvrir les secrets de fabrication d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), ce qui permettrait d'imiter ses recettes.

La concurrence était justement représentée par les avocats des compagnies JTI-Macdonald (JTI-Mac) et  Rothmans, Benson & Hedges (RBH). Mais dans un cas pareil, les membres du Barreau sont tenus de ne pas partager avec leurs clientes les bribes de renseignements qu'ils pourraient recueillir lors de pareille procédure.

L'effet pratique de cet embargo visuel, et de l'auto-censure orale qui a été prescrite au témoin et aux avocats des deux bords, et que personne n'a bravée, c'était de rendre l'audition de jeudi à la limite de l'intelligibilité pour le public de la salle.

Tant pis pour les journalistes laissés dans le mystère, du moment que le juge s'y retrouve ?

Non. L'exercice permet tout de même de tirer quelques conclusions sur les manipulations de l'industrie, à condition d'avoir en mémoire d'autres témoignages entendus devant le tribunal de Brian Riordan et d'exercer son esprit déductif.


1  La dépendance et la nicotine

Le présent procès des cigarettiers canadiens concerne leurs agissements durant la période de 1950 à 1998.

Durant cette période, l'industrie canadienne n'a jamais admis publiquement que la nicotine créait la dépendance, même si le rapport annuel de 1988 du directeur national de la santé publique des États-Unis, le « chirurgien général » (Surgeon General) Everett Koop, a comparé la force de cette dépendance à celle de la dépendance engendrée par la consommation de cocaïne et d'héroïne. Au présent procès devant la Cour supérieure du Québec, certains témoins de l'industrie ont bien voulu admettre que des personnes devenaient dépendantes du tabac, comme d'autres sont accros à la crème glacée (témoin Mercier) ou au beurre d'arachides (témoin Descôteaux).

Évolution de la teneur en nicotine
Canada, 1971-1995    (pièce 528)
Mais si la nicotine ne crée pas de dépendance, pourquoi un fabricant se donnerait-il la peine d'en ajouter ? Et si rien n'est ajouté, comment expliquer, par exemple, le constat que faisait en juillet 1995 un collègue de Pierre-Francis Leblond chez ITCL, et que résume en une image-choc le diagramme ci-joint ?  (pièce 528). La teneur en nicotine d'un échantillon de grandes marques vendues au Canada a graduellement crû entre 1971 et 1995.

Avant le début du présent procès, et même après l'interrogatoire du chimiste Andrew Porter d'ITCL le printemps dernier, on pouvait encore penser que la teneur en nicotine a été rehaussée en sélectionnant soigneusement les parties du plant de tabac employées dans les mélanges, ou par la modification du design de la cigarette, en jouant notamment sur l'acidité (pH) de la fumée par l'ajout de substances alcalinisantes dans le papier ou le filtre, par exemple du carbonate de sodium.


2  Les additifs au tabac

La légende habilement entretenue par l'industrie canadienne depuis plusieurs décennies, c'est que le mélange de tabac contenu dans les cigarettes de la plupart des marques canadiennes, est du « pur tabac de Virginie », c'est-à-dire du tabac qui a peut-être poussé ailleurs qu'en Virginie mais qui a été traité à la manière virginienne, donc séché à l'air chaud, sans plus de façons. En gros, les cigarettes fumées par les Canadiens n'auraient rien à voir avec celles bourrées d'adoucissants, d'aromates et autres additifs, que fument les Américains. Ce genre de légende flatte le complexe de supériorité sur les Yankees de certains Canadiens, tant francophones qu'anglophones.

Quand on interroge les hommes de l'industrie canadienne sous serment, et surtout quand on examine certains documents écrits, il ressort cependant assez vite que les cigarettiers canadiens ont souvent ajouté des tas de choses au tabac, comme des humectants, des agents de préservation, des aromates et ... du tabac reconstitué (surnommé « recon », à prononcer à l'anglaise).

Et ajouter de la nicotine ? Ah non, jamais on ne fait cela, disait le Conseil canadien des manufacturiers de tabac (CTMC) dans un communiqué de presse du 21 avril 1994. (pièce 40017).

Mais attendez voir. Nous y reviendrons. 

2.1 Le tabac reconstitué

Le recon est fabriqué en incorporant à une sorte papier buvard, qui est ensuite séché et finement déchiqueté, une liqueur issue de l'infusion d'un mélange de miettes de tabac échappées dans les usines et entrepôts au fil de la production, et de stocks de cigarettes invendues.

En cette matière, le témoignage (commencé le 30 août) de Pierre-Francis Leblond d'ITCL, interrogé par Me Philippe Trudel, est venu parfaire la connaissance du tribunal des étapes de production des cigarettes, connaissance acquise notamment lors du témoignage des chimistes Ray Howie de RJR-Mac (aujourd'hui JTI-Mac) et Norm Cohen de RBH, témoins qui avaient été interrogés par Me André Lespérance et Me Pierre Boivin.

Le témoignage de Ray Howie avait notamment permis de comprendre qu'après avoir fait l'expérience de différentes sortes de papier absorbant pour fabriquer le recon incorporé dans leurs cigarettes, RJR-Mac et RBH ont un temps employé du papier confectionné par une usine québécoise d'ITCL.

(Ironiquement, cette compagnie qui est le premier fournisseur des fumeurs canadiens ne fabrique plus une seule cigarette au Canada depuis 2006. Lors d'une commission parlementaire à l'Assemblée nationale à Québec en octobre 2011, une porte-parole d'Imperial Tobacco a confirmé aux députés que ses cigarettes canadiennes viennent maintenant ...du Mexique.)

La vidéo ci-jointe, qui n'a pas été montrée au tribunal (et ne le sera jamais), permet de visualiser le processus de production, bien que le pourcentage de recon cité dans ce reportage de la chaîne de télévision History se rapporte précisément à la pratique des cigarettiers aux États-Unis et non pas au Canada. L'extrait dure 3 minutes.

La teneur du recon en nicotine et en diverses substances, de même que la proportion de recon dans un mélange sont des variables ajustables au gré du cigarettier.

2.2  L'ajout de nicotine, ou comment 1+ 1 = 1

Du difficile interrogatoire de Pierre-Francis Leblond, il ressort finalement un fait très simple : Imperial Tobacco ajoute directement de la nicotine au tabac d'au moins une marque.

Dans un manuscrit daté du 2 mai 1994, soit moins de deux semaines après le communiqué du CTMC dont nous parlions plus haut, on trouve l'exposé d'un calcul effectué par M. Leblond. S'y trouve confirmé que l'ajout d'un mystérieux « extrait de Maryland » au tabac de la marque Player's Special Blend, accroît la teneur finale en nicotine. (pièce 998)  (Le Maryland est l'État américain voisin de la Virginie, et il y pousse aussi du tabac.)

Jeudi après-midi, lors du contre-interrogatoire par Me Deborah Glendinning, pour le compte d'ITCL, le témoin Leblond a dit, en parlant du « maryland extract » : « je présume que c'était un liquide ». Puis, comme si une telle présomption faisait mauvais effet, il a voulu résumer en disant que c'était « davantage de tabac ajouté (au mélange)». Le juge Riordan a alors dit qu'il voyait une contradiction. Le témoin a alors dit qu'il ne savait comment cet extrait de Maryland était ajouté et sous quelle forme.

Bon. Donc, ce n'était peut-être pas de la nicotine chimiquement pure conservée dans une citerne, mais un ajout d'un « extrait naturel du tabac » (du Maryland) sous une forme indéterminée mais secrète qui avait pour effet de rehausser la teneur en nicotine. Et ce n'était pas un ajout accidentel.

La vérité est difficile à dire.

Tellement que le témoin Leblond a ensuite préféré dire que le résultat du calcul sur la feuille n'indiquait pas la quantité de nicotine ajoutée, mais la quantité totale qui restait au final. Et comme cela était peu crédible, il a conclu à, non pas une erreur, mais à deux erreurs dans ce document d'une seule page.

À ce stade, le juge était peut-être prêt à exaucer le vœu de M. Leblond de terminer bientôt son témoignage, lequel s'est effectivement terminé quelques minutes plus tard.


*

La deuxième invitée de jeudi au tribunal de Brian Riordan a été Mme Rita Ayoung. 

Le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a notamment demandé à l'ancienne bibliothécaire d'Imperial Tobacco à Montréal si, une fois la politique de « retention » de documents en vigueur (dans le groupe British American Tobacco), Imperial pouvait conserver la documentation scientifique demandée reçue de la maison-mère en Angleterre, ou si cette documentation devait être détruite (sitôt après consultation par les chercheurs de la filiale canadienne).

Alors que des kilos de pièces au dossier de la preuve montrent que la destruction de documents compromettants chez Imperial Tobacco a nécessité un long travail des bibliotechniciennes ainsi que provoqué des récriminations répétées des chercheurs de la compagnie qui ont forcé Mme Ayoung a réglé certains problèmes concernant la circulation des documents, cette dernière a répondu à Me Johnston qu'elle ne souvenait pas.

En 50 minutes, par le nombre de ses « je ne sais pas », « je ne m'en souviens pas » et « je ne peux pas dire », l'ancienne bibliothécaire a sûrement battu sa propre marque de la journée du 17 septembre, lors de la première partie de son témoignage.

En revanche, quand Me Suzanne Côté, pour le compte d'ITCL, l'a contre-interrogée sur l'identité de divers chercheurs extérieurs à la compagnie à qui certains documents de la bibliothèque d'Imperial ont été expédiés, d'après certaines anciennes fiches du catalogue de la bibliothèque, Mme Ayoung pouvait très précisément dire où travaillaient ces personnes : Université de Guelph, Université McGill, Centre de recherches agronomiques du gouvernement du Canada à Delhi, en Ontario, etc.

Cachottière de ce qu'elle savait, l'industrie du tabac ?  Allons donc.

**

Cette semaine, M. John Barnett, de RBH, et M. David Sweanor, anciennement de l'Association pour les droits des non-fumeurs, seront les 30e et 31e témoins de faits appelés à comparaître par les avocats des recours collectifs, depuis l'ouverture du procès.

L'historien Robert Proctor, à partir du lundi 26 novembre, sera le premier témoin-expert au procès.


***

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, il faut commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm

2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

vendredi 31 août 2012

51e jour - jeudi 30 août - Chef cuisinier ou simple marmiton ?

Le fait de faire comparaître au tribunal surtout des membres de la haute direction des entreprises, et le fait que la production de cigarettes est très automatisée, peuvent nous faire perdre de vue que ces dernières sortent d'usines, avec des gens dedans.

Employés devant un convoyeur dans une
usine de cigarettes en Grande-Bretagne
Dans l'action en responsabilité civile intentée contre le trio des cigarettiers canadiens, le témoin de jeudi, Pierre-Francis Leblond, est le premier depuis Jean-Louis Mercier en avril à donner l'impression de s'être souvent aventuré dans les « cuisines du diable », c'est-à-dire là où des machines et des ouvriers, jour après jour, après diverses opérations de traitement du filtre, du papier et du mélange, surveillent et ajustent en finesse l'assemblage de ces composantes, puis l'insertion des petits tubes dans des emballages étudiés et séduisants.

M. Leblond a pris en 2002 sa retraite d'Imperial Tobacco Canada, au service de qui il était entré en 1973. Il est sorti en 1968 d'études en génie chimique à l'université McGill, mais le procureur Philippe H. Trudel n'a pas pu l'interroger sur le pH de la fumée, car l'ingénieur ne sait pas (ou a oublié) ce qu'est le pH.

Jeudi,  le témoin Leblond n'a pas été long à déclarer ne pas connaître la teneur en nicotine des mélanges qu'ITCL mettait dans ses différentes marques de cigarettes, du temps où il y travaillait, le plus souvent dans la mise au point de nouveaux produits. Par contre, il a expliqué quelles parties du plant de tabac contient le plus de nicotine, et élaboré sur l'usage et le sort des feuilles et des tiges.

Le souriant bonhomme moustachu semble connaître par coeur l'emplacement des usines canadiennes et les années où elles opéraient, ainsi que les marques de produits dont il s'est occupé, et il fut longtemps l'un des rares lecteurs du cahier des recettes dont chaque compagnie de tabac garde jalousement le secret.

Une bonne partie des documents examinés lors de l'interrogatoire de jeudi apparaissaient d'ailleurs sur les écrans de la salle d'audience 17.09 avec de larges plages caviardés, pour priver la concurrence de précieux renseignements que quelqu'un d'autre que le juge, le témoin et les avocats directement concernés pourrait voir, comprendre et rapporter.

Pierre-Francis Leblond a avoué avec un sourire triste, et en ne finissant plus d'offrir ses excuses, ne pas connaître la différence entre du tabac de Virginie et du Burley, à part que cela « ne goûte pas » la même chose. Encore ne s'agit-il que d'une connaissance purement objective, puisque l'ancien employé d'Imperial a déclaré de lui-même qu'il n'avait jamais fumé, avec une fois de plus un air un peu gêné.

Ayant surtout appartenu au département de la recherche et du développement, plutôt qu'à celui du marketing, M. Leblond n'a jamais fait fumer que des machines à fumer.

Le témoin Leblond a volontiers donné des explications sur les procédés de fabrication des cigarettes. Le tribunal a ainsi pu comprendre que plusieurs marques contiennent  du tabac expansé par un trempage dans du gaz carbonique liquéfié (dry ice expanded tobacco) ou du tabac reconstitué (recon). Ce dernier est fabriqué notamment à partir des poussières et des brins de tabac qui se dispersent dans les entrepôts et les usines au fil de la production et qu'on récupère.

Lorsque le procureur des recours collectifs a voulu faire parler à l'ingénieur Leblond des additifs, ce dernier est devenu singulièrement confus.  Un moment donné, notre bonhomme a mentionné qu'il y avait du propylène glycol dans les antigels, comme s'il parlait plutôt du di-éthylène glycol. On a aussi compris que l'industrie ajoute au papier du citrate de quelque chose pour accélérer la combustion de la cigarette, mais l'ajout de phosphates demeure un humiliant mystère, et le phosphate d'ammomium quelque chose d'encore plus inconnu, mais là sans gêne.

À plusieurs questions de Me Trudel qui auraient permis de faire des liens logiques avec l'amont ou l'aval des tâches de M. Leblond, le bonhomme a répondu que « ce n'était pas ma préoccupation », ou a répondu, -par une formule qui pourrait témoigner d'une intériorisation moins réussie des lois de la survie dans l'industrie du tabac,- que « ce n'était pas mes affaires ». (traduction de l'auteur du blogue)

Le témoin s'est tout de même avéré suffisamment intéressant pour mériter une « invitation » à revenir comparaître devant le tribunal le 1er novembre, une perspective que M. Leblond semble avoir accueilli avec plaisir.


La question attendue sur la dépendance

Lorsque Me Philippe Trudel a posé des questions sur la dépendance, Pierre-Francis Leblond a commencé par offrir deux points de vue, dont l'un aurait été son opinion personnelle.

L'échange passionné mais courtois entre les avocats des parties demanderesse et défenderesse, échange qui a suivi l'ouverture du témoin, a obligé le juge Riordan à préciser qu'une opinion personnelle sur ce sujet avait de l'importance et était éclairante quand il s'agissait de la haute direction de l'entreprise. Nous ne connaîtrons donc pas ce que le témoin Leblond pensait sur la question.

Lorsque le témoin a finalement pu aborder le point de vue de l'entreprise, il a évoqué des conversations informelles, puis, après quelques questions de Me Trudel et du juge, soudain captivé, un hôtel Sheraton où s'était trouvé une soixantaine d'employés d'Imperial, et où l'ancien chef de la direction Don Brown avait fait valoir la capacité d'arrêter de fumer que possèdent des milliers de fumeurs, capacité qui relativiserait la notion de dépendance.

Quand ces propos ont-ils été tenus ?  C'était dans les années 1990, mais les souvenirs de M. Leblond ne sont pas plus précis, pour le moment. Peut-être qu'avec davantage de suggestions, il saura être plus précis lors de sa prochaine comparution.

* *

Le procès devant la Cour supérieure reprend mardi et empiétera exceptionnellement sur la journée du vendredi 7 septembre.

Par la magie des télécommunications, la Cour entendra le témoignage de Peter Gage, un retraité nonagénaire et pas très bien portant de Victoria, en Colombie-Britannique.  M. Gage a déjà pratiqué la profession d'acheteur de feuilles de tabac pour des cigarettiers.

Mardi, les avocats des cigarettiers plaideront leur opposition à la citation à comparaître expédiée à Diane Takacs, une ancienne bibliothécaire du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) dont les procureurs des recours collectifs espèrent une abondante livraison de potentielles pièces au dossier de la preuve en demande.