mercredi 25 mars 2020

« Aujourd’hui, il y a sourire sur toutes les lèvres. »

Traduction du billet de blogue du 20 Février 2020 intitulé "Today, it’s smiles all around."

Traduction par : Andréjean Luc, étudiant à la maîtrise en Droit et politiques de la santé, Faculté de droit, Université de Sherbrooke
Sous la supervision de : Marie-Ève Couture Ménard, professeure agrégée, Faculté de droit, Université de Sherbrooke 

Tout un contraste !

L’an dernier, lorsque 3 grandes compagnies de tabac ont comparu devant l’honorable juge Thomas McEwan de la Cour supérieure de l’Ontario afin de demander une prolongation de la période de sursis, la tension dans la salle était palpable. La douzaine d’avocats représentant les compagnies de tabac et les poursuivants jouaient du coude en prenant place en salle d’audience, en plus de s’échanger des regards hostiles et des répliques incisives.

Sans aller jusqu’à prétendre que l’audition de ce jour a paru comme un rassemblement de paix, on y dénotait certainement un cessez-le-feu. Il n’aurait pas été évident pour un regard extérieur de constater la présence de parties opposées devant le juge, que ce soit avant ou durant la courte audition. Alors que la salle se remplissait lentement, les échanges entre les hommes vêtus de toges traditionnelles ont donné le ton de bonne entente : «Comment a été votre séjour en Floride?», «Aujourd’hui, il y a sourire sur toutes les lèvres!». [Notre traduction]

Il ne fallut que 10 brèves minutes au juge pour entendre et accorder la demande de prolongation d’un délai additionnel de 6 mois de son ordonnance de sursis ayant octroyé aux compagnies le droit de maintenir leurs activités, somme toute comme à l’habitude alors que les procédures instituées contre elles demeurent suspendues. Imperial Tobacco, suivie de Rothmans, Benson and Hedges, puis de JTI-Macdonald, ont dévoilé avoir dûment soumis la documentation nécessaire avant de remettre au juge un projet d’ordonnance à être entériné.

Il s’agissait d’une simple formalité lorsque le juge McEwan s’est enquis d’obtenir le consentement des autres parties, ces dernières ayant rapidement fait part de l’absence d’opposition.

Soit dit en passant

Ce n’est qu’après l’obtention du consentement des parties que Me Mark Meland s’est exprimé sur la demande des compagnies d’obtenir une prolongation de 6 mois afin d’en venir à une entente.

Me Meland représente les fumeurs du Québec dont l’ordonnance de paiement compensatoire, totalisant la somme de 13 milliards $, a été bloquée par les présentes procédures. Parmi les douzaines de poursuites, cette dernière a été la seule s’étant rendue au stade du procès et ayant fait l’objet non pas d’un, mais de deux jugements penchant fermement en faveur des poursuivants.

Ces derniers sont les « créanciers » qui semblent les plus contrariés par les présentes procédures. Lors des auditions précédentes, Me Meland s’est prononcé longuement et de manière convaincante (en apparence sans effet auprès du juge) sur les effets néfastes du processus sur les victimes québécoises de l’action collective, lesquelles se meurent sans pouvoir obtenir justice.

Aujourd’hui, ses commentaires ne visaient pas à apporter un changement de décision immédiat, mais plutôt à émettre des réserves sur les décisions passées et futures du juge McEwan.

Me Meland a diplomatiquement rétorqué au dur traitement qu’avaient reçu ses doléances l’automne dernier par le juge McEwan. Il a indirectement avancé que le juge McEwan avait injustement et erronément laissé entendre que l’équipe québécoise ne s’était pas investie dans le processus de médiation vu son opposition l’automne dernier à la prolongation de la durée du sursis.

Le second point de Me Meland était possiblement dirigé au juge ou l’était-il plutôt aux victimes dont justice n’a toujours pas été rendue, et ce, plus de 20 ans après l’institution de leur poursuite. « Notre consentement à la prolongation n’est pas un déni de l’urgence », dit-il. « Des gens se meurent, ils continuent de s’affaiblir. L’urgence ne s’est pas apaisée, mais nous avons un désir commun d’en venir à une entente le plus rapidement possible. » [Notre traduction]*

Il ajouta enfin qu’une prolongation additionnelle ne ferait probablement pas l’objet d’un consentement de leur part. En date du 30 septembre prochain, une entente devrait avoir été conclue, dit-il, et à ce moment, 18 mois se seront écoulés depuis l’institution des procédures en insolvabilité. « Nous devons être conscient de l’impact de la situation sur nos clients. » [Notre traduction]

Puisque nous sommes tous d’accord...

Imperial Tobacco a peut-être surestimé l’ouverture de ses adversaires à acquiescer à ses demandes. Alors que l’audition semblait tirer à sa fin, ces derniers ont présenté une nouvelle demande non communiquée et dont les détails demeurent flous. Cette demande n'était ni incluse dans les documents publiés pour l’audition et n’a fait l’objet d’aucune notification préalable aux autres parties.

En l’absence de consentement, le juge McEwen ne pouvait se prononcer immédiatement sur la question. Il a indiqué que malgré la raisonnabilité de la demande, ce dernier laisserait à ITL la chance d’obtenir la position des autres parties avant la fin de la semaine avant de se pencher sur les prochaines étapes. À nos oreilles, il semblait signaler que les parties opposées à cette demande avaient un choix : soit d’accepter de s’entendre hors Cour sur la demande des compagnies, ou de revenir devant lui pour argumenter (et perdre).

Non-dit

Peu de choses ont été dites aujourd’hui et aucun indice n’a été dévoilé sur ce qui se passerait ou non derrière les portes closes des négociations. Mis à part l’intervention de Me Meland sur la dégradation de l’état de santé de ceux dont les cancers et maladies pulmonaires étaient liés aux comportements fautifs des compagnies au cours du siècle dernier, il n’y avait aucune référence à des considérations de santé. Les compagnies bénéficiant d’une protection leur permettant d’exercer leurs activités comme à l’habitude auraient aussi bien pu être des fabricants de crayons.

*Les citations verbales sont encore moins fiables aujourd’hui. Cette Cour ontarienne a ordonné à tous les journalistes de se limiter aux papiers et aux crayons.

mardi 18 février 2020

Mise à jour de février 2020

Les grandes compagnies de tabac du Canada et leur usage de la loi sur l’insolvabilité


Quand est ce que prend fin la suspension des litiges liés aux compagnies de tabac accordée par la cour ?
Toutes les poursuites canadiennes contre trois grandes compagnies de tabac sont suspendues jusqu’au 30 septembre 2020. Le 20 février 2020, les compagnies on reçu une quatrième prolongation de la suspension de toutes les procédures auxquelles elles font face.

Depuis quand les procès ont-ils été suspendus ?
Tous les litiges sont suspendus depuis mars 2019.

En mars 2019, toutes les compagnies ont demandé et reçu une première ordonnance de protection contre leurs créditeurs, valable pour 30 jours.[i] [ii] [iii] Ces ordonnances ont été accordées sans audience publique. Le 5 avril, elles se sont vues alignées/harmonisées, modifiées et prolongées pour deux mois (jusqu’au 28 juin).[iv] [v] [vi] Le 26 juin, elles ont été prolongées jusqu’au 4 octobre 2019.[vii] [viii] [ix] Le 3 octobre, juste alors que le sursis allait expirer, une ordonnance le prolongeant jusqu’au 12 mars 2020 fut accordée.[x]

Comment ces poursuites ont-elles été suspendues ?
Les procès sont suspendus parce que les compagnies ont demandé et reçu une protection dans le cadre de la loi fédérale sur l’insolvabilité : la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC). Elles ont emprunté cette voie suite à un jugement qui prévoyait le dédommagement de fumeurs québécois.[xi]

Le 1er mars, la Cour d’appel du Québec a confirmé un jugement rendu en première instance contre trois compagnies de tabac qui exigeait le paiement de $6.8 milliards ($13 milliards avec les intérêts) en dédommagement des années de pratiques néfastes.[xii] Il a été demandé aux compagnies de payer des dommages punitifs mais aussi moraux à 100 000 fumeurs québécois dont les cancers du poumon, de la gorge et les emphysèmes ont été considérés comme étant le résultat des discours mensongers des compagnies à propos de leurs produits.

L’ordonnance de la LACC empêche tous les créditeurs des compagnies, y compris les fumeurs québécois qui ont fait partie du recours collectif, de collecter leur paiement et/ou de poursuivre leur procès.

Quel est l’impact de l’ordonnance de protection de la LACC ?
Aucun litige contre les trois grandes compagnies n’est autorisé à se poursuivre durant cette période. Tous les procès sont suspendus.

Les compagnies ont demandé à la cour cette suspension dans le but de négocier un « règlement global» entre eux et les parties adverses.

Comment les pourparlers en vue du règlement sont-ils organisés ?
À la demande des compagnies de tabac, l’ancien juge en chef de la Cour d’Ontario, Warren Winkler, a été nommé médiateur des négociations.

La seule information publique à ce jour concernant ces pourparlers sont les documents soumis à la cour par les compagnies dans le cadre de leur demande d’extension de suspension.

Les compagnies rapportent que M. Winkler a demandé, le 1er août 2019, que les parties s’échangent des « dossiers de médiation » et plusieurs provinces ont soumis une réponse le 12 septembre. Elles ont aussi rapporté qu’une « séance plénière » avec toutes les parties avait été prévue mais la date n’a pas été rendue publique.[xiii] Un rapport de janvier 2020 a indiqué que les discussions de médiation avaient lieu dans le mois.[xiv]

Très peu d’information ont été rendues publiques sur les points négociés par les compagnies, les provinces et les autres parties. Les avocats du Recours Collectif du Québec en septembre 2019 ont déclaré que les informations échangées ne contiennent « aucun plan ou économie de base pour un potentiel règlement ».[xv]

Est-ce que les individus lésés par les produits de vapotage peuvent porter plainte pendant le processus de la LACC ?
Pas si le produit est vendu par l’une des trois compagnies de tabac. La suspension couvre tous les produits « contenant de la nicotine et destinés à la consommation humaine, incluant […] les cigarettes électroniques, les liquides de vapotage et les instruments de vapotage. » [xvi]

Est-ce que le processus de la LACC peut-être empêché ?
La cour peut refuser d’étendre la période de suspension.

Quelle somme est réclamée par les parties adverses, voire créanciers ?
Les compagnies peuvent se voir réclamer $500 milliards ou plus dans le cadre des procès intentés par 10 gouvernements provinciaux (qui veulent rembourser les coûts de traitement des maladies liées au tabac) et une autre somme non quantifiée dans le cadre des recours collectifs intentés par des fumeurs (l’un d’eux a été certifié), des fermiers et des fumeurs individuels. La table 1 ci-dessous présente une liste des procès gouvernementaux et des recours collectifs à l’encontre des compagnies de tabac.

Est-ce que les compagnies sont véritablement en faillite ? Combien peuvent-elles payer ?
Dans le cadre du processus de la LACC, le revenu actuel des compagnies canadiennes a été rendu public. D’après les rapports publiés, $2.4 milliards en liquide étaient disponibles en mars 2019. Le montant disponible prévu pour mars prochain sera connu lorsque tous les rapports seront rédigés par la cour (Le rapport du 5ème moniteur d’Impérial Tobacco n’a pas encore été rendu public).[xvii] [xviii] [xix] Le processus de la LACC requière que les compagnies canadiennes soumettent leur bilan financier de 2018, informations qui ne sont habituellement pas rendues publiques. Les trois compagnies déclarent des actifs d’environ $10 milliards.

La Cour d’appel du Québec n’a-t-elle pas ordonné aux compagnies de mettre de côté $1 milliard pour les fumeurs québécois malades ?
Oui. En 2015, la Cour d’appel du Québec a souligné le fait que les compagnies répartissent tous leurs profits entre leurs sociétés mères et ne mettent aucune somme d’argent de côté pour payer les dommages-intérêts du recours collectif du Québec. La Cour a exigé qu’au moins deux des compagnies sécurisent $1 milliard. [xx]

Les compagnies ont déclaré cet argent comme faisant partie de leurs actifs. Leur position étant que cette somme devrait se trouver disponible pour toutes les parties de l’accusation, pas seulement aux fumeurs du recours collectif. Certaines provinces ont affirmé en cour qu’ils pensent avoir droit à une partie de ce capital. En revanche, les avocats du recours collectif québécois estiment que l’argent qui devait être mis de côté pour leurs clients devrait être réservé dans ce but.

Est-ce que les sociétés mères peuvent-être appelés à contribution ?
Il est attendu des sociétés mères qu’ils participent à tout règlement canadien et d’ailleurs ils font partie des accusés dans les procès intentés par les gouvernements provinciaux.

Les trois maisons mères ont rapporté des gains opérationnels (avant taxes) s’élevant à environ $32.8milliards en 2018. Leurs actifs déclarés étaient de $350 milliards et les actions totales représentent une valeur d’environ $170 milliards. [xxi] [xxii] [xxiii] Des observateurs légaux ont spécifié qu’il serait difficile de forcer des compagnies hors du Canada à contribuer aux réparations dont leurs filiales sont responsables. [xxiv]

Est-ce que les compagnies peuvent continuer de payer leurs fournisseurs et leurs employés ?
Oui. Ils sont autorisés à poursuivre leurs affaires habituelles. Ils ne sont pas autorisés à distribuer des dividendes (profits) aux sociétés mères.

Combien ces poursuites ont coûté aux gouvernements ?
Les coûts de ces procès n’ont pas été rendus publics, pour aucune des parties. Les frais pour les gouvernements d’Ontario et du Québec font partie des coûts opérationnels du département du procureur général qui est en charge du procès. Ceci était également valable pour la Colombie-Britannique entre 2000 et 2012.

Pour les autres provinces et la Colombie-Britannique après 2012, les procès sont gérés par des avocats à honoraires conditionnels. C’est-à-dire que les avocats représentant ces provinces prennent en charge les coûts du procès en échange d’un pourcentage de la somme qui serait éventuellement versée à leurs clients.
Plus d’informations à propos de ces honoraires conditionnels sont disponibles pour deux contrats. Le Nouveau-Brunswick a accepté de payer à ses avocats 18% d’un arrangement avant le procès[xxv] et Terre-Neuve-et-Labrador a accepté de payer 30%.[xxvi] Le gouvernement de l’Alberta a contesté la publication du contrat des honoraires conditionnels. [xxvii]

Est-ce la première fois que les compagnies utilisent la LACC pour négocier avec les gouvernements ?
Non. JTI a réclamé la protection de la LACC en 2004 quand le gouvernement du Québec a exigé le paiement des taxes fraudées alors que les compagnies nourrissaient les réseaux de contrebande dans les années 90. Aucun procès n’avait eu lieu mais le processus de la LACC a précipité les négociations avec les gouvernements fédéral et provinciaux au sujet des $10 milliards d’évasion fiscale. Les accords ont été entérinés en 2008 et 2010.[xxviii]

L’approche adoptée lors de ces ententes – négociation secrète, aucune visée de mesures favorisant la santé publique et le règlement à rabais – a été critiquée par plusieurs associations de santé publique. [xxix]

Est-ce que les négociations vont mener à un changement de la manière dont les compagnies de tabac sont gérées au Canada ? Est-ce que les gouvernements demandent des mesures qui vont réduire le tabagisme ?
Nous ne le savons pas. Les vingt dernières années, toutes les provinces ont intenté des procès mais une seule (Québec) a officiellement rencontré les associations de santé publique dans le but de déterminer des objectifs de santé publique.

En octobre 2019, la Société Canadienne du Cancer a demandé la permission d’intervenir dans les médiations en tant que « partie prenante sociale » et de plaider pour l’inclusion de mesures favorisant la santé publique. [xxx] Cette requête a été refusée. [xxxi]

Où puis-je suivre l’évolution du procès ?
Des informations concernant les procès de chaque compagnie sont disponibles sur les sites internet de leur moniteur respectif :

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[xi]        Recours Collectif CQTS/Blais et Letourneau. Dossier judiciaire 500—09-025385-154; 500-09- 025386-152, 500-09-025387-150. Traduction anglaise des Ordonnances.
[xvii]      Imperial Tobacco:
*
Rapport préliminaire. Mars 2019
* Rapport du premier moniteur. 3 avril 2019
* Rapport du quatrième moniteur. Juin 2019
[xviii]     JTI-Macdonald:
*
Rapport préliminaire. 8 mars 2019
* Quatrième rapport du moniteur. 21juin 2019
* Cinquième rapport du moniteur. 25 septembre 2019
[xxv]    Le contrat d’honoraires avec le Nouveau-Brunswick prévoit un paiement de 18% de tout règlement monétaire négocié après la publication d’une déclaration mais avant le procès. Le contrat du Nouveau-Brunswick impliquait aussi les firmes américaines Richardson, Patrick, Westbrook & Brick,an et Martin et Jones. Les cabinets d’avocats américains constituent des consultants légaux pour les 6 provinces représentées par Bennett Jones/Siskinds.
Revue de Presse du Nouveau-Brunswick. Les avocats retenus pour les procès contre les cigarettiers (07/09/12)
Site internet de Richardson, Patrick, Westbrook & Brickman :
https://www.rpwb.com/foreign-legal-consultants/
[xxvi]   Le contrat d’honoraires avec Humphrey Farrington McClain prévoit un paiement de 30% de tout règlement monétaire négocié dans le cadre du procès. CBC Mews Law firm tobacco control under fire. April 12, 2011.
[xxvii]    Le contrat à honoraires conditionnels a été le sujet d’une ordonnance de divulgation émise par le Commissaire à la vie privée d’Alberta. Règlement F2019-26. 21 août 2019.