(PCr)
Au procès en responsabilité civile des principaux cigarettiers du marché québécois, pendant une journée et demie, lundi et mardi, l'interrogatoire de Frank Marks par l'avocate d'Imperial Tobacco Canada Valerie Dyer a permis de mettre en évidence l'ampleur et la durée de la collaboration des chercheurs d'Agriculture Canada avec l'industrie du tabac pour augmenter le rendement des champs de tabac et la « qualité » du tabac récolté.
Des articles scientifiques publiés par les chercheurs gouvernementaux, des mémos, des plans de travail, des prévisions budgétaires, des rapports de résultats, peut-être au-delà d'une centaine de documents ont été montrés au tribunal.
La réputation de cohérence du gouvernement du Canada ne sortira pas grandie de l'actuel procès. Personne ne devra s'étonner si l'honorable Brian Riordan, au moment de rédiger son jugement final, trouve dans l'instruction des derniers jours de quoi servir certains blâmes à la Couronne fédérale, que lui a toujours cherché à maintenir dans une position de défenseur en garantie dans le présent procès. (C'est la Cour d'appel du Québec qui a exonéré le fédéral l'an dernier, en cassant une décision interlocutoire du juge Riordan.)
Mardi après-midi, quelques minutes de contre-interrogatoire par les avocats des recours collectifs ont cependant suffi à annuler le bénéfice, au dépens des victimes du tabagisme, que les fabricants auraient pu tirer du témoignage du biologiste de formation et ancien chercheur puis directeur de la ferme expérimentale du gouvernement fédéral à Delhi en Ontario. Il a suffi que le témoin Marks réponde aussi simplement que durant le reste des deux jours.
L'industrie décidait, pas Agriculture Canada
En 1997, une journaliste de la radio anglaise de Radio-Canada (CBC) avait interrogé une porte-parole de l'Association pour les droits des non-fumeurs, et en même temps un porte-parole d'Agriculture Canada qui était nul autre que Frank Marks.
Le procureur des recours collectifs Andrew Cleland a montré à M. Marks une transcription de l'entrevue où ce dernier affirmait: « il n'y a pas nécessairement de connexion directe entre le niveau de nicotine dans la feuille (de tabac) que le fermier vend (aux fabricants) et le niveau de nicotine dans les cigarettes. Cela dépend comment les fabricants mélangent les différents types de feuilles pour arriver au produit qu'ils veulent vendre sur le marché.» (traduction de l'auteur du blogue) Frank Marks ajoutait que son ministère n'était pas impliqué du tout dans cette décision.
Me Cleland a demandé au témoin de confirmer la véracité de ses affirmations de l'époque et M. Marks a confirmé. Fin de mes questions, votre honneur! Me Cleland s'est rassi.
Lundi et mardi, M. Marks avait expliqué que la taille des plants de tabac à un certain moment durant la saison de croissance, bien avant que soit arrivé le moment de la maturité et de la récolte, augmentait le volume de feuilles de tabac par hectare cultivé et augmentait la teneur en nicotine des feuilles. Le biologiste avait aussi dit que les feuilles les plus basses sur le plant de tabac (surnommées les sands parce qu'il y a généralement du sable ou de la boue séchée dessus) ont une teneur en nicotine plus faible que les hautes feuilles qui ont été davantage exposées à la clarté du jour.
Mardi après-midi, Me Bruce Johnston a pris le relais de son coéquipier Cleland et voulu savoir jusqu'à quel point la culture du tabac est fondamentalement motivée par la livraison de nicotine aux fumeurs. M. Marks a répondu par l'affirmative. Au collaborateur de longue date de l'industrie, Me Johnston a aussi demandé si cela était clair pour toutes les personnes avec qui il avait travaillé. M. Marks a encore répondu oui. Y compris les fabricants ? de demander l'avocat. Oui, a encore répondu le témoin.
Me Johnston a ensuite vérifié s'il y avait quoi que ce soit qui empêchait les cigarettiers de fabriquer des cigarettes avec les « sands ». Frank Marks a dit que si l'industrie le voulait, elle pouvait utiliser n'importe quelle partie du plant de tabac.
Fin de mes questions, votre seigneurie! a claironné Me Johnston, peut-être fier d'avoir, en différé, rivé son clou à un témoin de la défense de l'industrie comparu il y a quelques semaines et qui avait affirmé que sa compagnie devait importer du tabac pour « diluer » les mélanges canadiens trop riches en nicotine.
Le juge Riordan a remercié le témoin Marks, et les avocats des deux parties ont plongé dans une discussion sur le calendrier des prochaines semaines et sur le remboursement des dépenses relatives à la comparution des experts au procès.
Il faut cependant revenir ici sur des faits mis en évidence antérieurement durant la journée.
Quand Agriculture Canada semblait ignorer Santé Canada
C'est un lieu commun de dire que dans de vastes organisations comme les gouvernements et les grandes entreprises, la main gauche ignore parfois ce que fait la main droite, ou du moins ne contrôle pas son action.
En août dernier, pour sa défense, l'industrie a fait verser au dossier de la preuve le rapport d'expertise de l'historien Robert John Perrins, lequel a largement levé le voile sur la collaboration du ministère fédéral de l'Agriculture avec l'industrie du tabac dans les années 1970, 1980 et 1990. Il y a aussi des témoins de faits issus de l'industrie, notamment l'agronome et ancien directeur scientifique chez Imperial Gaétan Duplessis, qui ont parlé du rôle d'Agriculture Canada dans le développement et l'usage de souches de tabac plus riches en nicotine.
Le témoignage de Frank Marks a apporté à la fois des nuances mineures et d'importantes confirmations aux précédents témoignages.
C'est ainsi qu'il faudrait partiellement expliquer par un impératif de rendement accru de feuilles de tabac par hectare cultivé l'usage croissant en tabaculture canadienne de variétés de tabac plus riches en nicotine et développées à la ferme gouvernementale de Delhi, telles que par exemple la Delgold, la Delliott, la Candel ou la Nordel. Le choix du tabac cultivé appartenait aux tabaculteurs et à leurs clients de l'industrie cigarettière.
M. Marks a confirmé que des fonctionnaires d'Agriculture Canada ont voyagé à l'étranger pour promouvoir les exportations de produits du tabac canadiens. (Le premier témoin qui ait témoigné de cela devant le juge Riordan était l'ancien cadre de Macdonald Tobacco puis d'Imperial Tobacco Peter Gage, en septembre 2012.)
Quand les botanistes et agronomes de Delhi ont commencé à contribuer au « grand oeuvre » qu'est la mise au point éventuelle de produits du tabac moins dangereux (pour la santé des fumeurs), Frank Marks croyait que le programme de recherches reposait sur l'idée que le processus de filtration enlevait une certaine quantité de goudron, et de nicotine du même coup. Comme directeur de la ferme expérimentale de Delhi, M. Marks a conclu à la nécessité de s'assurer du développement de souches de tabac avec un certain niveau de nicotine, pour que les fumeurs trouvent satisfaction dans leurs cigarettes.
À l'époque, Santé Canada a grosso modo fait part à Frank Marks de son voeu de voir la priorité donnée à l'élimination dans le tabac de ce qui est à l'origine du goudron dans la fumée, sans se préoccuper de la teneur en nicotine des feuilles de tabac. La communication n'a pas eu de suite, a admis le témoin.
Santé Canada avait cessé en 1978 de soutenir le programme de recherches sur les cigarettes moins dangereuses mené à Delhi, mais l'ancien cadre d'Agriculture Canada a témoigné mardi que « nous voulions inclure les aspects sanitaires dans le programme de recherche dans son ensemble », même après le retrait du ministère de la Santé.
Ce n'est qu'à la fin des années 1990 que le ministère fédéral de l'Agriculture a coupé tous ses liens avec des organismes associés à la commercialisation des produits du tabac.
(Pour autant, il ne faut pas conclure que ce ministère a cessé au 21e siècle, c'est-à-dire en dehors de la période couverte par le présent procès, de faire preuve d'une inaltérable générosité pour les tabaculteurs, une générosité que le Vérificateur général du Canada a estimé tout à fait répréhensible. C'est une autre histoire.)
*
Sur la photo des avocats des recours collectifs que nous avons publiée le printemps dernier sur ce blogue dans une édition spéciale relative à la fin de la présentation de la preuve en demande, une photo qui datait de mai 2012, Me Andrew Cleland n'apparaît pas, entre autres parce que c'est lui qui l'a prise.
Me Cleland du cabinet Trudel & Johnston, tout comme Me Francis Hemmings de chez Lauzon Bélanger Lespérance, est de ces juristes qui sont devenus officiellement avocats en 2013 mais qui ont travaillé dès les débuts du procès, auprès des avocats dont les lecteurs de ce blogue ont suivi ici les faits d'armes. Bien qu'il ait étudié dans une université québécoise (McGill), notamment en littérature anglaise et en droit, Me Cleland appartient au Barreau du Haut-Canada.
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mercredi 4 décembre 2013
mardi 3 décembre 2013
187e jour - La défense d'Imperial ramène l'attention sur les recherches gouvernementales à la ferme de Delhi
(PCr)
Au Canada comme dans plusieurs pays, pendant longtemps et encore maintenant, les pouvoirs publics ont cru nécessaire d'aider l'agriculture à être plus efficace.
Cette bienveillance s'est apparemment étendue à tous les secteurs agricoles sans beaucoup de discrimination. Votre serviteur n'a jamais lu ou entendu dire que le gouvernement d'Ottawa ou des gouvernements provinciaux canadiens soient allés jusqu'à se pencher, à un moment quelconque entre 1950 et 1998, sur les défis de la culture du cannabis. Mais la culture du tabac, oui.
Pour le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui préside au palais de justice de Montréal un procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, les activités passées du ministère fédéral de l'Agriculture à la ferme expérimentale de Delhi, dans le sud de l'Ontario, ne sont plus une nouveauté depuis longtemps. Les témoignages de Gaétan Duplessis et de l'historien Robert J. Perrins, entre autres, avaient déjà ratissé ce champ.
Lundi, le juge a pris connaissance de détails additionnels, et son supplice va durer encore plusieurs jours, puisqu'au témoin du jour va succéder un autre retraité d'Agriculture Canada plus tard cette semaine, et ce ne sera pas le dernier.
Le témoin du jour s'appelle Charles Francis Marks, mieux connu sous le nom de Frank Marks dans son milieu de travail à l'époque. M. Marks a aujourd'hui 75 ans. De 1976 à 1981, il fut le directeur de la « station » de recherche agronomique de Delhi. Sa formation, en Nouvelle-Écosse, au Québec (McGill), en Ontario, et en Californie, jusqu'au doctorat (1967), ainsi que son expérience de travail en ont fait un botaniste spécialisé dans les maladies et les problèmes de croissance de diverses espèces végétales, en particulier les espèces de tabac. Après sa retraite en 2000, Frank Marks a encore travaillé comme consultant auprès des cultivateurs de légumes du sud de l'Ontario.
Pour l'interroger, Imperial Tobacco Canada a fait appel à Me Valerie Dyer, laquelle aime bien, comme plusieurs juristes, préparer des questions, parfois longues, qui se répondent assez facilement par un oui ou un non introductif, suivi d'explications quand le témoin le juge nécessaire.
Le témoin Marks a joué le jeu de Me Dyer en répondant franchement et simplement, mais a été plutôt avare d'explications ou d'anecdotes, dans bien des cas parce que le document qu'on lui mettait sous le nez parlait par lui-même.
Le grand nombre des questions de l'avocate et la masse de documents apparus sur les écrans de la salle d'audience et dont elle souhaite « enrichir » la preuve montrent cependant que la défense d'Imperial souhaite traiter du sujet en profondeur. À telle enseigne que l'instruction de la preuve en défense donne l'impression de s'enliser, si on peut utiliser cette métaphore très agricole.
La journée de lundi a donc été excitante comme la vue d'un champ dormant sous une épaisse couche de neige par un petit matin gris de décembre. Au milieu de la journée, après avoir contemplé sans joie des organigrammes avec la tête des chercheurs d'Agriculture Canada, le juge Riordan a commencé à s'interroger à haute voix sur la pertinence d'examiner certains détails.
Parmi les documents enregistrés en preuve qui ont été examinés ou réexaminés lors de l'interrogatoire de Frank Marks figure notamment la pièce 40346.246 au dossier qui fait état de la collaboration entre les chercheurs de Delhi et Santé Canada et évoque le soutien apporté par les grands cigarettiers canadiens.
Les pièces 20766 et 20803.1 permettent de voir qu'Agriculture Canada voulait aider les tabaculteurs à abaisser leur coût de production et à cultiver du tabac dont les effets pathogènes seraient réduits, réalisant ainsi le voeu de Santé Canada.
Dans son blogue Eye on the trials, l'espiègle Cynthia Callard fait remarquer que Me Dyer s'est abstenu (non sans raison) de remettre sous les yeux du tribunal la pièce 1564R au dossier, où un chercheur de l'industrie se moque des ambitions irréalistes du ministère de l'Agriculture.
On peut aussi regretter qu'aucun avocat de la Couronne fédérale ne soit présent dans la salle d'audiences, quand l'objectif des chercheurs gouvernementaux de réduire le ratio goudron nicotine dans les feuilles (et donc dans la fumée) de tabac est présenté implicitement comme un objectif d'augmenter la teneur en nicotine.
Certes, le juge s'est déjà fait expliquer, et même par des témoins de l'industrie, que les fabricants ajustent à leur guise les teneurs en goudron et en nicotine des cigarettes, sans égard à la teneur originale des feuilles de tabac, afin de livrer au consommateur un produit aux caractéristiques constantes.
Mais à force d'entendre parler des retombées des recherches à Delhi, le juge finira-t-il par attacher une importance plus grande que nécessaire aux faits examinés cette semaine ?
Au Canada comme dans plusieurs pays, pendant longtemps et encore maintenant, les pouvoirs publics ont cru nécessaire d'aider l'agriculture à être plus efficace.
document du gouvernement fédéral canadien retraçant les efforts et succès de ses chercheurs |
Pour le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui préside au palais de justice de Montréal un procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, les activités passées du ministère fédéral de l'Agriculture à la ferme expérimentale de Delhi, dans le sud de l'Ontario, ne sont plus une nouveauté depuis longtemps. Les témoignages de Gaétan Duplessis et de l'historien Robert J. Perrins, entre autres, avaient déjà ratissé ce champ.
Lundi, le juge a pris connaissance de détails additionnels, et son supplice va durer encore plusieurs jours, puisqu'au témoin du jour va succéder un autre retraité d'Agriculture Canada plus tard cette semaine, et ce ne sera pas le dernier.
Le témoin du jour s'appelle Charles Francis Marks, mieux connu sous le nom de Frank Marks dans son milieu de travail à l'époque. M. Marks a aujourd'hui 75 ans. De 1976 à 1981, il fut le directeur de la « station » de recherche agronomique de Delhi. Sa formation, en Nouvelle-Écosse, au Québec (McGill), en Ontario, et en Californie, jusqu'au doctorat (1967), ainsi que son expérience de travail en ont fait un botaniste spécialisé dans les maladies et les problèmes de croissance de diverses espèces végétales, en particulier les espèces de tabac. Après sa retraite en 2000, Frank Marks a encore travaillé comme consultant auprès des cultivateurs de légumes du sud de l'Ontario.
Pour l'interroger, Imperial Tobacco Canada a fait appel à Me Valerie Dyer, laquelle aime bien, comme plusieurs juristes, préparer des questions, parfois longues, qui se répondent assez facilement par un oui ou un non introductif, suivi d'explications quand le témoin le juge nécessaire.
Le témoin Marks a joué le jeu de Me Dyer en répondant franchement et simplement, mais a été plutôt avare d'explications ou d'anecdotes, dans bien des cas parce que le document qu'on lui mettait sous le nez parlait par lui-même.
Le grand nombre des questions de l'avocate et la masse de documents apparus sur les écrans de la salle d'audience et dont elle souhaite « enrichir » la preuve montrent cependant que la défense d'Imperial souhaite traiter du sujet en profondeur. À telle enseigne que l'instruction de la preuve en défense donne l'impression de s'enliser, si on peut utiliser cette métaphore très agricole.
La journée de lundi a donc été excitante comme la vue d'un champ dormant sous une épaisse couche de neige par un petit matin gris de décembre. Au milieu de la journée, après avoir contemplé sans joie des organigrammes avec la tête des chercheurs d'Agriculture Canada, le juge Riordan a commencé à s'interroger à haute voix sur la pertinence d'examiner certains détails.
Parmi les documents enregistrés en preuve qui ont été examinés ou réexaminés lors de l'interrogatoire de Frank Marks figure notamment la pièce 40346.246 au dossier qui fait état de la collaboration entre les chercheurs de Delhi et Santé Canada et évoque le soutien apporté par les grands cigarettiers canadiens.
Les pièces 20766 et 20803.1 permettent de voir qu'Agriculture Canada voulait aider les tabaculteurs à abaisser leur coût de production et à cultiver du tabac dont les effets pathogènes seraient réduits, réalisant ainsi le voeu de Santé Canada.
Dans son blogue Eye on the trials, l'espiègle Cynthia Callard fait remarquer que Me Dyer s'est abstenu (non sans raison) de remettre sous les yeux du tribunal la pièce 1564R au dossier, où un chercheur de l'industrie se moque des ambitions irréalistes du ministère de l'Agriculture.
On peut aussi regretter qu'aucun avocat de la Couronne fédérale ne soit présent dans la salle d'audiences, quand l'objectif des chercheurs gouvernementaux de réduire le ratio goudron nicotine dans les feuilles (et donc dans la fumée) de tabac est présenté implicitement comme un objectif d'augmenter la teneur en nicotine.
Certes, le juge s'est déjà fait expliquer, et même par des témoins de l'industrie, que les fabricants ajustent à leur guise les teneurs en goudron et en nicotine des cigarettes, sans égard à la teneur originale des feuilles de tabac, afin de livrer au consommateur un produit aux caractéristiques constantes.
Mais à force d'entendre parler des retombées des recherches à Delhi, le juge finira-t-il par attacher une importance plus grande que nécessaire aux faits examinés cette semaine ?
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