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lundi 10 septembre 2012

55e jour - vendredi 7 septembre - Quand l'industrie discutait de science

Cette semaine, le tribunal ne siège pas.  Tout le monde au procès des cigarettiers canadiens sera de retour au 17e étage du palais de justice de Montréal le lundi 17 septembre prochain. On fera alors enfin comparaître Rita Ayoun, qui travaillait à la bibliothèque d'Imperial à Montréal quand plusieurs documents en furent extraits pour être expédiés en Angleterre ou détruits, au début des années 1990.

Puis, durant le reste de la semaine, comparaîtront messieurs Poirier et Howie, dont le témoignage concerne le comportement de JTI-Macdonald ou de RJR-Macdonald.

Adieu monsieur Gage

Vendredi dernier, le témoignage de Peter Gage a pris fin.  L'ancien cadre de Macdonald, puis d'Imperial, puis du CTMC, était interrogé à Victoria, en Colombie-Britannique, et l'interrogatoire était retransmis en direct au palais de justice de Montréal. Jeudi, il avait comparu vêtu d'un veston bleu marine arborant les armoiries du corps des sous-mariniers de la Royal Navy.  Vendredi, il était de retour avec un veston civil et les bretelles jaunes citron de mardi, qui ont cette fois inspiré une remarque taquine de la part du juge Riordan.

D'ordinaire, les témoins font face au juge et le public de la salle d'audition ne voit guère leur expression faciale.  Avec le visage et le tronc du témoin sur des grands écrans, le public voit ce que le juge voit.

Encore plus, si c'est possible, que lors des deux journées précédentes, M. Gage a témoigné d'un certain état d'esprit dans l'industrie : l'ignorance volontaire. Plusieurs fois, Peter Gage a répété qu'il s'occupait de la production des cigarettes et que cela l'avait maintenu très occupé.

À un moment donné, le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a mis sous les yeux du témoin le procès-verbal d'une réunion en 1975 à Imperial Tobacco, qui portait spécifiquement sur les questions de santé relatives à l'usage du tabac, et à laquelle M. Gage participait.

Il y avait régulièrement des réunions sur ce sujet et Me Johnston a demandé si le témoin Gage s'en souvenait.

Il ne s'en souvenait pas. Mais pas parce que cela fait 37 ans.  Après tout, le témoin avait des souvenirs très clairs d'événements survenus dans les années 1950.  Voici plutôt la raison: « Ce n'était pas ma responsabilité.  Je coupais le contact » (It was not my responsability.  I put the switch off.), dans ce genre de réunions.  Le tout a été dit d'un ton neutre qui n'avait l'air ni d'une justification, ni d'un regret.

Il serait exagéré de dire que le témoin a trahi à un moment ou à un autre une émotion qu'on pourrait croire inspirée par un remords, mais il y a eu quelques moments, comme celui-là, où le nonagénaire Gage, autrement presque aussi à l'aise et gaillard avec Me Johnston qu'avec Me Mitchell, se tenait le front sur le bras droit.

Les avocats Johnston, pour les recours collectifs, et Mitchell, pour la défense de JTI-Macdonald, ont profité de la comparution de M. Gage pour faire verser comme pièces au dossier de la preuve quelques documents, non sans que cela donne parfois lieu à des objections de la partie adverse quant à la pertinence de tel ou tel document. Mais on a déjà vu plus orageux. Le juge Riordan a affublé certains documents d'un R, ce qui veut dire qu'il réserve son jugement et qu'ils ne seront peut-être jamais admis en preuve, donc rendus publics. 

Le représentant du gouvernement fédéral canadien, Me Maurice Régnier, n'a pas contre-interrogé le témoin, même si la relecture du témoignage de mardi laisse l'impression générale que la défense faisait comparaître Peter Gage moins pour contrer la preuve des recours collectifs que pour incriminer le gouvernement d'Ottawa, par des allusions à des missions à l'étranger de promotion des exportations canadiennes de cigarettes.

Toutefois, quand Me Simon Potter a témoigné de ce que son père recevait des cigarettes gratuites du gouvernement canadien durant son passage dans la marine lors de la guerre de 1939-45 et a voulu faire témoigner l'ancien combattant Gage de l'existence d'avantages similaires du côté de la Grande-Bretagne, Me Régnier est intervenu pour signaler que tout cela était hors de la période couverte par la réclamation des victimes du tabac aux cigarettiers, laquelle s'étend de 1950 à 1998. 

Au secours de la recherche

Dans la matinée de vendredi, comme dans celle de jeudi, Me Gabrielle Gagné, pour le compte des recours collectifs, a fait verser dans le dossier de la preuve au procès une série de documents qui présentent de l'intérêt mais dont le tribunal ne pourra jamais entendre l'auteur, le destinataire, ou une personne dont les propos ou les actes seraient rapportés dans le document.

Dans le lot, il y avait une déclaration faite à la Conférence canadienne sur le tabac et la santé de novembre 1963 par John Keith, président d'Imperial Tobacco Company of Canada Limited (ITCL) et par Léo Laporte, vice-président chargé de la recherche et de la mise au point chez ITCL. (pièce 551 C) À la trentaine de pages de texte de ces deux allocutions à la conférence (organisée par le ministère fédéral de la Santé) était annexée une soixantaine de pages de « points de vue scientifiques » allant dans le même sens, soit d'attribuer la hausse de la prévalence du cancer à un meilleur dépistage, de montrer que la relation de causalité entre l'usage du tabac et le cancer du poumon ou les maladies cardio-vasculaires était incertaine, et de faire douter de tout.

Tout cela dit et écrit au nom d'un comité spécial des quatre grand cigarettiers canadiens, en anglais et en français.

Dans un mémoire d'une quarantaine de pages présenté en mai 1963 à l'Association médicale canadienne (pièce 549), Imperial, toujours au nom des quatre grands cigarettiers, s'inquiétait des conséquences pour la recherche médicale sur le cancer du poumon d'une future possible conviction du public que la cause de ce cancer est toute trouvée.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

Il y a aussi un moteur de recherche qui permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents





vendredi 7 septembre 2012

54e jour - 6 septembre - Comment les croyances se répandent dans l'industrie : un petit exemple

L'interrogatoire de Peter Gage, commencé mercredi par Me Doug Mitchell, défenseur de JTI-Macdonald, a été poursuivi hier par Me Bruce Johnston, pour le compte des victimes du tabac, et se termine aujourd'hui. Exceptionnellement, le tribunal présidé par le juge Brian Riordan siège un vendredi.

Avant de revenir de Colombie-Britannique, où a lieu l'interrogatoire, Me Johnston, et possiblement des avocats de certaines autres parties au procès, ont d'autres questions à poser à l'ancien cadre de Macdonald, puis d'Imperial, puis du jadis très actif Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC).

Nous reviendrons sur l'ensemble du témoignage de Peter Gage dans l'édition de lundi de ce blogue. D'ici là, cela vaut la peine de s'attarder à certains documents que les travaux des derniers jours ont permis de verser comme pièces au dossier de la preuve. Voici un exemple.

* *

En 1971, deux cadres de la multinationale British American Tobacco (BAT), G. F. Todd et sir Clifford Jarrett, ont effectué une tournée nord-américaine des hautes directions de compagnies de tabac et de quelques uns de leurs organismes satellites, afin de se renseigner sur la « Smoking and Health situation », c'est-à-dire sur les vues et les gestes de l'industrie concernant les problèmes de santé associés au tabagisme, ainsi que sur l'avis de certains scientifiques.

Les visiteurs Todd et Jarrett ont notamment eu une longue rencontre avec le conseil d'administration du CTMC, lequel conseil se composait des présidents des compagnies de tabac canadiennes, dont l'un ou l'autre était parfois remplacé par un autre délégué de haut rang.  Peter Gage a participé à la rencontre à titre de vice-président de Macdonald Tobacco, en remplacement de son patron David M. Stewart.

À défaut d'atteindre la profondeur de vue d'un Tocqueville tentant de comprendre l'Amérique après son voyage de 1831, l'espèce de reportage acritique de G. F. Todd du 2 décembre 1971 (pièce 543) fourmille d'observations révélatrices de certaines croyances et d'un certain état d'esprit. Le texte a circulé dans l'empire BAT et provient de la documentation livrée à la partie demanderesse par Imperial Tobacco Canada.

Du texte de M. Todd et Jarrett, dont la valeur probante reste évidemment à établir devant la Cour, comme l'ont reconnu les procureurs des recours collectifs, on peut nettement percevoir qu'à la fin de 1971, les patrons de l'industrie canadienne ...

- croient que celle-ci a « résisté à toutes les tentatives » des ministres fédéraux successifs de la Santé d'imposer des restrictions au tabagisme, restrictions qu'ils perçoivent comme une réponse politique aux opinions des médecins et du public.

- considèrent Judy LaMarsh et Allan McEachen comme des anciens ministres « raisonnables », comparés à John Munro, qui a accédé en 1968 au conseil des ministres fédéral à titre de ministre de la Santé et du Bien-être social (poste qu'il occupera jusqu'en 1972, quand le premier ministre Trudeau le nommera au Travail).

- disent à leurs visiteurs sympathiques que le premier ministre (Trudeau) a indiqué en privé que le projet de loi du ministre Munro pour restreindre la publicité, qui devait être étudié durant l'année 1972, ne se rendra pas jusqu'en deuxième lecture ( « Indeed, the Prime Minister has indicated very privately that the Bill will not get a second reading.» ). Les patrons de l'industrie croient que les élections seront déclenchées avant son adoption. (Le scrutin aura lieu en octobre 1972 sans que la Chambre des Communes ait épuisé son ordre du jour chargé. En jargon parlementaire, on dit : « mort au feuilleton ».)

- reconnaissent devant leurs visiteurs amicaux que leurs recherches scientifiques sont des gesticulations inutiles.

- racontent à leurs visiteurs amicaux que le ex-premier ministre W. A. C. Bennett de la Colombie-Britannique a fait voter en juin 1971 une loi provinciale qui interdit la publicité du tabac, et huit cigarettiers la contestent en justice.

Todd et Jarrett rapportent que selon le président du CTMC, Paul Paré, « il n'y a aucune preuve réelle de substances nocives dans la fumée ».

À la fin de la section de leur rapport consacrée au CTMC, les visiteurs britanniques concluent aussi que les fabricants canadiens ne sont pas vraiment intéressés à développer des cigarettes « plus sûres » (pour la santé).


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

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jeudi 6 septembre 2012

53e jour - 5 septembre - L'oncle Peter au bout du fil

Mercredi après-midi, le juge Brian Riordan a pu souhaiter la bienvenue à un témoin qui se trouvait à Victoria sur l'île de Vancouver, à 4700 kilomètres de la salle d'audiences 17.09 du palais de justice de Montréal.  Le juge et les avocats ont ensuite pu entendre et voir en direct le témoignage de Peter Gage, tout comme le public, toujours aussi clairsemé, de la salle. Si Alexander Graham Bell entendait ces dialogues et voyait cette comparution judiciaire sur des écrans plats à cristaux liquides, il serait un peu jaloux.

Même s'ils sont loin d'avoir terminé leur preuve devant la Cour supérieure du Québec et que la preuve en défense commence seulement en mars prochain, les procureurs des recours collectifs contre les trois cigarettiers ont accepté que M. Gage soit appelé dès maintenant et de cette façon à la barre par les défenseurs de JTI-Macdonald, compte tenu des 92 ans du témoin et de sa santé fragile. 

Me Doug Mitchell à Victoria, assisté par Me Catherine McKenzie à Montréal, a fait verser quelques documents au dossier de la preuve en défense. M. Gage a répondu aux questions ouvertes de l'avocat par de savoureuses évocations de l'état et de l'évolution de Macdonald Tobacco Inc, entre 1956 et 1972.

(L'entreprise, fondée en 1858 à Montréal par William Christopher Macdonald, a maintenant son siège social à Toronto, et est aujourd'hui une filiale à 100 % de Japan Tobacco Inc de Tokyo, à travers Japan Tobacco International de Genève.)

Les avocats Bruce Johnston, André Lespérance, Maurice Régnier et Craig Lockwood sont présents auprès du témoin pour des contre-interrogatoires aujourd'hui et demain (vendredi). Jusqu'à présent, il y a eu davantage d'interruptions en provenance de Montréal, au tout début de l'interrogatoire, pour faire ajuster le son, que de réticences exprimées quant à son déroulement tout en souplesse.

Le bon vieux temps de Walter

Calendrier publicitaire, 1945
Peter Gage arrivait d'une usine de cigarettes « moderne » en Angleterre quand il est entré en 1956 chez Macdonald Tobacco, où les équipements de fabrication lui parurent avoir un demi-siècle de retard. La compagnie était possédée et dirigée par Walter Stewart. La fabrique montréalaise pouvait produire 35 millions de cigarettes par jour.

M. Gage a tracé le portrait d'une compagnie où le patron et sa femme ouvraient eux-mêmes le courrier, où même les cadres n'avaient pas accès à une ligne téléphonique, où les suggestions de changement étaient mal accueillies, et où l'entreprise fournissait environ 40 % du volume des cigarettes vendues au Canada, presque sans publicité, et sans département de marketing.  La recherche et le développement, connais pas.

Durant la décennie qui a suivi son arrivée à Montréal, M. Gage a vu se réduire la part de Macdonald sur le marché canadien, alors en pleine expansion.  (La prévalence du tabagisme était à la hausse.)

À la mort en 1968 de celui que le témoin Peter Gage a qualifié, avec une nuance d'admiration dans le ton, d'« autocrate » et de « despote », son fils David Macdonald Stewart lui a succédé.

En 1974 (ou en 1973 selon un texte en ligne de la Fondation Macdonald Stewart), l'héritier a cédé la propriété et le contrôle de son entreprise à la compagnie R. J. Reynolds, le numéro 2 du tabac aux États-Unis, qui a revendu en 1999 ses actifs canadiens à des intérêts japonais.

Peter Gage était passé en 1972 chez Imperial Tobacco à Montréal  pour y devenir vice-président aux opérations. La chatouilleuse division du travail et le style de management compétent qui y régnaient lui ont semblé porté l'empreinte de la multinationale British American Tobacco de Londres. Le témoin a ensuite oeuvré comme acheteur de feuilles de tabac auprès des cultivateurs ontariens, puis a terminé sa carrière dans la promotion des exportations canadiennes de produits du tabac.

Ce qui a décidé David Stewart à vendre

En 1969, le gouvernement fédéral canadien a fait publier dans les journaux la teneur en goudron de différentes marques de cigarettes.  En retard sur la concurrence, Macdonald n'avait même pas de chimiste à son emploi, a signalé Peter Gage. Le témoin a raconté que l'initiative d'Ottawa, qui faisait apparaître les marques de Macdonald sous un jour défavorable, a pris au dépourvu le patron, qui a considéré l'événement comme « le Pearl Harbor de l'industrie » (En décembre 1941, l'aéronavale japonaise avait attaqué sans déclaration de guerre et détruit une grosse partie de la flotte américaine basée à Hawaï.) 

Cette année-là, Peter Gage a accompagné David M. Stewart au bureau du ministre fédéral de la Santé John Munro, afin de lui demander de traiter sa compagnie différemment des autres compagnies, étant donné que l'entreprise était contrôlée par des intérêts canadiens, et vu l'importance de ses donations au Collège Macdonald de Ste-Anne-de-Bellevue (où sont formés des agronomes), à l'Université McGill et à l'hôpital Royal Victoria au pied du mont Royal.  Peter Gage connaissait d'autant mieux la profusion de ses dons qu'il était souvent celui qui remet le chèque à l'institution.

En cette époque où l'astronaute Neil Armstrong faisait les premiers pas humains sur la Lune, le sentiment qui existait alors chez Macdonald, explique Peter Gage, c'est que si on peut mettre un homme sur la Lune, on devrait pouvoir trouver un antidote aux « problèmes de santé des cigarettes » (health problems of cigarettes).

Peter Gage a témoigné qu'à un moment donné à l'époque, David Stewart était prêt à verser 10 millions $ afin de financer la recherche pour prévenir le cancer dû au tabagisme, et il a rencontré des chercheurs pour en discuter.  Ceux-ci ne lui ont pas caché que la meilleure façon de s'attaquer au problème était de faire arrêter les gens de fumer. « Cela a eu une grosse influence sur David Stewart. Ce fut le moment où il a songé pour la première fois à vendre l'entreprise.» (traduction de l'auteur du blogue)