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mercredi 20 mars 2013

127e jour - Imperial Tobacco a tenté de faire le procès du témoin Jeffrey Wigand (18 mars 2013)

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Au procès des trois principaux cigarettiers du marché canadien devant la Cour supérieure du Québec, la défense d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) a procédé au contre-interrogatoire final du témoin de faits Jeffrey Wigand. Le bonhomme a une formation en chimie organique et en biochimie et est l'ancien vice-président à la recherche et au développement de 1989 à 1993 de Brown & Williamson, une défunte compagnie-soeur d'ITCL aux États-Unis, au sein de l'empire multinational British American Tobacco (BAT). (BAT est encore présente dans l'industrie du tabac aux États-Unis, mais à travers le groupe R. J. Reynolds.)

Jeffrey Wigand en 2007
Le témoin Wigand était comparu en décembre dernier (92e jour et 93e jour) devant le juge Brian Riordan, et la défense d'ITCL avait exigé de lui qu'il produise une flopée de documents, principalement sur ses finances personnelles et celles de la fondation charitable qu'il a créée et qui l'a souvent employé comme conférencier, Smoke-free Kids. Après moins de deux jours de témoignage et de débats entre avocats, le juge Riordan avait alors demandé à M. Wigand de revenir en février avec un certain nombre de ces documents. Entre temps, les parties ont convenu de plutôt faire revenir ce témoin en mars.

Au vu de la nature des documents demandés, il était vraisemblable que le contre-interrogatoire par la défense de la compagnie de la rue St-Antoine à Montréal serait une sorte de procès d'un messager de nouvelles dérangeantes, et c'est bien à une tentative de ce genre qu'on a assisté lundi.

Globalement, l'examen des finances récentes de Jeffrey Wigand porte à déduire que le bonhomme de 70 ans a survécu ces dernières années grâce la sécurité de la vieillesse (social security). C'est une situation différente de celle de William Farone, un autre chimiste qui a lui aussi dirigé des recherches au sein de l'industrie, qui a été déçu par cette dernière, et qui a témoigné la semaine dernière au procès de Montréal après bien d'autres procès, mais qui touche sa pension de Philip Morris USA, et que la filiale de Philip Morris International au Canada, autrement dit Rothmans, Benson & Hedges, a semblé vouloir garder le moins longtemps possible devant le juge Riordan.


Le passé du témoin

Me Deborah Glendinning d'ITCL a notamment posé des questions au témoin sur l'emploi qu'il occupait juste avant d'entrer chez le cigarettier Brown & Williamson: président et chef des opérations de Biosonics, un fabricant de matériel médical. (Le passage plus ancien de Wigand dans l'industrie pharmaceutique n'a intéressé personne.)

L'avocate a fait verser au dossier de la preuve en défense le compte-rendu d'une réunion de la direction de Biosonics en 1988 ainsi qu'une très longue lettre ouverte parue dans un magazine le 8 février 1996 et signée par le président du conseil d'administration et chef de la direction de l'entreprise à l'époque où Wigand y était, Jack Paller.  La lettre présente la démission de M. Wigand de Biosonics comme un congédiement. M. Paller parlait aussi de ce que Jeffrey Wigand avait mis dans son curriculum vitae à une époque postérieure à son passage chez Biosonics. (Ces documents seront bientôt disponibles comme les autres dans la banque de documents relatifs au procès.)

Comme lors d'autres de ses témoignages lors de procès de l'industrie du tabac aux États-Unis, M. Wigand a contesté la véracité et l'honnêteté du compte-rendu et a aussi affirmé qu'il avait voulu quitter Biosonics après avoir compris que cette compagnie, dont il n'approuvait pas la qualité des relations avec la Food and Drug Administration, ne respectait pas non plus les règlements de l'autorité américaine des valeurs mobilières (la Securities and Exchange Commission ou SEC) quant à la divulgation de l'information financière au public. M. Wigand s'est aussi demandé comment M. Paller avait lu son curriculum vitae mis à jour, sinon parce que Brown & Williamson le lui avait transmis (Cet épisode se passe il y a 17 ans, quand ni Wigand ni personne ne mettait son curriculum vitae en ligne. Internet était une curiosité à peine connue hors de cercles restreints.)

Lorsque le contre-interrogatoire de Me Glendinning a été fini, le procureur Bruce Johnston des recours collectifs a fait verser au dossier la lettre de démission de M. Wigand de Biosonics et son explication écrite antérieures à la réunion précitée et un article du Wall Street Journal du 1er février 1996, c'est-à-dire trois mois après une entrevue que Jeffrey Wigand avait accordé à l'animateur Mike Wallace de l'émission 60 minutes de CBS et que la chaîne de télévision hésitait alors encore à diffuser. L'article du WSJ fait état d'une campagne de salissage de Jeffrey Wigand financée par Brown & Williamson, campagne dont l'initiative de M. Paller semble avoir été une manifestation tardive.

(Quelques recherches en ligne effectuée lundi permettent de voir qu'en 2001, la SEC a déposé une plainte devant la justice en rapport avec le défaut qu'avait fait Biosonics de déposer un rapport financier annuel en bonnes et dues formes pour 1999.  En 2004, la SEC a suspendu les transactions boursières sur les actions de Biosonics. On voit parfois de la fumée sans feu, mais les soupçons de M. Wigand sur les pratiques irrégulières de l'entreprise paraissent rétrospectivement fondées sur une certaine réalité que le persiflant M. Paller se gardait bien de signaler.)


Le boomerang mal contrôlé

En 2006, une juge d'un tribunal de première instance dans le district de Columbia, l'honorable Gladys Kessler, a rendu un jugement sur une affaire opposant le Procureur général des États-Unis à l'industrie de la cigarette, qui avait commencé en 1999. (L'ensemble des documents relatifs à cette cause est accessible sur le site du ministère de la Justice des États-Unis.)

La sentence, une dizaine de milliards de dollars, a été reçue comme un petit coup de règle sur les doigts par l'industrie américaine, mais le verdict était accablant, et l'industrie n'est jamais parvenu à le faire renverser.  Ce verdict de la juge Kessler, comme s'en souvenait avec justesse le témoin Wigand, c'est que l'industrie américaine du tabac s'est comporté durant plusieurs décennies comme une organisation criminelle, ou pour le dire dans les termes de la loi américaine, comme un « racket ».

Dans son volumineux jugement, la magistrate américaine a aussi varlopé la profession juridique et plusieurs témoins.  Elle n'a pas trouvé Jeffrey Wigand très convaincant quant à sa version de ce qui s'est passé chez Brown & Williamson et dans d'autres filiales du groupe BAT à la suite de la réunion de responsables scientifiques de l'empire multinational à Vancouver en septembre 1989.

En vertu de la théorie qui veut que rien ne parle plus éloquemment à un juge qu'un autre juge, Me Glendinning a cru bon d'attirer l'attention du juge Riordan sur l'opinion de la juge Kessler.

Mais quand Me Johnston, en interrogatoire complémentaire, a repris un à un plusieurs passages du jugement Kessler, il est apparu que la juge a considéré comme avéré plusieurs faits que le témoignage de l'ancien vice-président à la recherche et au développement de B & W avait permis aux procureurs du ministère de la Justice d'exposer au tribunal. Bref, le jugement Kessler a peut-être aidé à crédibiliser le témoignage de Jeffrey Wigand dans le présent procès au Québec, au lieu de lui nuire. 


Le ton du contre-interrogatoire

Il est au-delà des ambitions de ce blogue d'enquêter pour savoir qui répartit les rôles entre avocats dans la défense de chaque cigarettier. On peut cependant observer que deux avocates ont été le plus souvent en première ligne de la défense d'ITCL depuis un an: Suzanne Côté et Deborah Glendinning.

Pour plaider les requêtes comme pour contre-interroger un témoin ou argumenter avec ses confrères de la partie demanderesse, Me Côté est comme un poisson dans l'eau et ne semble pas refuser non plus de jouer un rôle déplaisant à l'occasion, s'il le faut.

Handicapée par sa mauvaise compréhension du français, Me Glendinning s'est vu attribuer ou s'est attribué elle-même le rôle de la méchante qui mitraille les objections lors d'une bonne portion des témoignages en langue anglaise (seuls 15 % des témoignages sont en français jusqu'à présent), ou qui explique à l'autre partie et au juge pourquoi ITCL veut ceci ou ne veut pas cela.

En contre-interrogatoire, peut-être est-il de bonne guerre pour un avocat de faire semblant d'être bête en faisant mine de ne pas comprendre les réponses d'un témoin, dès qu'elles ne commencent pas par un oui ou un non, ou même quand elles commencent par un oui ou un non mais ajoutent quelques détails.

Me Glendinning a cependant joué lundi son rôle d'avocate bête avec un tel degré de conviction qu'on peut se demander si elle joue.  Ce n'était pas la première fois lundi que l'avocate donnait l'impression de ne pas toujours comprendre les commentaires et avis du juge Riordan, qui prend pourtant soin de s'adresser à elle en anglais.

Le juge a aussi averti à plus d'une reprise le témoin Wigand de répondre aux questions de Me Glendinning et d'attendre un complément d'interrogatoire par les avocats des recours collectifs s'il voulait donner des explications dont l'avocate d'ITCL ne voulait pas. De fait, Me Glendinning n'acceptait pas facilement les réponses qui ne cadraient pas avec son formulaire implicite. L'avocat Bruce Johnston des recours collectifs, et plus souvent encore le juge Riordan lui-même ont à quelques reprises fait remarquer à l'avocate d'ITCL que le témoin avait répondu à sa question.


Trois documents enfin accessibles

Depuis des mois, il a été question au procès de Montréal de certains mémorandas de l'avocat J. Kendrick Wells III de Brown & Williamson et de l'avocat Nick Cannar de BAT à Londres. Le juge Riordan a annoncé lundi sa décision d'autoriser leur versement dans le dossier de la preuve en demande.

Dans l'un de ces documents (pîèce 1467.1), daté de janvier 1985, l'avocat américain parle de purger les archives de la compagnie du Kentucky du « bois mort » et identifie ledit bois mort comme des études scientifiques effectuées chez ITCL au Canada, lesquelles concernaient notamment les méfaits sanitaires du tabagisme.

Dans un second document (pièce 1467.2), celui-là daté de novembre 1989 (et donc contemporain de la présence de Jeffrey Wigand chez B &W), Me Wells s’inquiétait de ce que des documents qui sortiraient dans des litiges au Canada aboutissent devant les tribunaux aux États-Unis. (Ironiquement, ce fut plutôt le contraire, grâce à la décision du juge Jean-Jude Chabot de la Cour supérieure du Québec, décision qui fut saluée comme une victoire par les défenseurs d'ITCL dans leur correspondance avec leurs homologues de l'empire BAT.)

Le troisième document (pièce 1467.3), signé par Nick Cannar et daté de janvier 1990, montre la ligne de conduite que BAT entend suivre pour éviter que les recherches de BAT conservées à Montréal aboutissent dans le domaine public à la suite d'un accident judiciaire.

Avant le jugement de l'honorable Brian Riordan, ces documents étaient déjà accessibles aux internautes par le truchement de la bibliothèque Legacy, mise sur pied à la suite d'ententes à l'amiable intervenues en 1998 aux États-Unis et concernant la divulgation de documents internes des compagnies de tabac. Le 20e siècle semble s'achever enfin au Canada.


* *  * *  * *

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

samedi 15 décembre 2012

93e jour - 11 décembre - Le juge Riordan donne un nouveau rendez-vous au témoin Wigand

Au procès des principaux cigarettiers canadiens au palais de justice de Montréal, le juge Brian Riordan a décidé mardi midi de renvoyer le témoin Jeffrey Wigand chez lui, au Michigan, et de lui demander d'apporter avec lui certains des documents dont les défenseurs d'Imperial Tobacco ont dit avoir besoin pour pouvoir terminer son contre-interrogatoire, quand il comparaîtra à nouveau d'ici la mi-février.

Cette décision a été, au retour de la pause du midi, la réponse du juge à la requête d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) déposée devant lui lundi matin, avant l'assermentation du témoin.

Dans sa décision (lue mais pas encore disponible en ligne), le juge a cependant refusé d'adresser un blâme aux avocats des recours collectifs, ce qu'ITCL voulait. Il a même plutôt blâmé, à mots feutrés, Imperial pour ses manières de procéder (dont nous verrons plus loin les détails).

Avant de se retirer pour réfléchir, le juge Riordan avait laissé le procureur des recours collectifs Bruce Johnston avancer en début de matinée l'interrogatoire de M. Wigand qu'il avait commencé lundi.  Il y a eu aussi un premier contre-interrogatoire par Me Deborah Glendinning d'ITCL. Les questions des deux parties visaient surtout à apporter de l'eau au moulin des plaidoiries qui allaient suivre.

Le juge a ensuite entendu Me Suzanne Côté, pour le compte d'ITCL, plaider en faveur de la requête, et Me André Lespérance, au nom des recours collectifs, s'y opposer.


Jeffrey Wigand et ses oeuvres

Du début de janvier 1989 à mars 1993, Jeffrey Wigand était le vice-président à la recherche et au développement chez le cigarettier Brown & Williamson, de Louisville au Kentucky.  À partir de 1991, son employeur ajouta les affaires environnementales à ses responsabilités.

(Brown & Williamson (B & W)a fusionné en 2004 avec R. J. Reynolds Tobacco, sous le contrôle de Reynolds American Inc, un conglomérat qui est de son côté contrôlé à 42 % par British American Tobacco (BAT). BAT possède 100 % d'ITCL.)

Mardi, l'interrogatoire a permis de faire entrevoir les hauts et les bas de la carrière du chimiste depuis qu'il a été démis de ses fonctions chez B & W.

Des bas, à tout le moins salariaux, quand il a dû enseigner les sciences dans une école secondaire du Kentucky pour le dixième de son salaire comme cadre dans l'industrie du tabac.

Conférence de Jeffrey Wigand 
dans une école
Des hauts depuis qu'il passe son temps à faire des conférences dans des facultés de médecine ou de droit, ou dans les écoles secondaires et élémentaires (voir la page de sa fondation Smoke-Free Kids), ou quand il est consultant pour divers gouvernements d'Europe et d'Amérique et pour l'Organisation mondiale de la santé. M. Wigand a notamment conseillé le ministre fédéral canadien de la Santé, Allan Rock (1997-2002) au sujet des cigarettes à inflammabilité réduite.

Des bas, sûrement du côté de la santé. Jeffrey Wigand, ces jours-ci, se promène d'un pas mal assuré avec une canne à la main et il ne refuse pas de s'asseoir durant son témoignage, ce que la plupart des témoins refusent de faire.

Lundi, en quittant la salle d'audience au moment où les avocats avaient une question à résoudre en l'absence du témoin (un événement courant durant ce procès), M. Wigand a fait un faux pas et est tombé.  Me Kevin LaRoche et Me André Lespérance se sont précipités à son secours, il s'est relevé, et a quitté seul la salle, peut-être plus gêné de l'effroi qu'il a momentanément inspiré à tout le monde que blessé physiquement.

N'empêche que mardi, quand le témoin a expliqué à Me Johnston pourquoi il n'était pas à son domicile au Michigan quand un détective privé agissant pour le compte d'Imperial Tobacco a voulu lui livrer une assignation à produire des documents lors de sa comparution prochaine à Montréal, l' « alibi » a paru évident : Jeffrey Wigand était parti recevoir des traitements pour son dos dans une clinique médicale située très loin de son domicile. Pour ceux qui douteraient encore, Me Bruce Johnston a offert de produire des titres de transport et des reçus qui prouvent les déplacements de M. Wigand aux dates en question.


Un chimiste différent des autres dans ce procès

L'auteur du présent blogue a souvenance que dans les années 1970, quand il fréquentait l'école élémentaire ou l'école polyvalente, on a projeté à sa promotion de jeunes Québécois un film où était montrée l'ablation d'un poumon nécrosé et expliqué le rôle des minuscules cils qui tapissent une bonne partie des voies respiratoires et participent à l'expectoration du mucus chargé des poussières ou des cendres de l'air inhalé.  Ce mucus risquerait autrement de gêner la respiration. Lorsque quelqu'un éternue, se mouche ou tousse et crache, il expectore.

Gardez vos cils en mémoire un moment, et revenons à nos moutons.

Depuis le début du procès en mars, le tribunal a vu défiler plusieurs témoins scientifiques, plus précisément des hommes formés en chimie ou en génie chimique ET chargés au sein des entreprises cigarettières de concevoir ou de contrôler les caractéristiques physico-chimiques des produits du tabac et de leur fumée : Andrew Porter, Pierre-Francis Leblond, Raymond Howie, John Hood et Norman Cohen.

Même si, contrairement aux autres témoins issus de l'industrie, les chimistes de formation qui ont comparu au procès n'ont pas servi une réponse trop facile du genre « je ne suis pas scientifique », à chaque fois qu'il aurait fallu tirer des conclusions logiques de l'examen des faits, on ne peut pas dire que ces chimistes de l'industrie ont été très éclairants, en particulier lorsqu'il a été question des additifs aux cigarettes. Aucun ne s'est « mis à table », même si, malgré des aveux, personne ne serait accusé de quoi que ce soit devant la justice.

Les chimistes ont même été parfois confondants, sans qu'on sache à chaque fois si c'était par une soudaine confusion mentale, par un intrigant manque de curiosité intellectuelle, ou du fait d'une mauvaise volonté propre à plaire à leur ancien employeur.  Heureusement, les documents écrits étaient souvent plus parlants. 

Jeffrey Wigand n'a pas été appelé par les procureurs des recours collectifs en tant qu'expert en chimie, mais lui aussi en tant que témoin de faits, et particulièrement au sujet de la politique de destruction ou de censure des documents internes qui s'est appliquée dans l'empire British American Tobacco à partir de la fin des années 1980, quand les avocats des compagnies ont imposé leurs priorités.

Il n'en demeure pas moins que le savant et vulgarisateur scientifique semblait vouloir percer sous l'icône du transfuge le plus célèbre de l'industrie cigarettière, lors de son interrogatoire par Me Johnston, en particulier lundi.
molécule de glycérine

Des documents versés au dossier de la preuve au procès actuel montrent que l'industrie canadienne ajoute entre autres des humectants au tabac, afin de lui éviter de trop sécher, et certains de ces documents mentionnent la glycérine dans le lot des ces humectants, tout en s'empressant de dire qu'on trouve de cette substance dans divers aliments préparés ou médicaments.

Jeffrey Wigand n'a pas eu d'hésitation à confirmer que la liste d'additifs G.R.A.S. ou Generally Recognized As Safe (généralement reconnus comme surs), à laquelle se référait l'industrie du tabac de son temps, concernait des substances en usage dans les aliments et les cosmétiques.
molécule d'acroléine

Puis il a ajouté, à l'adresse de Me Johnston et du juge Riordan : « Vous devez comprendre que lorsque vous brûlez un additif, il ne reste pas tel quel. (...) Quand vous brûlez de la glycérine, vous formez de l'acroléine. L'acroléine est une substance tumérogène et rend statiques les cils dans les voies respiratoires. En gros, les cils tombent et ne sont plus capables d'expectorer (le mucus chargé de particules de la fumée). »

Personne ne sait si le juge a vu dans sa tête l'image des bronches et des bronchioles du fumeur obstruées, ce qu'a revu dans sa tête l'auteur du blogue, et peut-être certains avocats de son âge.

Bien entendu, le tribunal va, l'hiver prochain, entendre comme témoins-experts des médecins qui pourront expliquer cela encore mieux, peut-être avec des illustrations, et nommer les maladies qui découlent de l'inhalation régulière de fumée du tabac.

N'empêche que si M. Wigand a appris et compris ce genre de liens entre le contenu des cigarettes et des tumeurs, tout en étant chimiste et biochimiste et non pas médecin, il n'y a pas de raison de penser que c'était hors de portée des docteurs en chimie de l'industrie. 

Chez les militants de lutte contre le tabac dont l'auteur couvre les activités depuis bientôt cinq ans, il n'y a pas d'idéalisation de Jeffrey Wigand, qui aurait pu savoir bien avant d'entrer dans l'industrie du tabac que la pratique des chercheurs s'y écarte de l'idéal scientifique qu'il veut servir aujourd'hui. À quelle époque utopique faudrait-il remonter pour trouver des scientifiques de l'industrie du tabac qui partagaient leurs découvertes, qui les publiaient, comme des chercheurs universitaires le font ?

Tout de même, quand on compare Wigand avec la plupart des autres témoins à ce procès jusqu'ici, et quand on sait que les avocats de l'industrie du tabac l'attendent avec une brique et un fanal dans tous les procès où il accepte de témoigner, pendant que les fidèles collaborateurs de l'industrie coulent de paisibles retraites, il est surement difficile aux spectateurs judiciaires de ne pas apprécier la générosité ou la combativité du bonhomme.

Avec le témoignage de Jeffrey Wigand, comme avec celui de Robert Proctor en novembre, les habitués du procès ou les militants de la santé publique pouvaient avoir l'impression que le sous-marin du procès faisait enfin surface pour prendre l'air. 


Contre-interrogatoire : première période

Le contre-interrogatoire de Jeffrey Wigand mardi par l'avocate Deborah Glendinning d'Imperial Tobacco Canada a commencé et a été suspendu assez tôt pour que le tribunal puisse ensuite entendre les plaidoiries des deux parties sur la requête d'Imperial Tobacco qui visait à faire condamner comme abusive la conduite des avocats des recours collectifs.

Me Glendinning est parvenu à montrer que le témoin avait, à défaut de l'envie et du temps, le pouvoir de produire certains documents pour répondre aux demandes d'Imperial, et qu'il ne l'a pas fait, entre autres sur l'avis de Me André Lespérance.

Elle a par contre échoué à faire passer le témoin pour un pacha de la lutte contre le tabagisme. On peut se demander si ce genre d'interrogatoire sert à arracher à Jeffrey Wigand des aveux qui lui feraient réellement perdre sa crédibilité aux yeux d'un homme expérimenté comme le juge Riordan ou un autre juge, ou des aveux qui serviraient un jour devant un jury populaire aux États-Unis, potentiellement envieux des comptes de dépenses du témoin.

Quand l'ancien vice-président à la recherche et au développement de B & W viendra compléter son témoignage en février, d'autres défenseurs des compagnies de tabac pourront lui poser d'autres questions.


Démarches et requête d'ITCL concernant Wigand

Du 27 au 30 novembre 2012, Osler, Hoskin & Harcourt, le cabinet juridique qui défend Imperial Tobacco Canada, avait essayé six fois de faire livrer à Jeffrey Wigand, par un détective privé du Michigan, une assignation à produire une série de documents lors de sa comparution au palais de justice de Montréal à partir du 10 décembre.

Comme cela ne marchait pas (et cela parce que, comme nous le savons maintenant, le témoin Wigand était alors en cure pour son dos à 700 kilomètres de là), les avocats d'ITCL ont alors passé par le système de justice des États-Unis, et alerté un juge américain.

Pour couronner le tout, les avocats d'ITCL ont de nouveau fait servir à Jeffrey Wigand l'assignation à produire l'abondante documentation demandée, lundi soir, quelque part entre la salle d'audience du procès et la chambre d'hôtel du témoin.

Le procureur André Lespérance des recours collectifs a souligné que la défense a eu plusieurs mois de préavis pour pouvoir adresser sa demande de documentation au témoin Wigand. Des demandes faites si près du jour de la comparution n'étaient plus valides en vertu du Code de procédure civile. Me Lespérance s'est demandé si on n'assistait pas à de l'intimidation de témoin et a estimé que l'abus était plutôt dans la conduite de la partie défenderesse que de son côté. C'est la première fois dans ce procès que ce patient avocat paraissait près de sortir de ses gonds.

En se faisant exposer les démarches des défenseurs d'ITCL, le juge Riordan a dit comprendre leur préoccupation mais a déploré qu'ils ne soient pas venu demander son aide à lui.


Ce que le juge Riordan a exigé mardi 

Après avoir examiné ce que la défense d'ITCL demandait comme documents à Jeffrey Wigand en vue de son contre-interrogatoire, le juge Riordan lui a demandé d'apporter les documents suivants quand il viendra comparaître de nouveau au palais de justice de Montréal (c'est une liste plus courte que celle qu'envisageait la défense d'ITCL) :
  • une liste des montants reçus comme salaire, honoraire ou autre compensation pour services rendus, à l'exclusion des dépenses, à la fondation Smoke-free Kids, et cela depuis la création de cet organisme;
  • les contrats de consultant, ou autres contrats prévoyants une compensation, auprès de cabinets juridiques impliqués dans une cause contre des compagnies de tabac;
  • tous les registres montrant des paiements reçus de Ron Motley Enterprises, s'il y a lieu, et reçus s'il y a lieu d'autres firmes d'avocats engagés dans une cause contre des compagnies de tabac, le tout avec la preuve d'une annulation ou d'une remise de dette;
  • une copie de toutes les déclarations 990 (Form 990 Returns) soumises par la fondation Smoke-free Kids au gouvernement des États-Unis depuis la création de cet organisme.

Le juge québécois a ordonné que les dépenses que devra faire le témoin Wigand pour se conformer à cette décision, y compris ses frais de déplacement à Montréal, soient remboursés par le cigarettier.

Il a fallu encore plusieurs minutes au juge Riordan pour faire prendre conscience à Me Glendinning d'Imperial qu'elle devait faire arrêter tout de suite la procédure auprès de la justice américaine au sujet du témoin Wigand, dès lors que lui, Riordan, avait pris les choses en main avec son jugement. L'échange était pourtant dans la langue de Me Glendinning. Dure journée.

Sera-t-on étonné s'il n'est nullement question de chimie du tabac lors du contre-interrogatoire de février prochain ?

* *


Dernier fait d'importance à signaler : durant deux jours, les 10 et 11 décembre, la salle d'audience a été pleine de journalistes et d'autres curieux, ce qui s'est produit très rarement depuis mars. 

Cela ne devrait rien changer au jugement final de l'honorable Brian Riordan, mais cela a fait parler d'un procès qui ne mérite pas de passer inaperçu.

lundi 10 décembre 2012

92e jour - 10 décembre - Des scientifiques censurés par des avocats

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

15 pages.  Elle comptait 15 pages, la première version, datée du 22 septembre 1989, du compte-rendu d'une réunion de vice-présidents à la recherche et au développement ou de scientifiques en chef au sein du groupe mondial British American Tobacco (BAT), réunion tenue du 18 au 22 septembre 1989 à l’hôtel Pan Pacific de Vancouver. (pièce 262)

Il s'agissait d'un brouillon...

Dans une des versions conservées chez Imperial Tobacco Canada (ITCL) à Montréal, vraisemblablement la version finale, du moins c'est ce qui est écrit dessus, datée du 12 décembre, le compte-rendu ne comptait plus que trois pages. (pièce 262B)

De 15 à 3 pages, à trois mois d'intervalle...

Lorsque Me Philippe Trudel avait interrogé là-dessus l'ancien chef de la direction d'ITCL, Jean-Louis Mercier, en avril dernier, ce dernier n'avait pu livrer aucune explication. M. Mercier s'était joint pendant quelques heures à la réunion de « scientifiques » du groupe BAT.

Le 31e témoin de faits au procès des cigarettiers canadiens au palais de justice de Montréal, Jeffrey Wigand,  un ancien v-p. à la R & D de Brown & Williamson, compagnie américaine soeur d'ITCL, a aujourd'hui (lundi) affirmé qu'il avait pour sa part reçu à l'époque une version où il avait trouvé plusieurs trous et bien des inexactitudes. (pîèce 262A) Cette version compte 12 pages et est datée du 28 septembre 1989.

Parmi les 12 personnes qui avaient participé à la réunion, 8 « docteurs », dont deux du Royaume-Uni, deux du Canada, deux d'Allemagne, un du Brésil et un des États-Unis.

Dans le cas de Jeffrey Wigand, on parle d'un doctorat en biochimie de l'École des sciences médicales de l'Université de l'État de New York (SUNY) à Buffalo,  précédé d'une formation en chimie organique.

(Dans les autres cas, la chose n'a pas été spécifiée, et n'est pas très importante, mais après plus de 90 jours de procès, il n'a jamais été question une seule fois d'un docteur en médecine à l'emploi d'une compagnie de tabac, et il est raisonnable de supposer, jusqu'à preuve du contraire, qu'il s'agissait de docteurs en chimie ou dans une discipline scientifique qui intéresse particulièrement les recruteurs des cigarettiers.)

Le témoin Wigand a affirmé aujourd'hui que son homologue chez ITCL à Montréal, Patrick Dunn, était indigné d'une politique où des avocats qui n'étaient même pas présents aux réunions se permettaient de réviser et de censurer les aide-mémoires des chercheurs des compagnies de tabac. Ce témoignage concorde avec ce que le tribunal a appris des sentiments de Dunn par diverses pièces enregistrées en preuve au procès lors d'interrogatoires le printemps dernier.

Jeffrey Wigand, né en 1942
Patrick Dunn,  décédé
en 2007 à l'âge de 60 ans















Si l'Américain a trouvé à l'époque auprès du Québécois quelqu'un qui partageait son indignation, cela a été tout le contraire dans la haute direction de Brown & Williamson.

Pour avoir demandé quelques corrections au « brouillon » qu'on lui demandait d'approuver, le vice-président à la R & D de Brown & Williamson s'est fait enguirlander par ses supérieurs et leur conseiller juridique.

À la même époque, à l'occasion d'un session de quelques jours que ses supérieurs l'avait envoyé suivre au cabinet juridique Shook Hardy Bacon de Kansas City au Missouri, Wigand commençait à découvrir l'écart qui séparait la belle ouverture d'esprit qu'il avait sentie avant son embauche à la toute fin de 1988, et le déni des méfaits qu'il constatait désormais dans le discours de l'industrie. Pas dans les conversations avec les chimistes mais dans la haute direction et chez les avocats.

Le processus d'embauche de Jeffrey Wigand par B & W avait duré six mois et le candidat, qui avait déjà derrière lui une carrière bien amorcée dans l'industrie pharmaceutique (Pfizer, Merck, Johnson & Johnson), avait d'abord compris et cru qu'on l'embauchait pour développer une « cigarette sûre » du point de vue sanitaire, ce qui allait de pair avec l'admission qu'il y a un problème.

D'autres personnes perdent leur innocence, ferment leur gueule, tiennent cela mort, et continue d'encaisser leur paie puis leur retraite.

Pour son malheur personnel,Wigand avait une autre conception de la science et a fini par témoigner devant des tribunaux et devant la presse de ce qu'il savait. (Sur ce blogue, nous avons fait allusion à Jeffrey Wigand plusieurs fois depuis le septième jour du procès.)

Le film L'initié, sorti en salles de cinéma en 1999, raconte le harcèlement subi par Jeffrey Wigand de la part de son employeur puis ex-employeur, ainsi que les efforts d'un journaliste du réseau de télévision CBS pour faire connaître au public le témoignage de M. Wigand, malgré la peur que l'industrie du tabac inspirait aux cadres de CBS.

Alors que les avocats des recours collectifs ont annoncé, il y a des années déjà, qu'ils allaient appeler l'ancien cadre de Brown & Williamson à témoigner au procès, et que sa comparution n'a pas cessé d'être envisagée dans le calendrier de 2012 depuis le début du procès en mars, Imperial Tobacco Canada a, la semaine dernière, fait livrer au domicile de M. Wigand un subpoena pour lui ordonner d'apporter des documents personnels faisant notamment état de ses revenus. Le témoin a dit qu'il n'avait pas reçu à temps cette assignation à produire des documents (en anglais, subpoena duces tecum).

Les avocats des recours collectifs ont dénoncé le fait qu'ITCL a prêté au juge Brian Riordan, dans un texte envoyé à un officier de justice américain relatif à la livraison du subpoena, une opinion que le juge québécois n'a jamais émise. Le juge Riordan a cherché à dédramatiser l'affaire mais a tout de même demandé aux avocates d'ITCL (Me Glendinning et Me Côté) de corriger le tir.

Le témoignage de Jeffrey Wigand devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec se poursuit demain (mardi). Il y aura un contre-interrogatoire qu'on s'étonnerait de voir ressembler à une douce conversation au coin du feu.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, il faut commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm

2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.