Au procès des trois principaux cigarettiers du marché canadien devant la Cour supérieure du Québec, la défense d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) a procédé au contre-interrogatoire final du témoin de faits Jeffrey Wigand. Le bonhomme a une formation en chimie organique et en biochimie et est l'ancien vice-président à la recherche et au développement de 1989 à 1993 de Brown & Williamson, une défunte compagnie-soeur d'ITCL aux États-Unis, au sein de l'empire multinational British American Tobacco (BAT). (BAT est encore présente dans l'industrie du tabac aux États-Unis, mais à travers le groupe R. J. Reynolds.)
Jeffrey Wigand en 2007 |
Au vu de la nature des documents demandés, il était vraisemblable que le contre-interrogatoire par la défense de la compagnie de la rue St-Antoine à Montréal serait une sorte de procès d'un messager de nouvelles dérangeantes, et c'est bien à une tentative de ce genre qu'on a assisté lundi.
Globalement, l'examen des finances récentes de Jeffrey Wigand porte à déduire que le bonhomme de 70 ans a survécu ces dernières années grâce la sécurité de la vieillesse (social security). C'est une situation différente de celle de William Farone, un autre chimiste qui a lui aussi dirigé des recherches au sein de l'industrie, qui a été déçu par cette dernière, et qui a témoigné la semaine dernière au procès de Montréal après bien d'autres procès, mais qui touche sa pension de Philip Morris USA, et que la filiale de Philip Morris International au Canada, autrement dit Rothmans, Benson & Hedges, a semblé vouloir garder le moins longtemps possible devant le juge Riordan.
Le passé du témoin
Me Deborah Glendinning d'ITCL a notamment posé des questions au témoin sur l'emploi qu'il occupait juste avant d'entrer chez le cigarettier Brown & Williamson: président et chef des opérations de Biosonics, un fabricant de matériel médical. (Le passage plus ancien de Wigand dans l'industrie pharmaceutique n'a intéressé personne.)
L'avocate a fait verser au dossier de la preuve en défense le compte-rendu d'une réunion de la direction de Biosonics en 1988 ainsi qu'une très longue lettre ouverte parue dans un magazine le 8 février 1996 et signée par le président du conseil d'administration et chef de la direction de l'entreprise à l'époque où Wigand y était, Jack Paller. La lettre présente la démission de M. Wigand de Biosonics comme un congédiement. M. Paller parlait aussi de ce que Jeffrey Wigand avait mis dans son curriculum vitae à une époque postérieure à son passage chez Biosonics. (Ces documents seront bientôt disponibles comme les autres dans la banque de documents relatifs au procès.)
Comme lors d'autres de ses témoignages lors de procès de l'industrie du tabac aux États-Unis, M. Wigand a contesté la véracité et l'honnêteté du compte-rendu et a aussi affirmé qu'il avait voulu quitter Biosonics après avoir compris que cette compagnie, dont il n'approuvait pas la qualité des relations avec la Food and Drug Administration, ne respectait pas non plus les règlements de l'autorité américaine des valeurs mobilières (la Securities and Exchange Commission ou SEC) quant à la divulgation de l'information financière au public. M. Wigand s'est aussi demandé comment M. Paller avait lu son curriculum vitae mis à jour, sinon parce que Brown & Williamson le lui avait transmis (Cet épisode se passe il y a 17 ans, quand ni Wigand ni personne ne mettait son curriculum vitae en ligne. Internet était une curiosité à peine connue hors de cercles restreints.)
Lorsque le contre-interrogatoire de Me Glendinning a été fini, le procureur Bruce Johnston des recours collectifs a fait verser au dossier la lettre de démission de M. Wigand de Biosonics et son explication écrite antérieures à la réunion précitée et un article du Wall Street Journal du 1er février 1996, c'est-à-dire trois mois après une entrevue que Jeffrey Wigand avait accordé à l'animateur Mike Wallace de l'émission 60 minutes de CBS et que la chaîne de télévision hésitait alors encore à diffuser. L'article du WSJ fait état d'une campagne de salissage de Jeffrey Wigand financée par Brown & Williamson, campagne dont l'initiative de M. Paller semble avoir été une manifestation tardive.
(Quelques recherches en ligne effectuée lundi permettent de voir qu'en 2001, la SEC a déposé une plainte devant la justice en rapport avec le défaut qu'avait fait Biosonics de déposer un rapport financier annuel en bonnes et dues formes pour 1999. En 2004, la SEC a suspendu les transactions boursières sur les actions de Biosonics. On voit parfois de la fumée sans feu, mais les soupçons de M. Wigand sur les pratiques irrégulières de l'entreprise paraissent rétrospectivement fondées sur une certaine réalité que le persiflant M. Paller se gardait bien de signaler.)
Le boomerang mal contrôlé
En 2006, une juge d'un tribunal de première instance dans le district de Columbia, l'honorable Gladys Kessler, a rendu un jugement sur une affaire opposant le Procureur général des États-Unis à l'industrie de la cigarette, qui avait commencé en 1999. (L'ensemble des documents relatifs à cette cause est accessible sur le site du ministère de la Justice des États-Unis.)
La sentence, une dizaine de milliards de dollars, a été reçue comme un petit coup de règle sur les doigts par l'industrie américaine, mais le verdict était accablant, et l'industrie n'est jamais parvenu à le faire renverser. Ce verdict de la juge Kessler, comme s'en souvenait avec justesse le témoin Wigand, c'est que l'industrie américaine du tabac s'est comporté durant plusieurs décennies comme une organisation criminelle, ou pour le dire dans les termes de la loi américaine, comme un « racket ».
Dans son volumineux jugement, la magistrate américaine a aussi varlopé la profession juridique et plusieurs témoins. Elle n'a pas trouvé Jeffrey Wigand très convaincant quant à sa version de ce qui s'est passé chez Brown & Williamson et dans d'autres filiales du groupe BAT à la suite de la réunion de responsables scientifiques de l'empire multinational à Vancouver en septembre 1989.
En vertu de la théorie qui veut que rien ne parle plus éloquemment à un juge qu'un autre juge, Me Glendinning a cru bon d'attirer l'attention du juge Riordan sur l'opinion de la juge Kessler.
Mais quand Me Johnston, en interrogatoire complémentaire, a repris un à un plusieurs passages du jugement Kessler, il est apparu que la juge a considéré comme avéré plusieurs faits que le témoignage de l'ancien vice-président à la recherche et au développement de B & W avait permis aux procureurs du ministère de la Justice d'exposer au tribunal. Bref, le jugement Kessler a peut-être aidé à crédibiliser le témoignage de Jeffrey Wigand dans le présent procès au Québec, au lieu de lui nuire.
Le ton du contre-interrogatoire
Il est au-delà des ambitions de ce blogue d'enquêter pour savoir qui répartit les rôles entre avocats dans la défense de chaque cigarettier. On peut cependant observer que deux avocates ont été le plus souvent en première ligne de la défense d'ITCL depuis un an: Suzanne Côté et Deborah Glendinning.
Pour plaider les requêtes comme pour contre-interroger un témoin ou argumenter avec ses confrères de la partie demanderesse, Me Côté est comme un poisson dans l'eau et ne semble pas refuser non plus de jouer un rôle déplaisant à l'occasion, s'il le faut.
Handicapée par sa mauvaise compréhension du français, Me Glendinning s'est vu attribuer ou s'est attribué elle-même le rôle de la méchante qui mitraille les objections lors d'une bonne portion des témoignages en langue anglaise (seuls 15 % des témoignages sont en français jusqu'à présent), ou qui explique à l'autre partie et au juge pourquoi ITCL veut ceci ou ne veut pas cela.
En contre-interrogatoire, peut-être est-il de bonne guerre pour un avocat de faire semblant d'être bête en faisant mine de ne pas comprendre les réponses d'un témoin, dès qu'elles ne commencent pas par un oui ou un non, ou même quand elles commencent par un oui ou un non mais ajoutent quelques détails.
Me Glendinning a cependant joué lundi son rôle d'avocate bête avec un tel degré de conviction qu'on peut se demander si elle joue. Ce n'était pas la première fois lundi que l'avocate donnait l'impression de ne pas toujours comprendre les commentaires et avis du juge Riordan, qui prend pourtant soin de s'adresser à elle en anglais.
Le juge a aussi averti à plus d'une reprise le témoin Wigand de répondre aux questions de Me Glendinning et d'attendre un complément d'interrogatoire par les avocats des recours collectifs s'il voulait donner des explications dont l'avocate d'ITCL ne voulait pas. De fait, Me Glendinning n'acceptait pas facilement les réponses qui ne cadraient pas avec son formulaire implicite. L'avocat Bruce Johnston des recours collectifs, et plus souvent encore le juge Riordan lui-même ont à quelques reprises fait remarquer à l'avocate d'ITCL que le témoin avait répondu à sa question.
Trois documents enfin accessibles
Depuis des mois, il a été question au procès de Montréal de certains mémorandas de l'avocat J. Kendrick Wells III de Brown & Williamson et de l'avocat Nick Cannar de BAT à Londres. Le juge Riordan a annoncé lundi sa décision d'autoriser leur versement dans le dossier de la preuve en demande.
Dans l'un de ces documents (pîèce 1467.1), daté de janvier 1985, l'avocat américain parle de purger les archives de la compagnie du Kentucky du « bois mort » et identifie ledit bois mort comme des études scientifiques effectuées chez ITCL au Canada, lesquelles concernaient notamment les méfaits sanitaires du tabagisme.
Dans un second document (pièce 1467.2), celui-là daté de novembre 1989 (et donc contemporain de la présence de Jeffrey Wigand chez B &W), Me Wells s’inquiétait de ce que des documents qui sortiraient dans des litiges au Canada aboutissent devant les tribunaux aux États-Unis. (Ironiquement, ce fut plutôt le contraire, grâce à la décision du juge Jean-Jude Chabot de la Cour supérieure du Québec, décision qui fut saluée comme une victoire par les défenseurs d'ITCL dans leur correspondance avec leurs homologues de l'empire BAT.)
Le troisième document (pièce 1467.3), signé par Nick Cannar et daté de janvier 1990, montre la ligne de conduite que BAT entend suivre pour éviter que les recherches de BAT conservées à Montréal aboutissent dans le domaine public à la suite d'un accident judiciaire.
Avant le jugement de l'honorable Brian Riordan, ces documents étaient déjà accessibles aux internautes par le truchement de la bibliothèque Legacy, mise sur pied à la suite d'ententes à l'amiable intervenues en 1998 aux États-Unis et concernant la divulgation de documents internes des compagnies de tabac. Le 20e siècle semble s'achever enfin au Canada.
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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par
1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
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