jeudi 14 mars 2013

125e et 126e jours - Un autre chimiste qui rêvait de rendre les cigarettes inoffensives (13 et 14 mars)

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Avant Jeffrey Wigand et comme bien d'autres hommes pourvus d'un doctorat en chimie, William Anthony Farone croyait que le cigarettier qui l'embauchait, -- pour lui c'était Philip Morris USA en 1976, -- pouvait et voulait mettre sur le marché des produits qui ne fassent pas de dommages à la santé. Le défi professionnel était des plus excitants.

(Les chimistes ne sont pas les seuls scientifiques à avoir rêvé que l'industrie du tabac puisse et veuille mettre en marché des produits inoffensifs. Un documentaire sorti à la fin de janvier 2012, Addiction Incorporated, raconte notamment le rêve (et la déception) de Victor DeNoble, un docteur en psychologie expérimentale engagé en 1979 par Philip Morris, à l'époque où William Farone y oeuvrait (extrait de l'interview de Farone visible dans ce même film). Grâce entre autres à ses expériences avec des rats, Victor DeNoble a tiré beaucoup de choses au clair quant à la puissance et aux mécanismes d'action de la nicotine. En témoignant devant le Congrès des États-Unis en 1994, M. DeNoble a ouvert la voie de la sortie publique au cas plus célèbre, grâce à Hollywood, du chimiste Jeffrey Wigand.)

William A. Farone
Le rêve de ces scientifiques a vécu. Et maintenant, ils conseillent les pouvoirs publics, sensibilisent les écoliers aux ruses de l'industrie et témoignent en justice contre leurs anciens employeurs. Wigand viendra la semaine prochaine terminer son témoignage commencé en décembre devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec. Farone est comparu plus de 120 fois devant des tribunaux au cours du dernier quart de siècle, parfois comme expert, parfois comme témoin de faits, comme maintenant dans le procès des trois principaux cigarettiers du marché canadien.

Le chimiste et ancien directeur de recherches chez Philip Morris, qui a plus tard fondé en Californie une entreprise qui en aide parfois d'autres à mettre au point des produits plus sûrs pour les consommateurs, était présent mercredi au palais de justice de Montréal sans même avoir demandé d'argent aux avocats, sauf pour ses frais de déplacement.

(curriculum vitae de W. A. Farone)

M. Farone a répondu avec une assurance tranquille aux questions du procureur Philippe H. Trudel des recours collectifs de victimes des pratiques de l'industrie, puis de Simon V. Potter, avocat de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), la filiale canadienne de Philip Morris International.

Me Nancy Roberts, qui défend Imperial Tobacco Canada (ITCL), a rapidement terminé jeudi matin le contre-interrogatoire avancé la veille par son collègue de RBH. La défense de JTI-Macdonald n'a pas eu de questions à poser. Au bout de moins de vingt-cinq minutes, le juge Riordan a pu donner son congé au témoin Farone. Deux jours avaient été prévus pour sa comparution, et la moitié de ce temps aura suffi.

(Petit rappel: Quand Benson & Hedges et Rothmans ont fusionné leurs activités au Canada en 1986, et engendré RBH, l'empire Philip Morris, qui possédait déjà B & H au Canada, a fait un pas dans le sens d'une absorption graduelle de Rothmans dans le monde. Les derniers morceaux de cette défunte multinationale du tabac furent avalés en 2008. Entre temps, tous les actifs de Philip Morris Inc en dehors des États-Unis furent réunis sous la coupe de Philip Morris International (PMI) de Lausanne en Suisse, alors que les actifs dans le monde du tabac aux États-Unis demeuraient sous le contrôle d'Altria, un holding dont la principale filiale est Philip Morris USA, basée à Richmond en Virginie. PMI et Altria sont toutes deux cotées à la Bourse de New York, et ont les mêmes actionnaires, mais sont juridiquement distinctes, un cloisonnement qui met théoriquement PMI à l'abri de litiges aux États-Unis. PMI dans l'ensemble du monde hors des États-Unis, et Philip Morris USA au pays de l'oncle Sam sont toutes deux premières sur leur marché respectif, notamment grâce à la célèbre marque Marlboro. Au Canada, par contre, RBH arrive au second rang pour la part du marché. C'est le numéro 2 mondial, British American Tobacco, qui domine par sa filiale ITCL.)


Un autre initié

En 1965, au sortir d'un doctorat en chimie (Ph. D.) de l'Université Clarkson, située dans l'État de New York à 170 km de Montréal, William Farone s'est joint durant une dizaines d'années aux chimistes de chez Lever Brothers, filiale d'Unilever, une multinationale active dans l'univers de l'alimentation et des produits d'hygiène personnelle avec notamment des marques comme Becel, Breyers, Hellmann's, Knorr, Lipton, Red Rose, Dove, Lever, Noxzema, Pepsodent, Q-Tips et Vaseline.

M. Farone a témoigné que du temps où il travaillait chez le cigarettier Philip Morris (1976-1984) et au-delà de la période, les connaissances scientifiques développées par la maison-mère aux États-Unis (organigramme détaillé de la vice-présidence à la recherche et au développement dans la pièce 1451), ou par une filiale à l'étranger, parvenaient aux autres entités de l'empire notamment par une structure appelée Philip Morris Tobacco Technology Group. (organigramme détaillé dans la pièce 1452)

Malgré la faiblesse relative de leurs ressources consacrées à la recherche et au développement, comparée aux ressources d'ITCL, Benson & Hedges (Canada), puis RBH, n'étaient donc pas condamnées à l'ignorance et à l'obsolescence face à la concurrence, car les équipes scientifiques en Virginie étaient abondantes et capables, ce que M. Farone n'a eu aucune hésitation à reconnaître lors du contre-interrogatoire.

(Lors d'une pause, M. Farone a dit à votre serviteur que de son temps, il parvenait à publier dans des revues savantes des résultats de recherche de l'industrie sans s'attirer les foudres des avocats de la compagnie.  (...mais peut-être pas sans que la chose soit remarquée, pourriez-vous penser).

William Farone n'a jamais donné de directives aux chimistes canadiens mais il diffusait l'information et répondaient aux appels des confrères ou aux commandes des hauts dirigeants. Cela incluait les renseignements concernant la toxicité des additifs ou le caractère toxicomanogène de la nicotine.

Depuis le début du procès il y a un an, plusieurs défenseurs des cigarettiers ont invoqué l'absence de pertinence, dans un procès de l'industrie canadienne du tabac, de témoignages et de documents concernant des phénomènes et événements survenus dans l'industrie américaine du tabac. Mercredi, le juge Riordan a de nouveau écarté ce genre d'objections, et trouve pertinent d'en savoir davantage.

William Farone a témoigné devant le juge qu'il n'y avait pas de controverse chez les scientifiques du groupe Philip Morris au sujet de la dépendance et des maladies engendrées par l'usage du tabac. Tout le monde avait les yeux bien en face des trous.

Pour les chimistes, a fait valoir le témoin, la distinction entre habituation (habituation) et dépendance (addiction) ne fait aucune différence pratique: on parle à chaque fois d'une molécule de nicotine et de récepteurs au cerveau.

L'ancien cadre de Philip Morris a parlé des recherches de sa compagnie qui montraient que l'acétaldéhyde avait pour effet de renforcer l'effet de la nicotine sur le cerveau, et que l'ajout de sucre aux mélanges de tabac permettait d'augmenter la quantité d'acétaldéhyde dans la fumée. De l'acétaldéhyde qui se retrouverait dans le tube digestif serait converti en vinaigre par l'action du foie, ce qui limite l'intoxication. Inhalé et introduit dans le sang au niveau des poumons, l'acétaldéhyde s'ajoute sans frein aux autres substances toxiques contenues dans la fumée du tabac, mais arrive aussi rapidement au cerveau que la nicotine elle-même. (voir les pièces 1455145714581459)

William Farone a aussi brièvement parlé de recherche sur les effets de la nicotine avec des sujets humains. (pièce 1461r) Il en ressortait que la nicotine aidait à accomplir certaines tâches humaines, ou que la privation de nicotine chez des fumeurs les rendait moins capables d'accomplir les mêmes tâches. Si la première interprétation avait été la bonne, l'industrie tenait là un argument favorable à l'usage du tabac. L'industrie semble avoir manqué de conviction...


Un monde scientifique à part

Même si William Farone a eu, durant son passage dans l'industrie, l'occasion de faire avancer des recherches scientifiques dont il est encore fier, son travail ne s'effectuait pas pour autant dans des conditions auxquelles sont habitués les chimistes universitaires, et même des chercheurs de l'industrie tenus de protéger des secrets de fabrication.

L'ancien cadre de Philip Morris a raconté qu'il obtenait de consulter certaines études sur la toxicité de certaines substances en les demandant à son supérieur, qui les conservait et les lui livrait en dehors du bureau, ce qui aurait permis à la compagnie de dire, lors d'une éventuelle collection judiciaire de documents, de dire qu'elle n'avait pas en sa possession lesdites études. Au secours Kafka, Soljenitsyne et Le Carré !

*

La journée de travail des avocats ne s'est pas terminée jeudi avec le départ hâtif du témoin californien. Par les soins des juristes Gabrielle Gagné, Pierre Boivin et André Lespérance, surveillés de près par les avocats de la partie défenderesse, d'autres documents ont été versés au dossier de la preuve en vertu de l'interprétation du juge Riordan de l'article 2870 du Code civil du Québec. Certains étaient déjà dans le dossier de la preuve, mais en vertu d'un jugement par Brian Riordan le 2 mai. D'autres sont de nouvelles briques à l'édifice intellectuel.

Le public a désormais accès à plus de 2600 pièces au dossier de la preuve, et ce n'est qu'un début. ;-)

Nous en reparlerons dans une édition prochaine.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.