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Mercredi, au palais de justice de Montréal, il y a eu une bruyante prise de becs entre des avocats lors du procès de l'industrie du tabac présidé par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.
Mercredi, au palais de justice de Montréal, il y a eu une bruyante prise de becs entre des avocats lors du procès de l'industrie du tabac présidé par le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.
Le désir d'un témoin-expert, le psychiatre québécois Juan C. Negrete, de témoigner en français a contrarié les plans de la défense d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), qui avait fait appel pour le contre-interroger à une jeune avocate ontarienne, Sonia Bjorkquist, qui ne pouvait pas comprendre en direct ce qui allait émaner d'un interrogatoire principal en français, ou réaliser un contre-interrogatoire dans cette langue.
Me Suzanne Côté a reproché aux avocats des recours collectifs de ne pas avoir correctement avisé la partie défenderesse que l'interrogatoire serait en français, et a dénoncé le mauvais tour. Elle a aussi, sûrement trop hâtivement, dit qu'elle avait avec elle des autorités (c'est-à-dire de la jurisprudence) pour montrer que la partie demanderesse était tenu d'honorer une convention qui a été arrêtée entre les parties (à une époque non précisée). C'était avouer que l'intention du témoin ne l'avait pas complètement surprise, comme l'a remarqué le procureur Pierre Boivin des recours collectifs.
Les procureurs Philippe Trudel, André Lespérance et Bruce Johnston ont marqué un vif étonnement d'avoir causé une surprise à Imperial et ont protesté vigoureusement contre le comportement général de la défense de cette compagnie.
Au retour d'une pause, avant le retour du juge, le ton a monté, en particulier entre Me Johnston et Me Côté. Jamais on avait entendu de pareils éclats de voix depuis le début du procès il y a un an. (Comme le juge n'était pas encore dans la salle, la transcription des débats était donc suspendue, comme c'est la coutume.)
Après le bref orage, Me Simon Potter, le défenseur de Rothmans, Benson & Hedges, a dit qu'il s'attendait à un interrogatoire en anglais du témoin-expert, mais a presque d'un même souffle fait valoir que son équipe à lui saurait s'ajuster. Me Guy Pratte, qui représente JTI-Macdonald, a préféré rester coi, ce que le juge Riordan a noté avec amusement.
En fin de compte, le Dr Negrete, à l'invitation du juge, a quand même commencé son témoignage d'expert, et cela dans la même langue que celle dans laquelle il avait rédigé son rapport d'expertise, c'est-à-dire en français. Pendant ce temps, Me Suzanne Côté a fait la traduction pour sa consoeur, puis a été relayée dans l'après-midi par une interprète professionnelle.
Au fil de l'interrogatoire, Me Potter et Me Pratte ont vraisemblablement soulevé toutes les objections que l'infortunée Sonia Bjorkquist aurait pu soulever dans des circonstances plus propices pour elle.
L'expert médical a donc pu découvrir ou redécouvrir avec un agacement évident la différence entre une preuve scientifique et une preuve judiciaire.
En science, l'argument d'autorité n'a pas de valeur, et une connaissance est d'autant mieux acceptée qu'on sait précisément comment cette connaissance a été produite, de sorte que le chemin de la corrobaration peut être rapidement emprunté par d'autres curieux, d'où l'habitude de référer à telle ou telle étude, ne serait-ce que pour donner un exemple d'une source et d'une méthodologie.
Devant une cour de justice, les études citées mais non annoncées par un préavis à toutes les parties ne sont pas admises en preuve, alors qu'un témoin, dès lors qu'il a été reconnu expert, peut justifier ses affirmations en les disant « basées sur son expérience », et les avocats ne disent plus rien.
Quelques faits saillants du témoignage du psychiatre sont rapportés dans les premières sections, alors qu'on trouvera dans la quatrième un examen du contexte général de l'accrochage qui est survenu mercredi matin.
1 Un médecin spécialiste des toxicomanies
Juan C. Negrete |
Sa carrière s'est ensuite partagée entre l'enseignement de la médecine dans cette université québécoise, la recherche scientifique, le traitement clinique des toxicomanies à l'Hôpital général de Montréal, et des mandats de consultant, notamment pour le compte de l'Organisation mondiale de la santé, ainsi que des mandats d'expert médical devant des tribunaux. Le Dr Negrete parle le portugais, en plus de l'espagnol, du français et de l'anglais.
Dans une interview-portrait publiée en 2013 dans la prestigieuse revue scientifique Addiction, Juan Negrete raconte que c'est l'approche pharmacologique de la psychiatrie à McGill, par opposition à l'approche psycho-analytique dominante en beaucoup d'endroits du monde au début des années 1960, qui l'a attiré dans cette université.
Officiellement, le professeur de 75 ans est à la retraite depuis 2009, mais il a été accidentellement question en Cour d'un séminaire très prochain où il apportera sa contribution. Il n'est pas exclu que l'expert en dépendances soit lui-même un « workholic » imparfaitement sevré.
Son rapport d'expertise daté de 2006 (pièce 1470.1) est habilement conçu comme une sorte de réponse didactique aux procureurs Philippe Trudel et Michel Bélanger. C'est un bijou synthétique de 27 pages dont il faut espérer que le juge Brian Riordan et les avocats des deux parties adverses impliqués dans la cause ne seront pas les seuls lecteurs.
Juan Negrete y explique simplement le rôle de la nicotine dans la dépendance au tabac, passe en revue les facteurs de risque dans le développement de cette toxicomanie, aborde la question des « définitions » de la dépendance tabagique et décrit les critères du diagnostic clinique, avant de parler des méthodes d'évaluation de cette toxicomanie et du taux de dépendance au tabac dans la population en général.
Une fois le psychiatre Negrete admis par le tribunal en tant qu'expert en dépendances, Me Trudel a aussi fait verser au dossier de la preuve en demande un complément au rapport d'expertise qui a été livré en 2009 (pièce 1470.2), ainsi que le curriculum vitae du savant (pièce 1470.3)
2 Une toxicomanie très répandue à ne pas prendre à la légère
Dans son rapport de 2006, le Dr Negrete souligne que 95 % des personnes qui fument quotidiennement présentent des symptômes de dépendance, mais que la dépendance est particulièrement sévère chez les fumeurs qui allument leur première cigarette de la journée dans la demi-heure qui suit leur réveil. (page 20).
Lors de l'interrogatoire, le médecin a précisé qu'au moins 92 % des fumeurs quotidiens (c'est l'estimation la plus optimiste) rempliraient les critères de la dépendance lors d'une hypothétique consultation médicale.
Juan Negrete affirme que plus du tiers de toutes les personnes qui ont fumé du tabac à un moment quelconque de leur vie en sont devenus dépendantes, généralement durant plusieurs années.
Dans son rapport, il conclut que le rapport du nombre de personnes dépendantes sur le nombre de celles qui en ont fait usage un jour est plus élevé dans le cas du tabac (1 sur 3) que dans les cas de la cocaïne (1 sur 5,5), de l'alcool (1 sur 6) ou du cannabis (1 sur 12). Au surplus, le tabac fait basculer dans une réelle dépendance un nombre beaucoup plus grand de personnes que les autres substances toxicomanogènes.
Le public préoccupé de santé publique peut rêver du jour où les témoins issus de l'industrie arrêteront de jouer les Grand Jos connaisant et de surfer sur des préjugés répandus en suggérant que la dépendance au tabac n'est « pas une dépendance comme celle à l'héroïne ou la cocaïne ». Les hommes qui connaissent mieux le sujet, parce qu'ils sont plus occupés de recherche médicale qu'à faire des profits, ne prennent pas du tout la dépendance tabagique à la légère.
3 Dépendance: ce que l'industrie savait et ce qu'elle faisait croire
Lors de l'interrogatoire principal, Me Trudel a soumis au regard de l'expert quelques feuilles choisies des archives des cigarettiers déjà enregistrées au dossier de la preuve.
Grâce à une vaste étude sur les jeunes associée à son projet Plus/Minus (pièce 305), ITCL savait en 1982 que les adolescents qui commencent à fumer croient qu'ils ne deviendront pas dépendants, mais découvrent vite que la dépendance prend place et qu'ils ne réalisent pas leur désir de s'arrêter.
Le Dr Negrete a confirmé la validité de cette connaissance du phénomène en citant des résultats d'une vaste recherche effectuée par l'équipe de la professeure Jennifer O'Loughlin de l'Université de Montréal auprès d'élèves d'écoles secondaires de la région métropolitaine. Dans un article scientifique daté de 2007, on voit que les fumeurs débutants perdent très vite leur capacité d'arrêter (pièce 1471).
Le Dr Negrete a confirmé la validité de cette connaissance du phénomène en citant des résultats d'une vaste recherche effectuée par l'équipe de la professeure Jennifer O'Loughlin de l'Université de Montréal auprès d'élèves d'écoles secondaires de la région métropolitaine. Dans un article scientifique daté de 2007, on voit que les fumeurs débutants perdent très vite leur capacité d'arrêter (pièce 1471).
Au vu de la position officielle du cigarettier Philip Morris en 1997 (pièce 981 E) voulant que la nicotine a seulement de faibles (mild) effets pharmacologiques, l'expert Negrete a déclaré qu'il ne considère pas comme « mild » une drogue capable de générer une envie d'en consommer aussi fréquemment et durant autant d'années.
extrait d'un guide du cigaretier Philip Morris pour ses porte-parole |
En page 10 de son rapport d'expertise de 2006 et oralement, le Dr Negrete signale que les spécialistes médicaux de l'étude des toxicomanies ne font plus DEPUIS 1964 la distinction entre habituation et dépendance.
Mis devant d'autres documents, le témoin-expert en toxicomanies a dit que l'argument de certains hommes de l'industrie voulant que la nicotine contenue dans la fumée du tabac a des effets bénéfiques (meilleure concentration, meilleure mémoire, etc) pour le fumeur est fallacieux. Nous sommes plutôt en présence d'allostase, un phénomène qui fait en sorte que le cerveau d'une personne accoutumée à une substance fonctionne mieux quand la substance y est présente qu'en son absence.
Puisque nous sommes au procès des cigarettiers du marché canadien, et non de leur auxiliaire de jadis dans le monde de la science, personne n'a demandé au psychiatre ce qu'il pensait des idées du célèbre théoricien du stress Hans Selye, médecin et chercheur québécois dont la réputation mondiale était au zénith alors que le jeune médecin argentin s'installait à Montréal. (voir notre édition relative au 100e jour)
Me Trudel a aussi montré au Dr Negrete un mémorandum d'avril 1972 du chimiste Claude Teague destiné aux cadres du cigarettier R. J. Reynolds, un empire américain du tabac qui a absorbé la compagnie canadienne Macdonald Tobacco en 1974 (laquelle est devenue JTI-Macdonald en 1999). Entre autres beaux constats sans fioritures, M. Teague écrivait que « le tabac comme produit est, essentiellement, un véhicule de livraison de nicotine ». (pièce 1407) La dernière fois qu'il a été question de ce document au procès de Montréal, les défenseurs de JTI-Macdonald ont fait valoir, grosso modo, que la circulation de ce mémo était hypothétique et qu'elle aurait de toutes manières précédé de plus d'un an l'acquisition de la compagnie canadienne par le géant américain, de sorte qu'il n'y a aucune raison de penser que RJR-Macdonald avait pris connaissance de cela...
4 La langue dominante et les accommodements raisonnablesPuisque nous sommes au procès des cigarettiers du marché canadien, et non de leur auxiliaire de jadis dans le monde de la science, personne n'a demandé au psychiatre ce qu'il pensait des idées du célèbre théoricien du stress Hans Selye, médecin et chercheur québécois dont la réputation mondiale était au zénith alors que le jeune médecin argentin s'installait à Montréal. (voir notre édition relative au 100e jour)
Me Trudel a aussi montré au Dr Negrete un mémorandum d'avril 1972 du chimiste Claude Teague destiné aux cadres du cigarettier R. J. Reynolds, un empire américain du tabac qui a absorbé la compagnie canadienne Macdonald Tobacco en 1974 (laquelle est devenue JTI-Macdonald en 1999). Entre autres beaux constats sans fioritures, M. Teague écrivait que « le tabac comme produit est, essentiellement, un véhicule de livraison de nicotine ». (pièce 1407) La dernière fois qu'il a été question de ce document au procès de Montréal, les défenseurs de JTI-Macdonald ont fait valoir, grosso modo, que la circulation de ce mémo était hypothétique et qu'elle aurait de toutes manières précédé de plus d'un an l'acquisition de la compagnie canadienne par le géant américain, de sorte qu'il n'y a aucune raison de penser que RJR-Macdonald avait pris connaissance de cela...
Deux collectifs de victimes québécoises de la dépendance au tabac ou de maladies qu'ils attribuent à leur tabagisme ont obtenu en février 2005 l'autorisation d'un recours contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien devant la Cour supérieure du Québec.
Le procès a commencé le 12 mars 2012, et le million et demi de personnes que cela concerne directement sont absentes de la salle d'audience. Heureusement pour des raisons évidentes d'espace et heureusement parce que ce procès, un procès historique, risquerait de leur paraître étrange et étranger, et dans une masse de cas, pratiquement incompréhensible.
Les cigarettiers Rothmans, Benson & Hedges, de Toronto, et JTI-Macdonald, de Toronto, ont trouvé au Québec abondance d'avocats compétents et bilingues pour assurer leur défense, puisant aux ressources de trois cabinets juridiques : McCarthy Tétrault, Borden Ladner Gervais et Irving Mitchell Kalichman.
Imperial Tobacco Canada, qui a son siège social à Montréal, a au contraire envoyés aux auditions du procès des juristes du Canada anglophone et unilingues anglais, ou pratiquement. Les exceptions notables sont Me Suzanne Côté, ainsi que de Me George Hendy et de Me Silvana Conte, tous trois du bureau de Montréal du cabinet juridique Osler, Hoskin & Harcourt. (Me Conte apparaît cependant rarement devant le juge Riordan et elle plaide en anglais.)
Le tout premier témoin appelé à la barre il y a un an, l'ancien relationniste d'ITCL Michel Descôteaux, a choisi de témoigner en anglais. Ce fut aussi le cas, entre autres, de Pierre-Francis Leblond, de Jacques Woods, d'Edmond Ricard, de Michel Poirier, de Jacques LaRivière et de la plupart des anciens cadres supérieurs ou subalternes de l'industrie du tabac qui ont témoigné. Un des motifs donnés est que la plus grande partie de la correspondance interne de l'industrie est en anglais, une réalité qui ne semble pas avoir changé sous l'empire des lois linguistiques et d'un rêve collectif « de français langue de travail au Québec ».
D'autres témoins ont déclaré ne pas comprendre le français ou ont vite été présumés ne pas le comprendre (présomption parfois mal fondée, comme le public le découvre parfois lors des pauses) (Knox, Fennell).
Dans tous les cas, un témoin n'a pas à se justifier et peut exercer son droit d'être interrogé en anglais. Pour les témoins étrangers, l'instruction de la cause profite du fait qu'ils viennent tous de pays anglophones.
Le processus des dépositions de témoins préliminaires au procès en tant que tel devant un juge semble avoir été une occasion pour les parties d'indiquer aux témoins leur préférence linguistique.
Au procès des cigarettiers depuis mars 2012, apparemment du seul fait de la présence habituelle d'au moins un juriste unilingue anglophone dans la salle d'audience, et parfois même, parce que le pli était pris, durant certains après-midis où la totalité du personnel juridique présent aurait pu fonctionner en français avec autant ou plus d'efficacité, la langue anglaise a été d'usage. Les échanges entre parties en présence d'un témoin (parfois francophone) qui témoignait en anglais ont généralement été en anglais; une partie croissante des travaux d'enregistrement de pièces au dossier est en anglais; et les avocats francophones des recours collectifs n'osent plus toujours s'adresser au juge en français, sauf quand ils plaident une requête en bonnes et dues formes.
Il y a plusieurs mois de cela, votre serviteur avait été témoin d'au moins une fois où Me Glendinning elle-même a demandé qu'on utilise l'anglais, sur son ton outré habituel, et il y a eu au moins une fois où le juge Riordan a exigé des commentaires en anglais de la part de Me Trudel ou de Me Lespérance, bien que ce n'était pas pour ses besoins à lui. Le juge maîtrise le français d'une manière tout à fait exemplaire et son sens de la diplomatie est rarement pris en défaut.
Le seul juriste à s'être systématiquement soustrait à cet accommodement envers l'anglais-dès-qu'il-y-a-un-anglophone-unilingue (avocat ou témoin) dans la salle est l'avocat du gouvernement fédéral canadien, Maurice Régnier, dont le client n'est désormais plus partie prenante au procès, depuis le jugement de la Cour d'appel du Québec en novembre dernier. Maurice Régnier ne fréquente plus la salle d'audience 17.09 depuis des mois.
Dans ce contexte d'anglais-langue-tranquillement-dominante, des expressions françaises surgissent régulièrement dans le procès, comme autant de raccourcis, et les accents toniques en anglais sont parfois malmenés.
N'empêche que dans une action en justice où des masses de documents sont écrits en anglais, et où la plupart des témoins issus de l'industrie, ainsi que deux experts jusqu'à présent, ont témoigné en anglais, aucun avocat francophone n'oserait dire publiquement qu'il comprend moins bien ce qui est prononcé lors des interrogatoires, ou qu'il n'arrive pas à s'exprimer oralement avec autant d'éloquence. Il est commode, trop commode, d'imaginer que la situation actuelle fait l'affaire de tout le monde.
(Dans cette histoire, le public qui prend place ou qui pourrait prendre place dans la salle ne pèse d'aucun poids, et ce public a toutes les chances de rester peu nombreux et d'être présent pour des raisons professionnelles, comme les avocats.)
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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par
1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
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