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jeudi 29 novembre 2012

90e et 91e jours - 28 et 29 novembre - Proctor a continué de faire entrevoir l'histoire ignorée derrière la légende populaire

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Au procès en responsabilité civile des principaux cigarettiers canadiens, l'historien Robert Proctor a poursuivi mercredi et jeudi son témoignage de mardi, en interrogatoire par Me Bruce Johnston, des recours collectifs, puis en contre-interrogatoire par Me Simon Potter, défenseur de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et Me Doug Mitchell pour JTI-Macdonald.

Il n'y a eu aucune question de la part de la défense d'Imperial Tobacco Canada, mais une question du juge Riordan et deux dernières questions du procureur Johnston, si bien que tôt en matinée jeudi, le juge a souhaité un bon voyage de retour chez lui au professeur californien, beaucoup plus tôt que prévu lundi.


Une visite qui ouvre les yeux

Sa comparution de mercredi a permis au professeur Proctor de réaffirmer que le concept de « connaissance populaire » ou de « connaissance commune » (common knowledge) utilisé par les historiens Lacoursière et Flaherty dans leurs rapports d'expertise pour l'industrie du tabac est trop vague pour déterminer ce que la population croyait ou comprenait au sujet des méfaits sanitaires du tabagisme. Au surplus, le professeur d'histoire des sciences a fait remarquer que la population n'est pas homogène. Toute la population « exposée » au discours sanitaire n'a pas les mêmes références culturelles, le même degré d'instruction et surtout le même âge.

Même les sondages sur les croyances que faisait secrètement faire l'industrie canadienne, et que le rapport d'expert de Proctor (version amputée admise, pièce 1238) reproche à aux historiens mandatés par l'industrie d'avoir omis totalement de consulter, peuvent souvent surestimer la méfiance réelle que le public a du tabac.

Selon Proctor, les historiens appelés en experts par les cigarettiers canadiens ont essentiellement passé en revue ce qui dans la presse aurait pu prévenir toute la population contre les méfaits du tabac mais ont négligé de prendre en compte l'effet parallèle des efforts de l'industrie pour bâtir l'apparence d'une controverse scientifique, l'effet parallèle de la publicité et du marketing, celui de la présence même de la cigarette dans l'environnement, avec sa terminologie trompeuse, et le fait que la plupart des fumeurs deviennent dépendants du tabac bien avant l'âge où ils auraient la moindre chance d'être au courant des subtiles réalités du monde.

Pour l'historien de la cigarette Proctor, le seul fait de désigner du nom de filtre un embout ajouté aux cigarettes et qui ne filtre pratiquement rien est un mensonge rassurant.

Il ressort aussi de l'ensemble du témoignage oral du professeur Procter une impression qu'avec les historiens d'aujourd'hui comme avec les journalistes d'hier, les « compagnies canadiennes » de tabac et leurs homologues américaines semblent utiliser les mêmes recettes pour faire taire la curiosité ou faire tomber dans le panneau.

Voici trois illustrations.


Les jumeaux Paré et Cullman

Le 8 octobre 1970, le président d'Imperial Tobacco au Canada (ITCL), Paul Paré, accordait à Vancouver une entrevue à un animateur de radio de la place, Jack Wasserman, une entrevue où il fut question des méfaits sanitaires du tabagisme. (La pièce 25A est une transcription de l'entrevue.)

extrait d'une entrevue radiophonique
du président d'ITCL en 1970
Pour l'essentiel, Paul Paré y prétendait que la preuve scientifique du caractère néfaste de l'usage du tabac pour la santé restait encore à faire. Concernant l'état de santé des nouveaux-nés de mères fumeuses, le président du plus important cigarettier canadien allait jusqu'à prétendre que les bébés de petit poids ont de meilleures chances de vivre et de vivre en santé (que les autres bébés).

Quand le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a fait examiner mardi au témoin Proctor la transcription de l'entrevue de Paul Paré, en s'attardant à la déclaration rassurante sur le poids des nouveaux-nés de mères fumeuses, l'historien a reconnu un procédé utilisé aussi aux États-Unis par les cadres de l'industrie dans leurs propos aux médias à la même époque.

Les internautes curieux peuvent écouter sur Youtube les propos à l'antenne de la chaîne de télévision CBS de Joseph Cullman, le chef de la direction et président du conseil d'administration de Philip Morris aux États-Unis en janvier 1971, qui balayait du revers de la main les inquiétudes médicales au sujet des nouveaux-nés. (L'extrait en ligne de l'émission dure 36 secondes).

On remarquera que Philip Morris aux États-Unis et Imperial Tobacco au Canada n'avaient pas et n'ont toujours pas de lien de parenté corporatif.

On pourrait penser que deux entreprises de tabac distinctes ont  adopté la même attitude arrogante de déni des risques, tant dans le pays de Paul Paré que dans celui de Joseph Pullman, simplement parce que tous les cadres de l'industrie dans le monde entier se tiennent au courant de la fine pointe des découvertes scientifiques qui mettent en danger la demande pour les produits du tabac.

Toutefois, devant le tribunal de Brian Riordan, de nombreux témoins assermentés ont plutôt clamé leur ignorance de toute science médicale, et aucun n'a eu la moitié de l'audace d'un Paul Paré devant la presse.

Concernant les jumeaux Paré-Cullman, les réflexions de Robert Proctor exprimées mardi et mercredi permettent d'envisager un scénario bien différent de celui de la coïncidence naturelle : celui d'un cartel qui a mis au point une stratégie commune et l'a appliquée.


L'hotel Plaza de New York et le Royal Golf Club de Montréal

Grâce aux documents internes de l'industrie divulgués aux États-Unis depuis 1998, les militants du contrôle du tabac et des avocats savent depuis longtemps que les grands patrons de l'industrie américaine du tabac ont eu une réunion stratégique importante en 1953 à l'hôtel Plaza de New York, mais il n'est pas impossible que le juge Riordan en ait entendu parler pour la première fois cette semaine, grâce au témoignage de Robert Proctor.

Ce dernier a expliqué que c'est de cette réunion en décembre 1953 qu'est sortie une stratégie commune et secrète de l'industrie, et la mise en branle par le cabinet de relations publiques Hill and Knowlton d'une campagne de longue haleine pour contrer une connaissance scientifique émergente, celle que le tabagisme cause le cancer du poumon. Timothy V. Hartnett, alors président de Brown & Williamson, fit adopter ce qui allait être le maître-mot de l'industrie à chaque mauvaise nouvelle dans les décennies à venir : « nous avons besoin de plus de recherche ».

En août 1963, lors d'une réunion du même type au Royal Montreal Golf Club (pièce 550), Carl Thomson de Hill and Knowlton et T. V. Hartnett rencontrait des cadres d'Imperial Tobacco pour voir comment ils pouvaient préparer la tenue prochaine de la Conférence sur le tabagisme et la santé que venait de convoquer la ministre de la Santé de l'époque à Ottawa, Judy LaMarsh.

Dans les échanges relatés dans le compte-rendu de la réunion au club de golf, Robert Proctor a vu mercredi une preuve de plus de l' « extension de la conspiration américaine au Canada ».


Perrins et la réticence de l'AMA

En janvier 1964, le directeur de la santé publique des États-Unis (US Surgeon General), Luther L. Terry, signe un rapport annuel consacré tout entier aux méfaits sanitaires du tabagisme. (Le rapport de 1957 avait déjà établi qu'il existe une relation de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon, mais il n'a pas connu la notoriété du rapport de 1964.)

S'il avait consulté la documentation interne des compagnies de tabac, comme l'aurait souhaité son confrère Proctor, l'historien Robert Perrins n'aurait pas pu livrer un rapport d'expert (commandé par l'industrie) où il laisse croire que le défaut de l'Association médicale américaine (AMA) d'endosser en 1964 le célèbre rapport a pu avoir pour origine une réticence scientifique.

Le professeur Proctor a expliqué que les documents internes de l'industrie américaine du tabac montre plutôt que cette dernière a su avec profit exploiter des préoccupations purement économiques du corps médical. L'Association médicale américaine s'opposait aux programmes fédéraux de couverture de soins médicaux Medicaid et Medicare, et les cigarettiers ont soutenu financièrement l'AMA en échange d'une position sceptique sur les méfaits du tabagisme qui a duré plus de douze ans.


La question du juge à Robert Proctor

Voici la traduction de la question du juge Brian Riordan de jeudi matin, telle que l'a notée la rédactrice-éditrice du blogue Eye on the trials, Cynthia Callard, qui est aussi une claviériste sustenuto vivace  : « Pour la décision que j'aurai à prendre, il serait utile d'avoir votre vue en tant qu'historien américain : à quelle date, s'il y en a une, peut-on dire que l'Américain moyen savait ou pouvait raisonnablement être censé savoir que l'usage de la cigarette causait le cancer du poumon, de la gorge et du larynx et l'emphysème ?

(L'un des deux recours collectifs, celui du Conseil québécois sur le tabac et la santé, concerne les victimes de ces quatre maladies.)

Le professeur Proctor a répondu avec moins d'aplomb à la question du juge qu'à celle des avocats et a suggéré que dans les années 1970 et plus sûrement les années 1980, les résultats des sondages montrent que « l'Américain moyen » avait plus de chances de répondre qu'il était au courant des méfaits (du tabagisme) que le contraire.

S'agissant des méfaits sanitaires du tabac, l'historien a ajouté qu'il y avait « un consensus scientifique dans les années 1950, un consensus administratif dans les années 1960.»  La troisième phase a été le « consensus journalistique ou populaire », qui lui semble avoir été atteint dans les années 1970, peut-être, et certainement dans les années 1980.

(Avec cette typologie institutionnelle, l'auteur du présent blogue a compris que le consensus dont Robert Proctor parlait est observable dans le discours désormais consensuel sur les méfaits et non dans la fréquence des convictions antitabagiques de « l'Américain moyen ».)

*

La semaine prochaine, le tribunal ne siègera pas, mais une édition spéciale de ce blogue paraîtra tout de même.

D'autre part, les procureurs des recours collectifs veulent faire témoigner à partir du lundi 10 décembre un ancien vice-président à la recherche et au développement de Brown & Williamson, le chimiste Jeffrey Wigand.

Si, au milieu des années 1990, B & W n'avait pas menacé Wigand de représailles s'il dévoilait le contenu des cigarettes, on pourrait encore croire que c'est du tabac, rien que du tabac...   ;-)

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, il faut commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm

2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

mercredi 28 novembre 2012

89e jour - 27 novembre - Proctor fait comprendre ce que les historiens mandatés par l'industrie ont omis d'examiner

À la fin des joutes de hockey au Canada, quelqu'un des médias choisit les trois étoiles. Si Me Doug Mitchell méritait la première étoile du match de lundi, il faut donner celle de mardi à Robert Proctor et à Me Bruce Johnston.

Pour parler du procès en responsabilité civile des cigarettiers canadiens au palais de justice de Montréal, empruntons une autre métaphore. Jusqu'à ce que les procureurs des compagnies de tabac commencent la preuve en défense, ce sont les avocats des recours collectifs qui jouent la partie d'échecs avec les pièces blanches, c'est-à-dire qui jouent les premiers.  Avec une équipe de fort calibre intellectuel de chaque côté, cette petite différence pèse de tout son poids.

Mardi matin, c'était de nouveau au tour des recours collectifs de jouer. La décision du juge Brian Riordan de lundi après-midi privait la partie demanderesse d'utiliser l'ensemble du rapport d'expert du professeur d'histoire Robert Proctor. Cette amputation privait aussi la partie demanderesse de la possibilité de parler avec l'expert de certains documents auxquels il faisait référence dans cette première partie de son rapport. De façon générale, dès la semaine dernière et lundi, les avocats des cigarettiers s'étaient plaints de ce que plusieurs documents commentés par l'expert Proctor, y compris dans ce qui allait être la partie survivante à la décision de Brian Riordan, ne figuraient pas dans le dossier de la preuve et ne devaient pas y être admis, faute de pertinence.

Me Bruce Johnston a donc passé une bonne partie de la journée de mardi à soumettre à l'expert en histoire de la cigarette et en histoire des sciences Robert Proctor des documents qui ont DÉJÀ été versés au dossier de la preuve au procès, et le procureur a demandé au témoin s'il pensait que ces documents auraient pu et auraient dû être examinés par les historiens Flaherty, Perrins et Lacoursière avant de pondre leurs rapports d'experts sur la connaissance qu'avait le public québécois des méfaits du tabac. D'autres fois, Me Johnston modulait son interrogatoire en demandant, grosso modo, quelle est la conséquence du choix des trois historiens de ne pas avoir consulté les sources en question, à savoir des documents internes des compagnies de tabac que ces dernières se sont engagées à mettre à la disposition des experts, et qui sont même souvent accessibles au grand public en ligne (site Legacy).

Sur le fond, l'exercice a été plutôt accablant pour l'expertise que les compagnies de tabac comptent produire un jour devant le tribunal (et que le lecteur du présent blogue peut consulter sur le site des avocats des recours collectifs)

S'ils avaient fait preuve d'une curiosité moins limitée, les historiens-experts engagés par l'industrie, des hommes dont l'intelligence et la capacité de travail n'ont pas été mises en doute, se seraient rendu compte qu'il y a une différence entre « être au courant des méfaits du tabac » (awareness) et croire que ces méfaits peuvent vous atteindre (beliefs).

Un diagramme, fabriqué par un as du marketing du tabac, et revenu mardi sur les écrans de la salle d'audience, montre bien que l'industrie savait à quel point cette différence dans la tête des gens était (et demeure) capitale.

Diagramme montrant l'évolution des attitudes face au tabac
et que les historiens-experts de l'industrie n'ont pas vu
pièce 127

Les défenseurs des cigarettiers n'ont pas désarmé de toute la journée. Me Johnston et son témoin-expert ont été fusillés d'objections. Par moment, le juge Riordan, qui doit décider à chaque fois de la valeur des objections, se prenait la tête entre les mains. (Ce qui ne l'empêche pas, à d'autres moments, de retrouver son sourire pour taquiner tel ou tel avocat ou saluer les efforts de l'un ou l'autre des acteurs du tribunal.)

les avocats des cigarettiers en vert,
celui des recours collectifs en bleu
Au milieu de ce feu nourri d'objections, qui pouvaient survenir alors que les réponses, et souvent les questions, étaient à peine amorcées, et de décisions rendues par le juge, Robert Proctor a montré une égalité d'humeur remarquable. Au milieu de tout cela, le professeur californien s'est montré zen. Il faut voir la disposition des lieux dans la salle d'audience pour comprendre que le mot « milieu » n'est pas une figure de style. D'autres hommes emplis comme lui de connaissances du sujet, et des convictions qui s'en suivent parfois, auraient peut-être perdu patience. Assis juste derrière l'auteur de ce blogue se trouvaient des hommes savants qui auraient volontiers applaudi si le décorum d'une cour de justice le permettait.

Il y avait beaucoup moins de journalistes que lundi parmi les spectateurs, mais il y avait toujours autant d'avocats, dont certains seront peut-être les prochains à demander à l'historien Robert Proctor de venir témoigner dans des causes dont ils s'occupent aux États-Unis ou au Canada anglais. De temps en temps, et ce fut le cas ces derniers jours, des personnes inscrites au recours collectif des victimes de la dépendance au tabac, ainsi que de futurs témoins-experts, viennent aussi faire une visite discrète au procès.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, il faut commencer par

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lundi 26 novembre 2012

88e jour - 26 novembre - Riordan juge que l'historien Proctor est un expert utile dans le procès

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

 L'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a jugé aujourd'hui que l'historien Robert Proctor pouvait témoigner comme expert au procès en responsabilité civile intenté par deux collectifs de victimes présumées du tabac contre les trois principaux cigarettiers canadiens.

Robert Proctor devant un étalage
de produits du tabac et d'annonces

Le juge Riordan a cependant admis comme pertinente une partie seulement du rapport d'expert du professeur Proctor (les pages 75 à 107) et remet à plus tard son jugement éventuel sur la pertinence de l'autre partie (les pages 1 à 75).

Les avocats des recours collectifs et ceux des cigarettiers pourront donc interroger et contre-interroger le témoin-expert, à partir de demain, tout en restreignant leur examen du rapport et leur curiosité à la partie que le juge a admise. Ce ne serait pas faire preuve d'une audace éditoriale exagérée de pronostiquer que ce ne sera pas facile.

Pour en arriver en fin d'après-midi à ce jugement à la Salomon, le tribunal avait prévu aujourd'hui un premier interrogatoire et un contre-interrogatoire qui avaient pour but de déterminer si le témoin Proctor était qualifié. C'est cela à quoi se sont employés l'avocat Bruce Johnston, pour le compte des recours collectifs, et les avocats Doug Mitchell et Simon Potter pour le compte de l'industrie canadienne du tabac. Les trois juristes n'ont cependant pas pu éviter de plaider en faveur ou en défaveur du versement du rapport du professeur Proctor au dossier de la preuve, ce qui a peut-être hâté la décision du juge sur ce point.

Le rapport Proctor aurait-il été admis au complet sur le champ que cela ne garantissait pas que le juge lui accordera une quelconque valeur probante au moment de réfléchir à son jugement final.

Aurait-il été complètement exclu de la preuve que cela ne garantissait pas non plus que le rapport n'a pas eu déjà un certain effet sur le juge, non pas nécessairement sur sa conviction que les compagnies intimées sont coupables de ceci ou de cela, mais peut-être tout simplement en mettant des points d'interrogation supplémentaires dans sa tête. Robert Proctor a tout de même remis son rapport aux avocats des recours collectifs le 19 août 2011, lesquels l'ont rapidement transmis au juge et à partie défenderesse. Le juge Riordan ne pouvait pas trancher sur la pertinence du document sans l'avoir lu. Plus d'un an a passé.

En fait, le jugement d'aujourd'hui de Brian Riordan pouvait difficilement être une totale surprise pour les avocats d'un côté ou de l'autre. Ce n'est pas la première fois que ces derniers croisent le fer sur la nécessité pour les uns et l'impertinence pour les autres de verser à la preuve le rapport d'expert de Robert Proctor.  Le public de la salle 17.09 du palais de justice de Montréal pouvait entendre ces dernières semaines l'annonce d'une certaine réticence du juge à satisfaire complètement l'une ou l'autre partie.

La lecture d'un premier jugement interlocutoire de Brian Riordan sur la question, jugement rendu en octobre 2011, soit bien avant le début de la partie publique du procès en mars, permet de voir que le juge a exprimé il y a plus d'un an sa volonté d'agir en nuanceDans un arrêt rendu en janvier dernier, la Cour d'appel du Québec a d'ailleurs soutenu l'approche du juge Riordan, contestée par l'industrie.  C'est donc il y a plus d'un an que les objectifs du rendez-vous d'aujourd'hui avec le professeur Proctor ont été fixés.


Les avocats bien préparés, le témoin aussi

Le rendez-vous de ce lundi était le premier avec un témoin qui n'est pas un actuel ou un ancien cadre d'une compagnie de tabac.

Me Bruce Johnston, pour le compte des recours collectifs, a fait ressortir à quel point la somme des recherches du professeur Proctor l'a préparé à servir d'expert dans un procès comme celui dont le présent blogue rapporte les péripéties.

Même si les autres témoins entendus au procès depuis mars dernier étaient en principe ceux de la partie demanderesse, les défenseurs des cigarettiers étaient généralement aux petits soins avec eux et c'était les avocats des recours collectifs qui devaient s'assurer constamment que toute la vérité possible sort.

Cependant, malgré quelques interrogatoires serrés depuis mars, les avocats des recours collectifs n'ont jamais semblé avoir senti que le juge les autorisait à s'en prendre directement à la crédibilité de tous ces anciens cadres du tabac qui, par exemple, avouaient eux-mêmes ne pas avoir de connaissance scientifique mais se permettaient de relativiser la gravité de la dépendance au tabac en niant qu'on puisse la comparer avec la dépendance à la cocaïne et à l'héroïne, une comparaison que le Surgeon General des États-Unis ne s'est pas privé de faire en 1988. Peut-être que l'approche va changer avec les témoins appelés par l'industrie le printemps prochain.

Lundi avec le professeur Proctor, Me Mitchell et Me Potter avaient mis leurs gants de boxe, et seule la peur du ridicule les a retenu de vérifier sur quoi l'historien Proctor se fondait en laissant entendre que la Terre n'est pas plate, ce qu'il a souvent écrit. Personne n'a vérifié si Robert Proctor était expert en astronomie.

Quand le spectateur se place pendant un instant à la place d'une compagnie de tabac, il doit cependant reconnaître que les deux avocats ont livré la défense (ou la contre-offensive) la plus complète, la plus systématique, la plus prudente et la plus énergique qu'on puisse attendre. Et ils ne se sont pas contentés, l'un de défendre sa cliente JTI-Macdonald, et l'autre Rothmans, Benson & Hedges, mais semblaient parler pour l'industrie canadienne du tabac en général.  Aucun avocat d'Imperial Tobacco n'a d'ailleurs interrogé le professeur Proctor. (Ce n'est peut-être que partie remise, cependant.)

Ni Mitchell ni Potter n'avaient l'air d'avoir laissé quoi que ce soit au hasard. Me Mitchell donnait l'impression d'avoir épluché les oeuvres du professeur Proctor, entre autres sa brique de 752 pages The Golden Holocaust, pour y trouver une série d'épithètes dont celui-ci a gratifié les compagnies de tabac et leurs auxiliaires. Proctor a reconnu qu'il ne pensait pas grand bien de l'industrie du tabac.  À aucun moment, Me Mitchell n'a laissé l'impression d'être pris par surprise par une réponse du témoin, comme s'il avait une question prête pour enchaîner sur n'importe quelle réponse, et que tout cela paraisse d'une implacable logique. Les questions de Me Mitchell ont notamment permis d'établir que le professeur Proctor connaissait très peu de choses à la géographie et à l'histoire du Québec et avait pris peu de temps pour pondre son rapport. Son rapport contient aussi des coquilles gênantes.

Pour le compte des recours collectifs, et avec un brio égal à celui de ses « amis d'en face », Me Johnston a cependant fait valoir que l'un des historiens engagés comme expert par l'industrie, David Flaherty, n'a pas trouvé l'occasion en vingt ans de recherche subventionnée par l'industrie de s'intéresser à ce que les gens croyaient vraiment au sujet des méfaits sanitaires du tabac, s'attardant trop exclusivement à montrer ce que les journaux racontaient, une faiblesse méthodologique que l'expert Proctor a remarquée et rapportée.

En interrogatoire, le professeur Proctor a fait valoir que les « newspapers » ne sont pas des « oldspapers » et ne rapportent pas un fait qu'ils tiennent pour compris ou cru par tout le monde, comme le fait qu'« il ne faut pas se mettre de fourchette dans l'oeil ». Selon lui, la fréquence des articles antitabac dans la presse canadienne d'autrefois ne suffit pas davantage à déterminer ce que les gens croyaient en une époque donnée, que la fréquence des articles de la presse soviétique sur les vertus du communisme ne révélait ce que la population russe de l'époque soviétique croyait de ces discours.

Le professeur Proctor a notamment fait valoir que dans des lettres adressées par des fumeurs aux compagnies de tabac (et que ces dernières ont conservées dans leurs archives et qui sont dans les collections de documents accessibles depuis plusieurs années aux chercheurs du monde entier), des fumeurs qualifient souvent de « propagande » le discours médical défavorable au tabagisme. Dans son rapport, l'historien Proctor reproche aux historiens David Flaherty, Robert Perrins et Jacques Lacoursière d'avoir négligé trop de sources s'ils voulaient montrer ce que le public savait des méfaits sanitaires du tabagisme.

Étant sous serment, le professeur Proctor n'a pas pu dissimuler à Me Mitchell sa conviction souvent affirmée publiquement que l'industrie du tabac, avec ses mensonges et son argent, a corrompu toutes les institutions américaines, du Congrès au système de justice en passant par les universités, avec quelques rares exceptions comme les Boys Scouts of America. M. Proctor n'a pas trouvé le moyen d'invoquer oralement, s'agissant du rôle central des cabinets d'avocats dans ce système, des propos très sévères de la seule autorité que les avocats ne discréditent pas sans mettre des gants blancs : l'autorité d'un juge. Le public et les journalistes tentés de conclure que Proctor est un autre adepte facile des théories du complot gagneront à lire l'arrêt de 2006 la juge américaine Gladys Kessler, dont voici un extrait (en page 4):

Si le juge ne connaît pas déjà le jugement Kessler de 2006, on peut parier qu'il en entendra parler et reparler.

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