jeudi 29 novembre 2012

90e et 91e jours - 28 et 29 novembre - Proctor a continué de faire entrevoir l'histoire ignorée derrière la légende populaire

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Au procès en responsabilité civile des principaux cigarettiers canadiens, l'historien Robert Proctor a poursuivi mercredi et jeudi son témoignage de mardi, en interrogatoire par Me Bruce Johnston, des recours collectifs, puis en contre-interrogatoire par Me Simon Potter, défenseur de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et Me Doug Mitchell pour JTI-Macdonald.

Il n'y a eu aucune question de la part de la défense d'Imperial Tobacco Canada, mais une question du juge Riordan et deux dernières questions du procureur Johnston, si bien que tôt en matinée jeudi, le juge a souhaité un bon voyage de retour chez lui au professeur californien, beaucoup plus tôt que prévu lundi.


Une visite qui ouvre les yeux

Sa comparution de mercredi a permis au professeur Proctor de réaffirmer que le concept de « connaissance populaire » ou de « connaissance commune » (common knowledge) utilisé par les historiens Lacoursière et Flaherty dans leurs rapports d'expertise pour l'industrie du tabac est trop vague pour déterminer ce que la population croyait ou comprenait au sujet des méfaits sanitaires du tabagisme. Au surplus, le professeur d'histoire des sciences a fait remarquer que la population n'est pas homogène. Toute la population « exposée » au discours sanitaire n'a pas les mêmes références culturelles, le même degré d'instruction et surtout le même âge.

Même les sondages sur les croyances que faisait secrètement faire l'industrie canadienne, et que le rapport d'expert de Proctor (version amputée admise, pièce 1238) reproche à aux historiens mandatés par l'industrie d'avoir omis totalement de consulter, peuvent souvent surestimer la méfiance réelle que le public a du tabac.

Selon Proctor, les historiens appelés en experts par les cigarettiers canadiens ont essentiellement passé en revue ce qui dans la presse aurait pu prévenir toute la population contre les méfaits du tabac mais ont négligé de prendre en compte l'effet parallèle des efforts de l'industrie pour bâtir l'apparence d'une controverse scientifique, l'effet parallèle de la publicité et du marketing, celui de la présence même de la cigarette dans l'environnement, avec sa terminologie trompeuse, et le fait que la plupart des fumeurs deviennent dépendants du tabac bien avant l'âge où ils auraient la moindre chance d'être au courant des subtiles réalités du monde.

Pour l'historien de la cigarette Proctor, le seul fait de désigner du nom de filtre un embout ajouté aux cigarettes et qui ne filtre pratiquement rien est un mensonge rassurant.

Il ressort aussi de l'ensemble du témoignage oral du professeur Procter une impression qu'avec les historiens d'aujourd'hui comme avec les journalistes d'hier, les « compagnies canadiennes » de tabac et leurs homologues américaines semblent utiliser les mêmes recettes pour faire taire la curiosité ou faire tomber dans le panneau.

Voici trois illustrations.


Les jumeaux Paré et Cullman

Le 8 octobre 1970, le président d'Imperial Tobacco au Canada (ITCL), Paul Paré, accordait à Vancouver une entrevue à un animateur de radio de la place, Jack Wasserman, une entrevue où il fut question des méfaits sanitaires du tabagisme. (La pièce 25A est une transcription de l'entrevue.)

extrait d'une entrevue radiophonique
du président d'ITCL en 1970
Pour l'essentiel, Paul Paré y prétendait que la preuve scientifique du caractère néfaste de l'usage du tabac pour la santé restait encore à faire. Concernant l'état de santé des nouveaux-nés de mères fumeuses, le président du plus important cigarettier canadien allait jusqu'à prétendre que les bébés de petit poids ont de meilleures chances de vivre et de vivre en santé (que les autres bébés).

Quand le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a fait examiner mardi au témoin Proctor la transcription de l'entrevue de Paul Paré, en s'attardant à la déclaration rassurante sur le poids des nouveaux-nés de mères fumeuses, l'historien a reconnu un procédé utilisé aussi aux États-Unis par les cadres de l'industrie dans leurs propos aux médias à la même époque.

Les internautes curieux peuvent écouter sur Youtube les propos à l'antenne de la chaîne de télévision CBS de Joseph Cullman, le chef de la direction et président du conseil d'administration de Philip Morris aux États-Unis en janvier 1971, qui balayait du revers de la main les inquiétudes médicales au sujet des nouveaux-nés. (L'extrait en ligne de l'émission dure 36 secondes).

On remarquera que Philip Morris aux États-Unis et Imperial Tobacco au Canada n'avaient pas et n'ont toujours pas de lien de parenté corporatif.

On pourrait penser que deux entreprises de tabac distinctes ont  adopté la même attitude arrogante de déni des risques, tant dans le pays de Paul Paré que dans celui de Joseph Pullman, simplement parce que tous les cadres de l'industrie dans le monde entier se tiennent au courant de la fine pointe des découvertes scientifiques qui mettent en danger la demande pour les produits du tabac.

Toutefois, devant le tribunal de Brian Riordan, de nombreux témoins assermentés ont plutôt clamé leur ignorance de toute science médicale, et aucun n'a eu la moitié de l'audace d'un Paul Paré devant la presse.

Concernant les jumeaux Paré-Cullman, les réflexions de Robert Proctor exprimées mardi et mercredi permettent d'envisager un scénario bien différent de celui de la coïncidence naturelle : celui d'un cartel qui a mis au point une stratégie commune et l'a appliquée.


L'hotel Plaza de New York et le Royal Golf Club de Montréal

Grâce aux documents internes de l'industrie divulgués aux États-Unis depuis 1998, les militants du contrôle du tabac et des avocats savent depuis longtemps que les grands patrons de l'industrie américaine du tabac ont eu une réunion stratégique importante en 1953 à l'hôtel Plaza de New York, mais il n'est pas impossible que le juge Riordan en ait entendu parler pour la première fois cette semaine, grâce au témoignage de Robert Proctor.

Ce dernier a expliqué que c'est de cette réunion en décembre 1953 qu'est sortie une stratégie commune et secrète de l'industrie, et la mise en branle par le cabinet de relations publiques Hill and Knowlton d'une campagne de longue haleine pour contrer une connaissance scientifique émergente, celle que le tabagisme cause le cancer du poumon. Timothy V. Hartnett, alors président de Brown & Williamson, fit adopter ce qui allait être le maître-mot de l'industrie à chaque mauvaise nouvelle dans les décennies à venir : « nous avons besoin de plus de recherche ».

En août 1963, lors d'une réunion du même type au Royal Montreal Golf Club (pièce 550), Carl Thomson de Hill and Knowlton et T. V. Hartnett rencontrait des cadres d'Imperial Tobacco pour voir comment ils pouvaient préparer la tenue prochaine de la Conférence sur le tabagisme et la santé que venait de convoquer la ministre de la Santé de l'époque à Ottawa, Judy LaMarsh.

Dans les échanges relatés dans le compte-rendu de la réunion au club de golf, Robert Proctor a vu mercredi une preuve de plus de l' « extension de la conspiration américaine au Canada ».


Perrins et la réticence de l'AMA

En janvier 1964, le directeur de la santé publique des États-Unis (US Surgeon General), Luther L. Terry, signe un rapport annuel consacré tout entier aux méfaits sanitaires du tabagisme. (Le rapport de 1957 avait déjà établi qu'il existe une relation de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon, mais il n'a pas connu la notoriété du rapport de 1964.)

S'il avait consulté la documentation interne des compagnies de tabac, comme l'aurait souhaité son confrère Proctor, l'historien Robert Perrins n'aurait pas pu livrer un rapport d'expert (commandé par l'industrie) où il laisse croire que le défaut de l'Association médicale américaine (AMA) d'endosser en 1964 le célèbre rapport a pu avoir pour origine une réticence scientifique.

Le professeur Proctor a expliqué que les documents internes de l'industrie américaine du tabac montre plutôt que cette dernière a su avec profit exploiter des préoccupations purement économiques du corps médical. L'Association médicale américaine s'opposait aux programmes fédéraux de couverture de soins médicaux Medicaid et Medicare, et les cigarettiers ont soutenu financièrement l'AMA en échange d'une position sceptique sur les méfaits du tabagisme qui a duré plus de douze ans.


La question du juge à Robert Proctor

Voici la traduction de la question du juge Brian Riordan de jeudi matin, telle que l'a notée la rédactrice-éditrice du blogue Eye on the trials, Cynthia Callard, qui est aussi une claviériste sustenuto vivace  : « Pour la décision que j'aurai à prendre, il serait utile d'avoir votre vue en tant qu'historien américain : à quelle date, s'il y en a une, peut-on dire que l'Américain moyen savait ou pouvait raisonnablement être censé savoir que l'usage de la cigarette causait le cancer du poumon, de la gorge et du larynx et l'emphysème ?

(L'un des deux recours collectifs, celui du Conseil québécois sur le tabac et la santé, concerne les victimes de ces quatre maladies.)

Le professeur Proctor a répondu avec moins d'aplomb à la question du juge qu'à celle des avocats et a suggéré que dans les années 1970 et plus sûrement les années 1980, les résultats des sondages montrent que « l'Américain moyen » avait plus de chances de répondre qu'il était au courant des méfaits (du tabagisme) que le contraire.

S'agissant des méfaits sanitaires du tabac, l'historien a ajouté qu'il y avait « un consensus scientifique dans les années 1950, un consensus administratif dans les années 1960.»  La troisième phase a été le « consensus journalistique ou populaire », qui lui semble avoir été atteint dans les années 1970, peut-être, et certainement dans les années 1980.

(Avec cette typologie institutionnelle, l'auteur du présent blogue a compris que le consensus dont Robert Proctor parlait est observable dans le discours désormais consensuel sur les méfaits et non dans la fréquence des convictions antitabagiques de « l'Américain moyen ».)

*

La semaine prochaine, le tribunal ne siègera pas, mais une édition spéciale de ce blogue paraîtra tout de même.

D'autre part, les procureurs des recours collectifs veulent faire témoigner à partir du lundi 10 décembre un ancien vice-président à la recherche et au développement de Brown & Williamson, le chimiste Jeffrey Wigand.

Si, au milieu des années 1990, B & W n'avait pas menacé Wigand de représailles s'il dévoilait le contenu des cigarettes, on pourrait encore croire que c'est du tabac, rien que du tabac...   ;-)

**

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, il faut commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm

2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.