L'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a jugé aujourd'hui que l'historien Robert Proctor pouvait témoigner comme expert au procès en responsabilité civile intenté par deux collectifs de victimes présumées du tabac contre les trois principaux cigarettiers canadiens.
Robert Proctor devant un étalage de produits du tabac et d'annonces |
Les avocats des recours collectifs et ceux des cigarettiers pourront donc interroger et contre-interroger le témoin-expert, à partir de demain, tout en restreignant leur examen du rapport et leur curiosité à la partie que le juge a admise. Ce ne serait pas faire preuve d'une audace éditoriale exagérée de pronostiquer que ce ne sera pas facile.
Pour en arriver en fin d'après-midi à ce jugement à la Salomon, le tribunal avait prévu aujourd'hui un premier interrogatoire et un contre-interrogatoire qui avaient pour but de déterminer si le témoin Proctor était qualifié. C'est cela à quoi se sont employés l'avocat Bruce Johnston, pour le compte des recours collectifs, et les avocats Doug Mitchell et Simon Potter pour le compte de l'industrie canadienne du tabac. Les trois juristes n'ont cependant pas pu éviter de plaider en faveur ou en défaveur du versement du rapport du professeur Proctor au dossier de la preuve, ce qui a peut-être hâté la décision du juge sur ce point.
Le rapport Proctor aurait-il été admis au complet sur le champ que cela ne garantissait pas que le juge lui accordera une quelconque valeur probante au moment de réfléchir à son jugement final.
Aurait-il été complètement exclu de la preuve que cela ne garantissait pas non plus que le rapport n'a pas eu déjà un certain effet sur le juge, non pas nécessairement sur sa conviction que les compagnies intimées sont coupables de ceci ou de cela, mais peut-être tout simplement en mettant des points d'interrogation supplémentaires dans sa tête. Robert Proctor a tout de même remis son rapport aux avocats des recours collectifs le 19 août 2011, lesquels l'ont rapidement transmis au juge et à partie défenderesse. Le juge Riordan ne pouvait pas trancher sur la pertinence du document sans l'avoir lu. Plus d'un an a passé.
En fait, le jugement d'aujourd'hui de Brian Riordan pouvait difficilement être une totale surprise pour les avocats d'un côté ou de l'autre. Ce n'est pas la première fois que ces derniers croisent le fer sur la nécessité pour les uns et l'impertinence pour les autres de verser à la preuve le rapport d'expert de Robert Proctor. Le public de la salle 17.09 du palais de justice de Montréal pouvait entendre ces dernières semaines l'annonce d'une certaine réticence du juge à satisfaire complètement l'une ou l'autre partie.
La lecture d'un premier jugement interlocutoire de Brian Riordan sur la question, jugement rendu en octobre 2011, soit bien avant le début de la partie publique du procès en mars, permet de voir que le juge a exprimé il y a plus d'un an sa volonté d'agir en nuance. Dans un arrêt rendu en janvier dernier, la Cour d'appel du Québec a d'ailleurs soutenu l'approche du juge Riordan, contestée par l'industrie. C'est donc il y a plus d'un an que les objectifs du rendez-vous d'aujourd'hui avec le professeur Proctor ont été fixés.
Les avocats bien préparés, le témoin aussi
Le rendez-vous de ce lundi était le premier avec un témoin qui n'est pas un actuel ou un ancien cadre d'une compagnie de tabac.
Me Bruce Johnston, pour le compte des recours collectifs, a fait ressortir à quel point la somme des recherches du professeur Proctor l'a préparé à servir d'expert dans un procès comme celui dont le présent blogue rapporte les péripéties.
Même si les autres témoins entendus au procès depuis mars dernier étaient en principe ceux de la partie demanderesse, les défenseurs des cigarettiers étaient généralement aux petits soins avec eux et c'était les avocats des recours collectifs qui devaient s'assurer constamment que toute la vérité possible sort.
Cependant, malgré quelques interrogatoires serrés depuis mars, les avocats des recours collectifs n'ont jamais semblé avoir senti que le juge les autorisait à s'en prendre directement à la crédibilité de tous ces anciens cadres du tabac qui, par exemple, avouaient eux-mêmes ne pas avoir de connaissance scientifique mais se permettaient de relativiser la gravité de la dépendance au tabac en niant qu'on puisse la comparer avec la dépendance à la cocaïne et à l'héroïne, une comparaison que le Surgeon General des États-Unis ne s'est pas privé de faire en 1988. Peut-être que l'approche va changer avec les témoins appelés par l'industrie le printemps prochain.
Lundi avec le professeur Proctor, Me Mitchell et Me Potter avaient mis leurs gants de boxe, et seule la peur du ridicule les a retenu de vérifier sur quoi l'historien Proctor se fondait en laissant entendre que la Terre n'est pas plate, ce qu'il a souvent écrit. Personne n'a vérifié si Robert Proctor était expert en astronomie.
Quand le spectateur se place pendant un instant à la place d'une compagnie de tabac, il doit cependant reconnaître que les deux avocats ont livré la défense (ou la contre-offensive) la plus complète, la plus systématique, la plus prudente et la plus énergique qu'on puisse attendre. Et ils ne se sont pas contentés, l'un de défendre sa cliente JTI-Macdonald, et l'autre Rothmans, Benson & Hedges, mais semblaient parler pour l'industrie canadienne du tabac en général. Aucun avocat d'Imperial Tobacco n'a d'ailleurs interrogé le professeur Proctor. (Ce n'est peut-être que partie remise, cependant.)
Ni Mitchell ni Potter n'avaient l'air d'avoir laissé quoi que ce soit au hasard. Me Mitchell donnait l'impression d'avoir épluché les oeuvres du professeur Proctor, entre autres sa brique de 752 pages The Golden Holocaust, pour y trouver une série d'épithètes dont celui-ci a gratifié les compagnies de tabac et leurs auxiliaires. Proctor a reconnu qu'il ne pensait pas grand bien de l'industrie du tabac. À aucun moment, Me Mitchell n'a laissé l'impression d'être pris par surprise par une réponse du témoin, comme s'il avait une question prête pour enchaîner sur n'importe quelle réponse, et que tout cela paraisse d'une implacable logique. Les questions de Me Mitchell ont notamment permis d'établir que le professeur Proctor connaissait très peu de choses à la géographie et à l'histoire du Québec et avait pris peu de temps pour pondre son rapport. Son rapport contient aussi des coquilles gênantes.
Pour le compte des recours collectifs, et avec un brio égal à celui de ses « amis d'en face », Me Johnston a cependant fait valoir que l'un des historiens engagés comme expert par l'industrie, David Flaherty, n'a pas trouvé l'occasion en vingt ans de recherche subventionnée par l'industrie de s'intéresser à ce que les gens croyaient vraiment au sujet des méfaits sanitaires du tabac, s'attardant trop exclusivement à montrer ce que les journaux racontaient, une faiblesse méthodologique que l'expert Proctor a remarquée et rapportée.
En interrogatoire, le professeur Proctor a fait valoir que les « newspapers » ne sont pas des « oldspapers » et ne rapportent pas un fait qu'ils tiennent pour compris ou cru par tout le monde, comme le fait qu'« il ne faut pas se mettre de fourchette dans l'oeil ». Selon lui, la fréquence des articles antitabac dans la presse canadienne d'autrefois ne suffit pas davantage à déterminer ce que les gens croyaient en une époque donnée, que la fréquence des articles de la presse soviétique sur les vertus du communisme ne révélait ce que la population russe de l'époque soviétique croyait de ces discours.
Le professeur Proctor a notamment fait valoir que dans des lettres adressées par des fumeurs aux compagnies de tabac (et que ces dernières ont conservées dans leurs archives et qui sont dans les collections de documents accessibles depuis plusieurs années aux chercheurs du monde entier), des fumeurs qualifient souvent de « propagande » le discours médical défavorable au tabagisme. Dans son rapport, l'historien Proctor reproche aux historiens David Flaherty, Robert Perrins et Jacques Lacoursière d'avoir négligé trop de sources s'ils voulaient montrer ce que le public savait des méfaits sanitaires du tabagisme.
Étant sous serment, le professeur Proctor n'a pas pu dissimuler à Me Mitchell sa conviction souvent affirmée publiquement que l'industrie du tabac, avec ses mensonges et son argent, a corrompu toutes les institutions américaines, du Congrès au système de justice en passant par les universités, avec quelques rares exceptions comme les Boys Scouts of America. M. Proctor n'a pas trouvé le moyen d'invoquer oralement, s'agissant du rôle central des cabinets d'avocats dans ce système, des propos très sévères de la seule autorité que les avocats ne discréditent pas sans mettre des gants blancs : l'autorité d'un juge. Le public et les journalistes tentés de conclure que Proctor est un autre adepte facile des théories du complot gagneront à lire l'arrêt de 2006 la juge américaine Gladys Kessler, dont voici un extrait (en page 4):
Si le juge ne connaît pas déjà le jugement Kessler de 2006, on peut parier qu'il en entendra parler et reparler.
***
Pour
accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents
relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens,
il faut commencer par
1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
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