vendredi 30 mai 2014

Une illustration supplémentaire de la manière Riordan de mettre les points sur les i.

(PCr)

Au procès au civil des trois principaux cigarettiers du marché canadien, par le truchement d'un jugement interlocutoire rendu le 27 mai dernier, l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a accueilli favorablement la demande faite par les avocats des victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac de verser en preuve cinq autres documents en vertu de l'article 2870 du Code civil du Québec. La défense de l'un ou l'autre des cigarettiers s'était opposée, lors d'un débat tenu le 14 mai dernier. (Voir la deuxième partie de notre relation du 232e jour d'audition, jour où plusieurs autres pièces ont été versées en preuve par une partie ou par l'autre, sans objection.)

Les pièces en question ne sont que quelques documents intéressants parmi des tonnes d'autres enregistrées au dossier de la preuve au fil des derniers 28 mois, mais elles sont tout à fait illustratives de ce qu'ont voulu soumettre au regard du juge les avocats des recours collectifs, afin de montrer le comportement irresponsable et malhonnête de l'industrie ou ses manigances judiciaires. On saura dans le jugement final quelle valeur probante le tribunal accordera à ces pièces.

Ce jugement de huit pages n'est pas le premier du genre, où le juge Riordan révèle sa façon de concevoir l'application de l'article 2870, mais il est emblématique.

1

La pièce 1572 au dossier de la preuve en demande consiste en extraits du rapport de juin 2000 d'une commission du Parlement du Royaume-Uni intitulé The tobacco industry and the health risks of smoking. Ce rapport contient un résumé des réponses des dirigeants des cinq principaux cigarettiers du marché britannique à des questions de la commission parlementaire au sujet notamment du caractère dépendogène du tabac et de la relation de cause à effet entre le tabagisme, d'une part, et le cancer du poumon, d'autres maladies respiratoires et les problèmes cardiaques, d'autre part.

Le document avait été cité en septembre 2013 par le procureur des recours collectifs Pierre Boivin lors de son contre-interrogatoire de Michael Dixon, le témoin-expert de la défense en matière de compensation (liens vers les compte-rendus des 169e et 170e jours d'audition).
Devant le tribunal de J. Brian Riordan, les compagnies s'opposaient à l'introduction au dossier de cette pièce par le truchement de l'article 2870 parce que plusieurs des documents auxquels le rapport fait allusion sont déjà dans le dossier de la preuve; parce que le rapport contient une macédoine d'extraits d'autres documents et des commentaires par d'autres personnes que les auteurs; et parce qu'à défaut d'un nom d'auteur, le nom du président de la commission (L'ex-député travailliste David Hinchliffe.) est connu et qu'il n'y a pas de preuve qu'il n'est pas disponible pour interrogatoire et contre-interrogatoire.

Le juge Riordan a trouvé que le document, que les avocats ont téléchargé depuis le site du Parlement britannique, présentait des similitudes avec les rapports annuels du U. S. Surgeon General, dont une vingtaine d'éditions ont été versées en preuve (... y compris l'édition de 1964 à l'initiative de la défense de l'industrie), sans convoquer de témoin et sans objection. Le juge a admis que les ouï-dire du rapport britannique dans son ensemble pourraient en diminuer la valeur probante mais souligné qu'il avait déjà maintes fois reconnu la pertinence de documents provenant des juridictions britannique ou américaine. Dans l'optique du magistrat, si un témoin approprié était interrogé sur ce document, les avocats pourraient le faire verser en preuve, malgré ses limites. Le fait que le rapport réfère à plusieurs documents déjà au dossier confirme sa pertinence plutôt qu'il ne l'affaiblit. Le juge a par contre estimé qu'il serait déraisonnable et disproportionné de faire venir une personne d'Angleterre pour identifier le document.

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Lors du 215e jour d'audition, le 12 mars 2014, lors d'un contre-interrogatoire du statisticien Laurentius Marais, le procureur des recours collectifs Bruce Johnston avait mis en parallèle et en contraste les normes d'éthique de l'American Statistical Association avec une description de la substance d'un témoignage à venir de l'expert Marais datée de 1997 et contenue dans une série de descriptions rédigées par des avocats chargés de la défense de cigarettiers dans une action judiciaire alors en cours dans l'État d'Indiana.

Les compagnies du marché canadien en procès devant la Cour supérieure du Québec s'objectaient à la production de cette pièce (pièce 1704) au dossier parce que les deux avocats américains qui avaient rédigé ladite série de descriptions de 1997 seraient encore en vie; parce que le document n'est pas utile au dossier de la preuve dans le procès actuel; et parce que le document ne pouvait être admis que s'il était en contradiction majeure avec le témoignage de l'expert Marais devant le juge Riordan.

Ce dernier a commencé par noter la réticence constatée des avocats américains de l'étude Payne & Fears (Un tel nom de cabinet juridique ne s'invente pas et le juge a mis des guillemets, pour les lecteurs de contes de Noël tentés de lire « Douleur & Peurs ».) à venir témoigner devant un tribunal canadien et contre des compagnies-soeurs de leurs anciennes ou actuelles clientes.

Une fois de plus, le juge Riordan distingue l'admissibilité en preuve et la valeur probante, ce qui pourrait être une manière de dire: ce document ne prouve pas grand chose mais je ne peux pas empêcher les recours collectifs de vouloir le soumettre à mon attention. Cependant, le juge va plus loin et déclare que son expérience dans le dossier lui confirme qu'une pareille liste de témoins-experts avec descriptions pourrait s'avérer utile pour identifier un lien entre un expert et l'industrie du tabac, ce que la partie demanderesse voulait précisément faire. Les lecteurs de nos deux éditions relatives au témoignage de Laurentius Marais peuvent entrevoir le résultat.

Quant à savoir si un document devrait être admis seulement s'il servait à montrer que l'expert Marais se contredit (...plutôt que d'afficher une constante absence de scrupules, serait-on tenté de dire), le juge de la Cour supérieure du Québec écrit que ce critère reflète davantage la pratique ontarienne et il refuse d'en faire un critère additionnel d'inclusion ou non d'une pièce dans le dossier de la preuve.

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Les autres documents consistent en deux avant-projets, datés du 28 mai et du 1er juillet 1973, d'un document où le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) indiquait, soi-disant à la demande du gouvernement fédéral canadien, ce que devaient être les priorités de recherche de l'industrie, voire celles de l'État. La « proposition » en tant que telle (pièces 942 et 942A), qui était l'oeuvre de Léo Laporte, alors vice-président à la recherche et au développement d'Imperial Tobacco et un haut responsable du CTMC, figurait dans des notes de services datée du 27 juillet et du 27 août 1973.

Le document parle notamment du rôle de la nicotine dans la dépendance et des limites de la « modération involontaire » par la fourniture de cigarettes à basse teneur en nicotine. Le mot compensation apparaît plusieurs fois. Les avant-projets confirment l'existence d'une « hypothèse de travail » (working hypothesis) des chercheurs: celle de la nocivité des cigarettes.

La partie demanderesse au procès avait tenté de faire verser les avant-projets au dossier lors d'un contre-interrogatoire en septembre 2013, mais le témoin du jour ne les avait jamais vus. Puisque par ailleurs l'auteur de la « proposition », Léo Laporte, était réputé mort depuis belle lurette, la voie de l'article 2870 a semblé logique et pratique.

Sans se prononcer sur la valeur probante du contenu, le juge Riordan a rejeté les objections plutôt procédurales des défenderesses.

Un des motifs de l'objection des compagnies à l'enregistrement de ces pièces est que la série de documents servait à mettre en doute la crédibilité d'un témoin des compagnies et que la règle veut que dans un tel cas il faille fournir l'opportunité à ce témoin de répondre. Cependant, dans son analyse de l'objection, le juge Riordan montre qu'en l'absence d'un nom en particulier, il n'a pas avalé l'amalgame entre la « crédibilité d'un témoin » et la crédibilité de la compagnie (Imperial).

Aux yeux du juge Riordan, ce n'était pas aux avocats des recours collectifs d'expliquer pourquoi l'expression « working hypothesis » est passée à la trappe dans la version finale de la proposition du CTMC en 1973.

On se souviendra que Graham Read, l'ancien scientifique en chef du groupe British American Tobacco, la maison-mère d'Imperial, avait témoigné devant le juge Riordan, en septembre 2013, de l'existence d'une pareille hypothèse de travail. M. Read avait commencé de travailler pour BAT en 1976.

samedi 24 mai 2014

233e jour - Le procès des fumeurs devant la justice a avorté

(PCr)

Vendredi, devant le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, Me Suzanne Côté a annoncé qu'Imperial Tobacco Canada renonçait à faire défiler des fumeurs et anciens fumeurs à la barre des témoins, et cela en conséquence du jugement de la Cour d'appel du Québec de la semaine dernière, lequel a refusé à la défense de la compagnie la permission d'obliger ces personnes à apporter leur dossier médical. (Le tribunal d'appel n'a cependant pas interdit aux compagnies de faire comparaître des fumeurs membres des recours collectifs pour les interroger.)

Il n'y aura pas non plus de convocation au tribunal de Cécilia Létourneau et de quelqu'un pour parler au nom de feu Jean-Yves Blais.

(Mme Létourneau est la représentante du collectif des personnes devenues dépendantes de la nicotine du tabac qui réclament des dédommagements compensatoires et punitifs aux trois principaux cigarettiers du marché canadien. M. Blais était le représentant des personnes atteintes d'un cancer ou d'emphysème et il est décédé à l'été 2012 avant de voir la fin d'une saga judiciaire inaugurée en 1998. Les dossiers médicaux de M. Blais et de Mme Létourneau sont déjà connus de la défense de l'industrie. Au surplus, les deux ont déjà été interrogés par la défense des cigarettiers, mais avant le procès.)

La conséquence pratique et fondamentale de la décision d'Imperial, c'est que personne n'aura à subir devant le tribunal de Brian Riordan un interrogatoire qui aurait pu être une nouvelle tentative de l'industrie du tabac de rejeter sur les fumeurs eux-mêmes le blâme pour une dépendance au tabac, un cancer ou de l'emphysème. Le procès des fumeurs a bel et bien avorté.

Bien entendu, l'argument que les fumeurs méritent leur mauvais sort, parce que « tout le monde savait » que le tabagisme est néfaste pour la santé, a été partie intégrante du système de défense des compagnies de tabac depuis le début du procès en mars 2012, mais il est possible que même Imperial ait fini par se convaincre qu'il n'y avait pas grand profit à tirer à confronter publiquement des fumeurs devant le juge Riordan. Me Côté n'a pas dit pourquoi sa cliente s'est ravisée.

Un certain soulagement et des sourires se lisaient sur des visages dans les deux camps. Seul le juge Riordan avait la tête de quelqu'un qui est pressé de parler de l'avenir pour dissimuler une envie de demander pourquoi Imperial a entretenu si longtemps un suspense et fait perdre du temps à tout le monde.

Rappelons que les avocats d'Imperial, mal à l'aise, ont continuellement dit ces derniers mois que la compagnie n'excluait pas d'interroger des fumeurs et anciens fumeurs, même sans dossiers médicaux.

*

Le juge et les parties ont consacré plus de trois quarts d'heure à examiner le déroulement des activités au cours des prochains mois. C'était déjà ce qui devait être fait mercredi, mais l'audition de mercredi avait été annulée tard dans la journée de mardi.

Désormais, le procès dont vous suivez ici les péripéties depuis mars 2012 semble bien devoir se terminer avant Noël 2014, comme le juge Riordan l'avait souhaité expressément la semaine dernière.

Le mois de juin ne verra probablement pas autre chose que le versement en preuve de quelques affidavits. Il y aura forcément une journée d'audition pour que les avocats des cigarettiers annoncent qu'ils ont terminé de faire leur preuve en défense. Mais peut-être pas davantage qu'une journée ou deux d'auditions.

Les parties vont maintenant rédiger leur argumentation écrite et prononceront leur plaidoirie à partir de septembre.


Ordonnance de non publication et de non divulgation

Ce que votre serviteur a pu apprendre de nouveau vendredi sur la comptabilité créative de Japan Tobacco International ne pourra pas être étalé devant le grand public, jusqu'à nouvel ordre par le tribunal.

Le procureur des recours collectifs Gordon Kugler a interrogé Michel Poirier, le grand patron de JTI-Macdonald depuis janvier 2000, et cet interrogatoire a été suivi d'un contre-interrogatoire par le défendeur de JTI-Macdonald Guy Pratte.

Hélas, le témoignage oral de M. Poirier de même que les documents versés en preuve sont frappés d'une ordonnance de non publication et de non divulgation que les parties se sont entendues pour proposer au juge. Le juge Riordan a satisfait les parties avant de faire entrer le témoin.

Zut.

Encore une fois, c'est cependant l'occasion d'observer une différence d'approche entre JTI-Mac et Imperial dans le présent procès. Moins cool, la défense d'Imperial a déjà demandé à un Brian Riordan réticent un huis clos et rien de moins, pour que la concurrence ne voit pas en 2012 le détail de plans de marketing de ...1982.

vendredi 23 mai 2014

Au menu du jour: des questions relatives à la situation financière de JTI-Macdonald

(PCr)
Au procès au civil intenté contre l'industrie canadienne de la cigarette par deux collectifs québécois de fumeurs ou anciens fumeurs atteints de dépendance à la nicotine, d'un cancer ou d'emphysème, c'est aujourd'hui, 23 mai, que le grand patron du troisième plus important cigarettier du marché canadien, Michel Poirier, va de nouveau comparaître devant le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Le président et chef de la direction de JTI-Macdonald avait déjà témoigné devant le tribunal en septembre 2012, et était alors convoqué par la partie demanderesse au procès afin de répondre à des questions sur les positions historiques de sa compagnie concernant notamment les méfaits de la consommation de tabac. Il revient maintenant pour répondre à des questions sur les finances actuelles de la compagnie, et de nouveau à la demande des avocats des recours collectifs.

Pourquoi ?

Eh bien parce qu'il n'y a pas seulement des dédommagements compensatoires qui sont réclamés aux compagnies de tabac pour des torts qu'elles auraient causés, il y a aussi des dommages punitifs (qui ne peuvent pas être versés à un fonds de lutte contre le tabagisme, contrairement à ce que votre serviteur a longtemps pensé).

Or, si le juge Riordan décide un jour de donner raison aux demandeurs et d'en accorder, ces montants d'argent tiendraient compte, en vertu de l'article 1621 du Code civil du Québec, de la situation patrimoniale, c'est-à-dire la richesse accumulée, de chaque compagnie.

Or la compagnie doit sa chemise et fait des pertes, selon ce qu'ont découvert les avocats des recours collectifs l'automne dernier.

Des pertes ?

Est-ce donc que les coûts de fabrication ont explosé ? Est-ce que les fumeurs canadiens auraient cessé d'acheter des Export A, Macdonald Spéciale et autres marques de cigarettes offertes par JTI-Macdonald ?

Vraisemblablement non. Mais ces marques, qui valent des milliards de dollars, n'appartiennent plus à la compagnie canadienne depuis 14 ans. Et JTI-Macdonald paie cher pour les utiliser.

Et qui paie-t-elle ?

Réponse: une compagnie, JTI Trade Marks, qui appartient à l'empire Japan Tobacco mais qui n'est pas l'objet d'une poursuite en justice. Et voilà.


Une comparution conséquente du débat du 226e jour

Quand ils eurent compris la combine comptable, l'an dernier, après avoir enfin mis les yeux sur des états financiers transmis pour le moment encore à titre confidentiel par les compagnies, les avocats des recours collectifs se sont précipités devant un juge pour s'assurer que JTI-Mac n'allait pas se sauver avec la caisse durant le procès.

Puisque le juge Riordan était absorbé par l'instruction de la preuve, ou pour un autre motif que les blogueurs n'ont pas saisi, les recours collectifs sont allés devant son confrère Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec et ont demandé des mesures de sauvegarde. Après avoir entendu des avocats des deux camps, le juge Mongeon a réfléchi puis il a statué qu'il ne pouvait rien faire contre le stratagème de Japan Tobacco. La juge Manon Savard de la Cour d'appel a ensuite refusé d'accorder aux recours collectifs une permission d'en appeler du jugement Mongeon.

(Le dispositif de JT a été mis en place à une époque où Macdonald Tobacco s'était déclarée à l'article de la faillite alors qu'elle était poursuivie au civil et au criminel pour son implication des années 1990-1994 dans la contrebande des cigarettes au Canada. JTI-Mac et sa maison-mère de
1974 à 1999, la compagnie américaine R. J. Reynolds Tobacco, ont finalement reconnu leur culpabilité par le truchement d'une entente à l'amiable conclue en avril 2010 avec les gouvernements provinciaux et fédéral, entente assortie, comme l'entente avec les deux autres cigarettiers en 2008, d'une peine purement financière que les spécialistes du contrôle du tabac ont alors assimilé à rien de plus qu'un petit coup de règle sur les doigts. Le fisc québécois n'a recouvré que 7 % des taxes perdues, et cela sans parler des effets sur les dépenses en soins de santé d'une consommation accrue d'Export A et autres cigarettes de marque achetées sur le marché noir.)

Lors du 226e jour d'audition le 16 avril dernier, les procureurs des recours collectifs Gordon Kugler et André Lespérance ont plaidé devant le juge Riordan la nécessité d'interroger le patron de JTI-Macdonald, Michel Poirier, concernant la structure financière d'un empire dont la filiale canadienne vend pour 100 millions $C de produits du tabac par an dans le pays mais inscrit une perte dans son état des résultats. Pour utiliser les marques détenues par JTI Trade Marks, JTI-Macdonald lui paie des intérêts, qui étaient minimes durant la période 2009 à 2011. Me Kugler a expliqué que le taux d'intérêt avait été relevé depuis la fin de 2012, ce qui montrait que le cigarettier a de réelles capacités de payer des dommages. Les procureurs des recours collectifs n'ont appris cela qu'à l'automne 2013.

C'était peut-être la première fois que le juge Riordan prenait connaissance de cette épineuse affaire, à moins qu'il en ait lu un écho dans les blogues Eye on the trials et Lumière sur le tabac (surtout le premier).

Pour sa part, lors de ce même jour d'audition, Me Guy Pratte, le défendeur de la compagnie, aurait alors voulu que la partie demanderesse se contente du trésorier de JTI-Mac, Robert McMaster, et qu'il n'y ait pas de citation à comparaître expédiée au chef de la direction, puisque l'affaire était jugée.

Quand il a fait part de sa décision le midi même, le juge Riordan a estimé qu'il ne voyait pas de raison d'empêcher les demandeurs de faire leur preuve en interrogeant des personnes qu'ils croient susceptibles de mieux répondre à des questions. On peut aussi dire, parce que cela est apparu à d'autres moments depuis 2012, que Riordan n'est pas ce genre de juge à s'émouvoir de l'agenda chargé des patrons de grandes compagnies.

M. Poirier arrivera quand même ce matin sans menottes aux poignets. Et pour quelques milliards de dollars, aurait-il un rendez-vous plus important qu'avec le juge Riordan ?

jeudi 15 mai 2014

232e jour - La Cour d'appel autorise Imperial à procéder à l'interrogatoire judiciaire de Cécilia Létourneau sur son dossier médical, mais cette autorisation pourrait ne servir à rien

(PCr)

I
Dans un arrêt daté du 13 mai dernier, trois juges de la Cour d'appel du Québec renversent la décision interlocutoire du juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec de ne pas autoriser Imperial Tobacco Canada à exiger que Cécilia Létourneau, la représentante du collectif des personnes dépendantes à la nicotine qui poursuivent les cigarettiers, soit assignée à comparaître devant le tribunal en possession de son dossier médical. Depuis mars 2012, Mme Létourneau a souvent assisté aux auditions du procès actuel, silencieuse et attentive, mais son dernier témoignage devant un juge en rapport avec sa consommation de tabac remonte à 1997, quand elle présentait une réclamation individuelle devant la section des petites créances de la Cour du Québec. À l'époque, elle avait perdu sa cause. Bientôt, le possible examen détaillé de son cas va permettre à la défense de l'industrie de tenter de convaincre le tribunal de l'inopportunité de verser des dédommagements à un million et demi de personnes.

L'obligation de produire devant le Cour supérieure le dossier médical complet de feu Jean-Yves Blais (1944-2012) est aussi faite par la Cour d'appel à sa succession et aux avocats du groupe des fumeurs et anciens fumeurs victimes d'un cancer ou d'emphysème, personnes qui constituent le deuxième groupe de demandeurs au procès contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien.

Les juges Marie-France Bich, Jacques Dufresne et Dominique Bélanger considèrent que c'est le droit de la défense du cigarettier Imperial de faire sa preuve en utilisant ces documents, tout en statuant aussi que c'est la prérogative du juge de première instance (le juge Riordan) de décider si cette obligation doit être faite à d'autres membres d'un recours collectif. Brian Riordan avait jugé que ce ne devait pas être le cas et Imperial ne pourra donc pas exiger de la trentaine de fumeurs et anciens fumeurs qu'elle avait dit vouloir faire témoigner d'apporter leur dossier médical. (Me Suzanne Côté a promis mercredi que le tribunal saura d'ici mardi soir prochain si sa cliente Imperial trouve quand même utile l'interrogatoire d'autres demandeurs que les deux représentants des collectifs de demandeurs.) (Tous les juristes dans la salle savent que M. Blais est décédé. Votre serviteur n'a pas compris qui serait interrogé à sa place.)

Dans l'ensemble, la plus haute cour de justice du Québec donne donc plutôt raison à l'honorable Riordan dans sa manière d'instruire le procès, et se déclare soucieuse de cohérence avec ses arrêts antérieurs  (Ce n'est pas la première fois que l'industrie du tabac faisait appel d'une décision de Brian Riordan.), tout en réfutant la thèse défendue par les recours collectifs qu'il y avait chose jugée.

Comme si la Cour d'appel voulait décourager le cigarettier Imperial de revenir si souvent devant elle pour contester des décisions de gestion, elle impose à l'appelante de couvrir les frais de l'appel.

En vertu d'échanges entre les parties qui ont précédé le procès en tant que tel devant le tribunal, la défense des trois compagnies a déjà à sa disposition des dépositions et les dossiers médicaux de Mme Létourneau et de M. Blais, mais ces dossiers datent tous deux de plusieurs années.

Recueillir auprès de divers établissements de santé tous les documents qui constituent le dossier médical d'une personne est loin d'être une partie de plaisir, comme l'ont fait valoir des avocats des recours collectifs au fil des débats des dernières années. Les fumeurs et anciens fumeurs qu'Imperial convoquera éventuellement à la barre des témoins, une visite au palais de justice qu'il serait hasardeux d'imaginer agréable pour la plupart d'entre eux, trouveront une certaine consolation à ce que l'exercice de livrer un dossier médical à des avocats ne soit imposé qu'à deux personnes, dont une sera représentée par sa succession. Il est facile d'imaginer que des gens interrogés sur leurs antécédents médicaux relatifs à une longue période de leur vie, même avec la meilleure bonne volonté du monde, auront au moins autant de trous de mémoire que les cadres de l'industrie du tabac interrogés sur leurs réalisations professionnelles.

Éventuellement, si l'honorable J. Brian Riordan écrit un jour dans son jugement final que les membres des recours collectifs ont droit à un dédommagement compensatoire, les réclamants devront se qualifier pour toucher leur part, et donc produire une sorte de dossier médical. Mais cela ne se passera pas au palais de justice, devant la presse et au milieu d'un groupe de personnes en toges. Bref, c'est une autre histoire.


Un procès qui sera terminé avant Noël

Du côté de la rue Notre-Dame opposé à celui de la Cour d'appel du Québec, là où siègent les tribunaux de première instance dans le district judiciaire de Montréal, la connaissance de la décision des juges d'appel a entraîné mercredi une discussion sur le calendrier des événements à venir dans le procès dont vous suivez ici les péripéties.

Puisque les fumeurs ou anciens fumeurs qu'Imperial a dit vouloir faire comparaître, avec ou sans dossier médical, n'auront pas d'obligation de le produire, ce qui aurait nécessité de très longs délais, le juge Riordan a dit s'attendre à ce que les interrogatoires de ces personnes commencent dès la dernière semaine de mai, ou une semaine plus tard si Imperial Tobacco est en mesure de le convaincre que la cadence permettra d'en finir avec cette étape du procès avant le 19 juin.

Le juge a ensuite discuté avec les parties au sujet du temps nécessaire pour préparer leurs argumentations écrites et livrer leurs plaidoiries, afin de tout boucler avant Noël.

II
Pas de renversement des rôles

Le reste de la journée de mercredi a été consacré, possiblement pour la dernière fois, à l'enregistrement, notamment en vertu de l'interprétation riordanienne de l'article 2870 du Code civil du Québec, de pièces au dossier de la preuve. Les deux camps ont versé des documents à la preuve.

Parmi les nouvelles pièces, il se trouve de nouveaux extraits du journal des débats de la Chambre des Communes à Ottawa que la défense de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) a fait verser au dossier de la preuve. Entre autre un débat qui remonte au milieu des années 1950, quand Paul Martin père (1903-1992) était ministre fédéral de la Santé.

Signe des temps. L'an passé, dans la même salle 17.09 du palais de justice de Montréal, les défendeurs des cigarettiers faisaient toute une esclandre à propos de l'immunité parlementaire. Il semble que cette immunité protège mieux les présidents de compagnies en commission parlementaire que les députés à la période des questions.

Mercredi, à Me Pierre-Alexandre Bouchard de RBH, le juge Riordan a confirmé qu'il comprenait que les documents parlementaires n'avaient pas pour but d'incriminer qui que ce soit.

Il est concevable qu'après l'arrêt de la Cour suprême du Canada de 2011, et l'arrêt de 2012 de la Cour d'appel du Québec à l'effet que le jugement de 2011 s'appliquait au procès présidé par Brian Riordan, la Couronne fédérale n'est pas accusée, ne peut pas être accusée, et ne devra pas payer pour les pots cassés lors de l'épidémie de tabagisme des années 1950-1998.

L'auteur de ce blogue se demande tout de même comment l'honorable Brian Riordan, dans la rédaction de son jugement final sur la responsabilité civile des cigarettiers, va composer avec la masse de documents que la défense a fait entrer au dossier de la preuve depuis un an et qui font ressortir à tout le moins certaines « maladresses » du gouvernement fédéral canadien au fil de la deuxième moitié du 20e siècle.

*

Le procureur des recours collectifs Pierre Boivin a remarqué que plusieurs documents que Me Nancy Roberts de la défense d'Imperial enregistrait en preuve mercredi après-midi susciteraient des objections de la partie demanderesse au procès si celle-ci appliquait les mêmes critères que les défendeurs des cigarettiers.

La plus grande souplesse des recours collectifs ne leur a pas pour autant valu d'échapper à des objections formulées par les avocats des cigarettiers quand Me Boivin a tenté de faire verser en preuve un document de la Société canadienne du cancer énumérant les violations commises par les cigarettiers canadiens de leur propre code d'autoréglementation. Ce document est l'oeuvre de Rob Cunningham et Kenneth Kyle.

À entendre Me Simon Potter (RBH) et Me Catherine McKenzie (JTI-Macdonald), qui ont souvenance d'avoir déjà vu l'un des auteurs (Cunningham) assis au fond de la salle d'audience (pas loin des deux blogueurs), la partie demanderesse devrait le convoquer à la barre des témoins.

Le juge Riordan n'a pas caché son irritation qu'il faille en passer par là, mais il a laissé la mention R (pour « sous réserve ») sur le document et souhaité que les parties s'entendent sur la suite à donner pour que le document figure en bonnes et dues formes au dossier de la preuve.

* *

La prochaine audition aura lieu le mercredi 21 mai.

Aucun témoin n'est attendu ce jour-là mais des décisions seront prises sur les activités du reste du mois de mai et du mois de juin.

NOUVELLE DE DERNIÈRE HEURE DATÉE DU 20 MAI: l'audition du 21 mai est annulée. Prochaine audition le 23 mai.

dimanche 11 mai 2014

231e jour - 45 minutes sans avancer

(CyC)

Au palais de justice de Montréal, le tribunal chargé d'instruire le procès en recours collectifs des trois principaux cigarettiers canadiens n'a siégé mercredi que 45 minutes.

Deux matières ont été abordées, et il n'y en a eu aucune au sujet de laquelle le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a semblé obtenir les réponses qu'il espérait.


Comment puis-je rendre justice en restant secret ?

Le premier sujet abordé était la proposition faite la semaine dernière par les deux parties à l'effet que la question de la confidentialité des états financiers des compagnies soit résolue à la fin du procès.

La situation patrimoniale des compagnies est un enjeu relatif aux dommages punitifs qui pourraient leur être imposés, d'où l'obligation qu'elles ont de fournir leurs états financiers récents. Ces états financiers ont été enregistrés au dossier du procès le mois dernier et gardés sous scellés durant le temps nécessaire pour permettre aux compagnies de convaincre le tribunal qu'ils devraient rester confidentiels à jamais. Un débat sur la confidentialité qui devait avoir lieu au début de mai n'a finalement jamais eu lieu.

Mercredi, le juge Riordan a fait part de ses incertitudes quant à cette approche. Le magistrat a dit que si la question de la confidentialité est encore ouverte au moment où il prendra une décision sur le fond de la question (Les compagnies doivent-elles ou non verser des dommages punitifs ?), il sera nécessaire pour lui de trancher la question de la confidentialité et d'exécuter sa décision sur le champ les renseignements qu'il considère appropriés. Le juge a alors demandé aux compagnies si elles renonceraient à leur droit d'appel d'une telle décision s'il suivait cette approche. La réponse négative n'a pas semblé le surprendre. Il a réagi sans enthousiasme aux diverses options qu'on lui a alors suggérées pour gérer le problème, et il a estimé qu'il lui faudrait marcher sur un fil de fer.


Imperial campe sur son refus

S'il y avait une grave question à l'ordre du jour de mercredi, c'était le débat attendu depuis quelques semaines concernant une suggestion du juge Riordan d'entendre le témoignage d'un petit échantillon de fumeurs et anciens fumeurs inscrits aux recours collectifs que la compagnie Imperial Tobacco Canada (et elle seule) voudrait faire comparaître, et que ces auditions aient lieu sans attendre que la Cour d'appel du Québec ait tranché la question de savoir si ces témoins de faits devraient être obligés ou non d'apporter leur dossier médical. (Il faut rappeler que la défense d'Imperial a déjà dit vouloir faire comparaître ces personnes, même si la Cour d'appel maintenait le refus de Brian Riordan de les obliger à produire un dossier médical.)

Me Suzanne Côté, qui représente les intérêts d'Imperial en cette matière, est arrivée devant le tribunal avec moult raisons pour justifier son sonore refus de cette suggestion. Sur un ton saccadé qui est sa marque de commerce et en agitant l'index de la main droite, l'avocate a rappelé au juge que c'était son droit de mener la défense de sa client de la façon qu'elle désirait (« C'est mon droit ! ») et qu'elle avait coopéré l'an dernier à la définition du plan acutel. Me Côté a parlé du besoin d'avoir accès aux dossiers médicaux pour sélectionner les témoins, pour choisir les bonnes questions et la séquence des questions à poser lors de l'interrogatoire.

Me Côté s'est dite confiante que la Cour d'appel acquiescera à sa demande (de casser le jugement de Brian Riordan). L'avocate, qui avait plaidé devant le tribunal d'appel en février, a même cité un commentaire formulé lors de l'audition, un commentaire du tribunal allant dans le sens de son avis que les dossiers médicaux donnent à la défense du cigarettier la possibilité de rafraîchir la mémoire des fumeurs interrogés et de mettre en lumière leur comportement.

Des solutions de rechange, comme d'interviewer un échantillon de membres des recours collectifs à l'occasion de dépositions sans la présence du juge, ont été examinées, mais n'ont pas semblé faire l'objet d'un accord des parties.

Le juge Riordan n'a pas insisté. S'il était désappointé d'une rigidité qui mène à des délais, il ne l'a montré que d'un manière détournée. Il a complimenté Me Craig Lockwood, le co-défendeur d'Imperial, pour sa capacité à suivre la discussion, qui avait lieu en français. «Your French is getting pretty good, Maitre Lockwood. By the time the trial finishes in 2020, you will be fully bilingual! » (Votre français devient pas mal bon, Me Lockwood. Vers la fin du procès en 2020, vous serez parfaitement bilingue.)


Trois jours d'audition en mai

À défaut d'une comparution de fumeurs à la barre des témoins, il ne reste donc en mai que deux jours d'audition et un témoin à entendre.

Mercredi de cette semaine (14 mai), un certain nombre de documents seront enregistrés comme pièces au dossier de la preuve en vertu de l'interprétation Riordan de l'article 2870 du Code civil du Québec. Le grand patron de JTI-Macdonald, Michel Poirier, reviendra devant le tribunal le vendredi 23 mai.


Des bruits en provenance d'un autre procès du tabac

Avec plus de temps à ma disposition que prévu, je suis allé profiter d'un petit déjeuner tardif à la cafétéria du 5e étage du palais de justice. La concentration que je mettais à remplir une grille de mots croisés a été perdue du fait de l'arrivée de personnes aux voix familières à la longue table à côté de la mienne.

Une douzaine d'hommes et deux ou trois femmes, notamment les juristes Silvana Conté, Allan Coleman et François Grondin s'installaient pour échanger leurs vues sur les instructions qu'ils venaient de recevoir de « Sanfaçon ». J'ai déduit qu'ils parlaient du juge Stéphane Sanfaçon qui instruit le procès intenté contre les cigarettiers par le gouvernement du Québec, qui veut récupérer le coût des soins de santé dus au tabagisme.

N'étant ni habile à écouter aux portes ni à l'aise dans ce rôle, j'ai déménagé vers une table plus distante. Si j'étais demeuré à ma place, peut-être que j'en aurais appris davantage à propos de ce qui se passe dans cet autre important procès.

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Ce texte est une adaptation française d'une relation en anglais par Cynthia Callard