mercredi 30 juillet 2014

La liberté de parole et le droit de mentir devant des parlementaires

(CyC)

En mai 1969, en novembre 1987 et en janvier 1988, les dirigeants des compagnies de tabac du marché canadien ont été entendus à Ottawa par des commissions parlementaires et se sont fait demander si leur produits causaient le cancer du poumon et d'autres maladies. En chacune de ces occasions, les dirigeants ont solennellement affirmé qu'ils n'acceptaient pas l'idée que le tabac cause des maladies et ont déclaré que la question n'était pas encore tranchée (par la science médicale).

dirigeants de l'industrie du tabac
au Parlement d'Ottawa, 1969
Reportons nous trois décennies et une douzaine de poursuites judiciaires plus tard: les mêmes compagnies racontent maintenant aux tribunaux canadiens que depuis le milieu des années 1960, il n'y a plus de doute à propos du fait que l'usage de la cigarette cause le cancer du poumon, que c'était dans la connaissance populaire dès cette époque, et que ceux qui émettaient des doutes étaient des excentriques dépassés.

Savoir si les présidents des compagnies étaient ou non des excentriques dépassés est une question qui reste aujourd'hui à trancher par les cours de justice, de même que, dans l'affirmative, de savoir s'ils peuvent être imputables d'avoir utilisé le Parlement du Canada comme un des moyens d'induire le public en erreur.

La question s'avère d'actualité à la lumière d'un jugement rendu le 12 juin dernier par l'honorable Barbara Conway de la Cour supérieure de justice de l'Ontario, à qui Imperial Tobacco Canada avait demandé de radier plusieurs allégations faites par le Procureur général de l'Ontario dans le cadre de son action en recouvrement de 50 milliards $ de coût des soins de santé reliés à l'usage du tabac (voir la requête amendée de la Couronne ontarienne datée de mars 2014)

La juge Conway a été d'accord avec Imperial pour considérer que les commentaires de ses dirigeants devant le Parlement étaient et demeurent protégés contre un usage judiciaire en vertu de l'immunité parlementaire et de sa garantie de « liberté de parole ». La magistrate ontarienne juge que le privilège absolu de l'immunité du Parlement s'applique à une personne dès qu'elle assiste et participe aux travaux d'une commission parlementaire.

La décision de la juge Conway de retrancher plusieurs sections de la requête du gouvernement ontarien est une victoire pour les compagnies de tabac qui se défendent présentement dans plusieurs litiges au Canada.

C'est cependant un gain que le Parlement a le pouvoir de laisser en l'état, en gardant le silence, ou d'annuler, en prenant lui-même des mesures (pour que les menteurs ne s'en tirent pas à si bon compte).

La juge Conway estime que « c'est le Parlement, et non le tribunal, qui a le pouvoir d'imposer des sanctions pour une déclaration trompeuse. Si les tribunaux avaient la permission de se prononcer sur une déclaration trompeuse, ils s'ingéreraient dans la juridiction du Parlement ... il y aurait un risque de décisions mettant en conflit le tribunal et le Parlement, ce qui est précisément une chose que le privilège parlementaire est censé prévenir. »

En invalidant des sections de la requête du Procureur général de l'Ontario, la juge ontarienne a pris une position très différente de l'approche suivie par ses homologues de la Cour supérieure du Québec dans l'instruction du procès intenté contre les mêmes compagnies par deux collectifs québécois de victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac (recours Blais des victimes d'un cancer ou d'emphysème, et recours Létourneau des personnes dépendantes à la nicotine).

Lorsqu'on lui a demandé de retrancher des allégations identiques contenues dans les requêtes des recours collectifs québécois, la juge Carole Julien de la Cour supérieure du Québec a estimé (son jugement de 2006) que c'était prématuré de le faire avant que la partie demanderesse ait eu l'occasion de fournir le contexte de ses allégations. « Le Tribunal ne décide pas à ce stade de la valeur des objections qui pourront être formulées par les défenderesses. Si les déclarations des représentants des défenderesses ne sont pas protégées par le privilège de l’immunité parlementaire, elles paraissent, à première vue, présenter un degré de pertinence suffisant pour que les allégations y référant ne soient pas radiées. »

Lors d'une journée complète d'audition le 11 juin 2012 (40e jour), la question a été de nouveau soulevé devant l'honorable Brian J. Riordan, qui avait en 2008 succédé à la juge Julien dans l'instruction de l'affaire opposant les recours collectifs à l'industrie.  Ce jour-là, le juge Riordan s'est vu présenter des arguments apparemment identiques à ceux présentés en juin dernier à la juge Conway. Même à ce moment, quand le procès était commencé depuis trois mois, le juge n'acceptait pas que les compagnies puissent se prévaloir de l'immunité parlementaire. Son avis, communiqué par lettre aux parties en novembre 2012, a été ensuite décrit par Imperial, lors de la 140e jour d'audition, comme une nouvelle tentative de ne pas se prononcer pour le moment sur l'objection d'un privilège parlementaire.

Plus tard encore, dans un jugement interlocutoire de mai 2013, le juge Riordan a écrit que la jurisprudence établit que le privilège de l'immunité ne s'applique pas quand une déclaration est « répétée » hors du Parlement (ou de ses commissions), autrement dit quand la personne qui a fait les déclarations les répètent en public, oralement ou par écrit. Le juge estime que dans ce cas, l'immunité ne s'étend pas à la répétition, bien qu'il puisse subsister un désaccord entre les parties quant à savoir si l'immunité relative à la déclaration originale est alors perdue.

Peut-être que le jugement final de Brian Riordan fera une distinction entre la liberté de parole devant le Parlement et la liberté de parole hors du Parlement pour ce qui on a dit devant le Parlement. Ou peut-être qu'il y aura suffisamment de preuves disponibles pour qu'il soit nécessaire d'entrer dans une argumentation juridique.

Ce sur quoi les juges Riordan et Conway sont d'accord, c'est le pouvoir du Parlement de lever l'immunité dont se réclame les compagnies de tabac. Selon les juges, le privilège de l'immunité appartient au Parlement, soucieux de son indépendance par rapport au pouvoir judiciaire, et pas à des défendeurs dans un procès.

Quand le juge Riordan a demandé aux avocats des recours collectifs s'ils avaient demandé au Parlement du Canada de lever l'immunité, il s'est fait dire pour ceux-ci que leurs démarches initiales les avaient porté à penser que cette démarche serait rejetée.

Qui, pourrait-on se demander, aurait le pouvoir de produire une telle décision ? Et pourquoi les parlementaires, du parti ministériel et de l'opposition, sont-ils apparemment indifférents à ce chapitre de leur histoire ?

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Ce texte est une adaptation française d'une correspondance de Cynthia Callard