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jeudi 29 août 2013

162e jour - Peut-on étudier les effets de l'usage du tabac sans parler de cancer?

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(PLa)
Le profane assistant à l’audition de mercredi aurait eu toutes les raisons d’être confus : les compagnies de tabac ont fait des efforts soutenus durant des décennies pour nier que la cigarette soit à l'origine de maladies, mais une compagnie a pris toute la journée pour raconter, à travers son témoin, combien de recherches et de tests elle a mené pour produire une cigarette moins nocive.

L’étrangeté de la situation a été résumée par le juge Brian Riordan qui, au terme de la journée, a demandé au témoin, le chimiste Andrew Porter, d’Imperial Tobacco Canada (ITC), comment il était possible qu’il ait travaillé pendant des années au sein d’un programme de R&D de cigarettes moins nocives, tout en n’ayant jamais de conversations avec ses collègues sur les liens possibles entre tabac et cancer.

« Entre nous, nous parlions de biologie, d’épidémiologie », a répondu vaguement le chimiste. Quels aspects de l’épidémiologie? a insisté le juge. « Taux de cancer dans différents pays, le temps de latence du cancer, les tendances.... » Et puis, au milieu de son énumération, la « possibilité » que le tabac soit cancérigène. « Donc, vous aviez des conversations », a souligné le juge, ne cachant pas sa perplexité. « Oh, je ne dirais pas des conversations », a répondu évasivement le chimiste.

Auparavant, l’essentiel de la journée avait été consacré à la poursuite de son long interrogatoire, entamé mardi, par l’avocate d’Imperial, Nancy Roberts. Un interrogatoire parsemé de documents des années 1960 à 2010, visant apparemment à démontrer que le cigarettier avait consacré beaucoup d’efforts au développement d’une cigarette à plus faible teneur en goudron, ou avec moins de nicotine, ou moins de phénols, ou moins d’aldéhydes, ou avec filtres, ou avec du papier plus poreux...

Une pièce maîtresse de cette démonstration manque toutefois : combien d’argent a été investi dans ce travail de longue haleine, plus précisément dans le Project Day créé en 1987 : avant d’en arriver là, les avocats d’ITC ont demandé le huis clos, invoquant le caractère confidentiel de cette information financière. Après discussion, ils ont plutôt annoncé qu’ils produiraient un affidavit à cette fin.

Andrew Porter a travaillé au Project Day de 1987 à sa retraite en 2005, et ces deux dates ont contribué aux nombreux accrochages de mercredi entre les avocats des deux parties : plusieurs des documents présentés remontant à avant 1987, l’avocat  André Lespérance des recours collectifs s’est chaque fois objecté, alléguant que Porter n’était pas là comme témoin-expert, mais comme témoin de faits dont il aurait eu connaissance dans le cadre de son travail.

L’avocate d’ITC s’est également employée ici et là à faire dire au témoin que puisqu’il y avait eu beaucoup d’études au cours de ces décennies, et qu’une partie de ce matériel était public, le gouvernement fédéral n’avait pu manquer d’être au courant des travaux entrepris par la compagnie pour « réduire le risque ».

Reste que, a admis Porter en conclusion de l’interrogatoire, ces recherches n’ont pas abouti à la commercialisation d’une cigarette moins nocive. « Tout a pris plus de temps que ce qui était prévu dans le plan », et plusieurs des produits testés n’auraient pas été appréciés du public. Qu’est-ce qui aurait pu être fait pour accélérer le processus, lui a demandé Nancy Roberts? « Rien ne me vient à l’esprit ».

Les choses se sont un peu corsées lors du bref contre-interrogatoire, à la toute fin de l’après-midi. De telles recherches semblant impliquer que leurs auteurs présument l’existence d’un lien entre tabac et cancer, l’avocat André Lespérance a tenté de faire dire au chimiste Porter qu’il était d’avis, depuis le début, qu’un tel lien existait. Dès 1977, à son entrée chez ITC, croyait-il que le lien tabac-cancer était désormais établi? « Je croyais qu’il y avait une bonne possibilité que ce soit vrai... Je tenais pour acquis que c'était très probable » (very likely).

Ce n’était cependant plus sa position en 1987, au début du Project Day? « J’avais raffiné mon point de vue. » a déclaré Andrew Porter. De quelle façon? J’ignore « ce que sont les mécanismes précis » qui pourraient causer le cancer. En d’autres termes, lui a fait dire Lespérance, jusqu’à ce que le témoin sache avec précision ce que sont ces mécanismes, il se refuse à dire que c’est à cause du tabac

Pourtant, l’épidémiologie n’est-elle pas une science dont l’objectif est d’établir de telles relations causales? « Je pense qu’elle peut nous pousser dans la bonne direction », s’est contenté de répondre le chimiste. Ce qui a entraîné la perplexité du juge en fin d’audience : comment un scientifique dont le travail touche à la fois à l’épidémiologie et à l’impact des différents composants du tabac sur la santé a-t-il pu se garder, pendant 18 ans, de toute conversation avec ses « huit ou neuf » collègues scientifiques, sur la possibilité d’un lien entre l'usage du tabac et le cancer?

*
Il n'y a eu d'audition jeudi. Le procès reprend le lundi 9 septembre.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.

mercredi 28 août 2013

161e jour - Confusion des rôles et inversion des rôles

(PCr)
Ce n'est pas toujours principalement dans le contenu des témoignages que se trouve la nouveauté, lors de certains jours d'auditions au procès intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par deux groupes de fumeurs et ex-fumeurs qui attribuent aux pratiques de l'industrie du tabac leur dépendance à la nicotine ou leur maladie des voies respiratoires.

La journée de mardi a vu les avocats des recours collectifs, Pierre Boivin et André Lespérance, soulever des paquets d'objections, contrairement à l'habitude de la partie demanderesse et plutôt à la manière de la défense des compagnies de tabac lors de plusieurs périodes du procès.

Nancy Roberts et Deborah Glendinning, les avocates d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) en charge de l'interrogatoire d'un chimiste et ancien responsable du laboratoire de cette compagnie, Andrew Porter, n'ont pas aimé se faire retourner, après un délai de plusieurs mois, la monnaie de leur pièce, et elles ont réagi en bougonnant et en rouspétant, souvent même après que le juge Riordan ait tranché en faveur des objecteurs.

En substance, les objecteurs disaient:  la question est trop directive; les événements examinés sont postérieurs à la période couverte par l'action judiciaire ou antérieurs au parcours professionnel du témoin dans l'industrie; le témoin est là pour témoigner de faits dont il a eu connaissance dans le cours de son travail et pas pour donner un avis d'expert sur le contenu de diverses études, même s'il est docteur en chime; on se sert abusivement du témoignage de M. Porter pour attester de la véracité du contenu de divers documents et non pas pour témoigner de la seule existence d'un échange passé ou d'un savoir écrit.

Par moment, le juge paraissait s'amuser un peu de la tournure des débats, et à d'autres moments, semblait regretter que le mauvais génie soit sorti de la bouteille.

Destinés à aboutir dans le dossier de la preuve en défense, non sans voir leur numéro de pièce souvent affublé d'un R (pour « avec réserve »), plusieurs dizaines de documents sont tout de même apparus brièvement sur les écrans de la salle d'audience et ont été décrits par le témoin.

Provisoirement, les nouvelles pièces au dossier ne sont donc pas accessibles à la presse et au public.

Il s'agissait surtout de rapports de laboratoire et d'articles scientifiques.

Dans le lot, figuraient des articles scientifiques (par exemple un célèbre de Wynder et Hoffmann) parfois parus à l'époque où Andrew Porter était encore un écolier, mais dont la lecture semble avoir été une sorte de passage obligé pour les chercheurs de l'industrie.

En fin de compte, Me Roberts, qui interrogeait M. Porter, a cependant peut-être réussi à nuancer l'impression sinistre que certains observateurs pourraient avoir que l'industrie du tabac a tout gardé secret ce qu'elle savait au sujet de la toxicité de la fumée du tabac. Imperial a souvent communiqué ses découvertes à l'extérieur de l'entreprise.

Reste à préciser ce qui était divulgué et auprès de qui, ainsi qu'à comprendre quelles étaient les implications.

Durant les années où le chimiste Porter travaillait comme chercheur et comme chef de laboratoire chez Imperial Tobacco à Montréal, de 1977 à 2005, des scientifiques de l'entreprise ont parfois signé des articles scientifiques dans des revues avec révision par des pairs et participé à la conférence annuelle (mondiale ?) des chimistes du tabac. (M. Porter lui-même a terminé son doctorat à l'Université McGill en 1980.)

Certes, les chercheurs de la rue St-Antoine ne sont pas allés dire que le tabagisme provoque des cancers et des infarctus chez les fumeurs, parce qu'ils ne travaillaient jamais sur des humains. Sur des souris, à l'occasion, sur des micro-organismes plus souvent, parfois sans aucun matériel vivant, juste pour connaître la composition chimique de la fumée quand on modifie telle ou telle condition de la combustion.

Par contre, la divulgation occasionnelle de découvertes de l'industrie semble (Ce n'est pas faire un audacieux procès d'intention de dire cela.) préparer la défense suivante: le gouvernement pouvait prendre connaissance de ce qui a été divulgué, et les hauts dirigeants de l'industrie n'ont rien à se reprocher si ce dernier n'a pas rapidement pondu de réglementation pour empêcher de mettre en marché des produits toxiques.

De fait, des autorités du gouvernement ont parfois cité des recherches de l'industrie.

Quant à savoir si l'obligation qu'avait le chat gouvernemental de prendre connaissance de possibles troublantes découvertes des savants de l'industrie s'étendait aussi à la haute direction de cette industrie elle-même, cela reste un grand mystère de ce procès. Les témoignages entendus au tribunal en 2012 portent à croire que les dirigeants du tabac lisaient plus volontiers des opinions d'avocats que des publications médicales ou des travaux de chimistes.

L'exercice de mardi permet tout de même de comprendre à nouveau les excitantes perspectives de découvertes qui s'ouvraient devant un chimiste plongeant dans une carrière au sein de l'industrie du tabac dans les années 1960, 1970 et 1980. On sent aussi que l'obligation de garder des secrets n'a vraisemblablement pas toujours été aussi radicale que chez les marketeurs, notamment. Peut-être parce que la chimie demeure un secret même quand on en parle librement...

On comprend donc que des chimistes comme William Farone, Jeffrey Wigand et Patrick Dunn aient pu un temps rêver de découvrir la pierre philosophale de la cigarette moins dangereuse. Farone et Wigand ont déchanté et sont passés dans le camp antitabac. Dunn a avalé de travers quand les avocats se sont mis à gêner le travail de ses équipes chez ITCL et a attendu sa retraite.

Et le chimiste Andrew Porter ?

Ce n'est peut-être pas un témoin aussi flegmatique que le marketeur Ed Ricard, mais on aurait du mal à détecter chez lui le moindre malaise à servir son ancien employeur.

À un certain moment, le procureur des recours collectifs André Lespérance a demandé à M. Porter d'apporter un document Power Point où il avait une présentation synthétique de travaux de recherche menés chez Imperial sur une longue période.

Le chimiste paraissait tout à fait disposé à transmettre ce document, puis il a tourné la tête vers les avocates, comme pour vérifier si cela était correct.

jeudi 21 juin 2012

46e jour - 20 juin - Retour des témoins Woods, Porter et LaRivière.

Parfois, la lecture par les avocats des transcriptions officielles des interrogatoires ou l'occurrence de réponses étonnantes lors de contre-interrogatoires fait en sorte que le tribunal doit faire comparaître à nouveau certains témoins. D'autres fois, c'est que l'interrogatoire principal n'était pas fini mais que l'agenda du procès ou celui du témoin ne permet pas de faire comparaître ce dernier d'une seule traite, sans intercaler un autre témoin.  À l'occasion, toutes ces raisons s'enchevêtrent.

C'est ainsi que ce mercredi 20 juin, trois visages déjà connus sont revenus devant la Cour supérieure du Québec dans le cadre du procès d'Imperial Tobacco Canada limitée, JTI-Macdonald Corporation, et Rothmans, Benson & Hedges Inc.

Un gars des études de marché et les sous-entendus du marketing

Jacques Woods a travaillé au sein de la division du marketing d'Imperial de 1974 à 1984.

En février 1977, dans le cadre d'un test de marché pour une nouvelle marque de cigarette (le projet Trojan), Woods rapportait à ses collègues les résultats d'entrevues avec des consommateurs potentiels du produit au sujet des perceptions de ces derniers concernant les expressions « la plus douce » et « la plus faible » pour qualifier la marque. (pièce 511A et notes complémentaires manuscrites).

Essentiellement, il ressortait des entrevues que l'expression « la plus faible » était davantage que l'expression « la plus douce » associée par les fumeurs à un produit à basse teneur en goudron (pour un niveau donné de nicotine).  La première expression était aussi associée à un produit moins néfaste pour la santé.  Par contre, l'expression « la plus douce » n'avait aucune connotation propre à fortifier l'idée que les produits du tabac sont effectivement néfastes.

M. Woods, comme les autres anciens employés d'Imperial, a répété que la compagnie ne mettait pas en marché ses produits en alléguant du caractère plus ou moins néfaste d'une marque ou d'une autre.

En avril 1978, le chef du marketing chez Imperial et patron de Jacques Woods, Anthony Kalhok, énumérait cependant une série de tendances qui allaient affecter l'avenir du commerce des cigarettes.  Parmi ces tendances, la seule dont le patron du marketing ne trouvait pas utile de contrer les effets était que « les compagnies vendront de plus en plus de produits au sujet desquels des prétentions en matière de santé peuvent être sous-entendues ». pièce 133

Anthony Kalhok écrivait cela après le triomphe commercial de la Player's légère (lancée en 1976).

Interrogé hier par le procureur Bruce Johnston, le témoin Woods a finalement maintenu ses déclarations.  Il y a cependant eu un moment, lors du contre-interrogatoire par Me Craig Lockwood pour le compte d'Imperial, où Jacques Woods a trahi une familiarité si grande avec l'avocat ontarien, que le juge Riordan a souhaité vérifier si le témoin avait préparé son témoignage récent avec la défense.  Le contre-contre-interrogatoire de Bruce Johnston a confirmé que oui.

Le gars du laboratoire et la banalisation extrême

L'interrogatoire du chimiste Andrew Porter a commencé en retard, en partie parce que le précédent avait commencé avec une dizaine de minutes de retard par la faute de M. Woods, et en partie parce que l'interrogatoire de M. Woods par Me Johnston a duré plus longtemps que prévu par le tribunal.

C'est dans cette circonstance, à l'heure où le juge suspend habituellement les travaux judiciaires pour le dîner, que Me Pierre Boivin, pour le compte des recours collectifs, a voulu poser ses questions à M. Porter, un ancien chercheur d'Imperial Tobacco.

Me Boivin est parvenu à contrer, sauf une fois, les objections des avocats des cigarettiers au sujet de la réalité et la pertinence du lien entre ses questions et les réponses d'Andrew Porter en contre-interrogatoire par Me Deborah Glendinning le 31 mai.

Par contre, les réponses du témoin n'ont pas apporté autant de lumière qu'on aurait pu l'espérer, bien qu'elles aient confirmé que M. Porter a passé plusieurs années à parfaire son apprentissage du vrai monde du tabac, avant que les budgets du Projet Day permettent au chimiste de commencer à développer des produits moins nocifs, entreprise de longue haleine qui semble se poursuivre aujourd'hui en Suisse, plutôt qu'au Québec, et sans plus de retombée sur le marché.

Le 31 mai, lors du témoignage d'Andrew Porter, il avait été notamment question de la présence de substances cancérigènes dans la fumée des barbecues et même parfois dans l'eau qu'on boit.

En vue d'une question, Me Boivin a mis en parallèle la banalisation extrême à laquelle s'était livrée le chimiste d'Imperial, avec les fermes conclusions d'un jugement de la Cour suprême du Canada sur le caractère cancérigène des produits du tabac. M. Porter a alors répliqué à Me Boivin que la Cour suprême ne s'était jamais prononcée sur les effets cancérigènes du barbecue, une réponse qui déclenché des éclats de rire de toute la salle d'audiences.

Un instant peu plus tôt, Me Jean-François Lehoux, défenseur de Rothmans, Benson & Hedges, avait demandé au juge où allait cet interrogatoire (où il était alors question de barbecue), et le juge Riordan avait dit « Au lunch !», non sans provoquer des éclats de rire.

C'est dans ce contexte que le chimiste Porter a échappé au moindre reproche du juge et des avocats, alors que des témoins se font parfois morigéner quand ils sortent de leur rôle ou passent des remarques.  L'approche de vacances d'été fort méritées avait mis tous les juristes de bonne humeur.

Des vacances qui seront courtes ou studieuses pour plusieurs d'entre eux.  La pratique du droit, comme ils le savent tous, suppose un amour certain de la lecture et de l'écriture.

États financiers et budgets des compagnies

Ces dernières semaines, il a souvent, mais très brièvement, été question, dans les courts moments sans témoin à la barre, de la demande des avocats des recours collectifs de pouvoir consulter les états financiers et les budgets des compagnies canadiennes.

L'édition du blogue relative à la journée d'aujourd'hui parlera d'un débat à ce sujet.

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
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vendredi 1 juin 2012

35e jour - 31 mai - Dépendance à la nicotine, compensation et mirages

Si la cigarette était un produit qui ne tuait pas prématurément la moitié de ses consommateurs mais les rendait tout de même aussi dépendants que maintenant, les fabricants feraient des affaires meilleures que jamais.  Et le blogue que vous êtes en train de lire vous parlerait peut-être de la grève des transports astronautiques vers Mars, voire de la peinture surréaliste d'un clone de René Magritte.

Pour une troisième journée d'affilée, la Cour supérieure du Québec a écouté hier le témoignage du chimiste Andrew Porter, dans le cadre du procès intenté contre les trois grands cigarettiers du marché canadien par deux recours collectifs de victimes du trio, et notamment au nom de dizaines de milliers de personnes atteintes de cancer du larynx, de la gorge ou du poumon, ou d'emphysème.

Entre 1977 et 2007, pour le compte d'Imperial Tobacco Canada, puis chez British American Tobacco (BAT) dans son Angleterre natale, Andrew Porter a passé beaucoup de temps à imaginer et à bricoler, avec des équipes de recherche, des cigarettes qui continueraient de « satisfaire » le fumeur autant que maintenant, et qui causeraient moins de dommages à sa santé.  Aucune n'a été commercialisée jusqu'à présent.  (Voir les pièces 395 à 398 sur le Projet Day.)

L'interrogatoire de l'ancien chercheur d'ITCL par Me Pierre Boivin, depuis mardi jusque vers la fin de la matinée d'hier, puis par Me André Lespérance jusqu'au milieu de l'après-midi, a tout de même permis de mieux connaître ce que la compagnie a découvert, au fil des ans, et quelles étaient ses préoccupations réelles. Le témoin Porter a aussi répondu à des questions de la partie défenderesse (Me Glendinning et Me Potter), en fin d'après-midi.

Des fumeurs qui fument autrement que des machines

Jusqu'à ce que Santé Canada établisse en 1999-2001 de nouvelles normes s'appliquant aux méthodes à utiliser pour connaître la composition de la fumée de tabac, les cigarettiers canadiens appliquaient les méthodes de mesure de l'Organisation internationale de normalisation (ISO) et de la Commission fédérale du commerce des États-Unis.

Cela donnait des mesures de la teneur en nicotine et en « goudron » de chaque marque de cigarette, et l'abaissement de la teneur ainsi mesurée était perçu par plusieurs fonctionnaires comme un moyen de diminuer la quantité de drogue et de toxines inhalée par le fumeur.

Hélas, les machines à fumer de l'époque aspiraient la fumée des cigarettes avec la régularité d'un métronome et sans subtilité, ce qui ne ressemble guère au comportement des fumeurs, que leurs fournisseurs connaissent mieux que quiconque. 

Dès 1975, ITCL a mis au point, mais sans le crier sur les toits, des machines à fumer imitant mieux le comportement des fumeurs en train d'aller chercher leur dose de nicotine. (pièce 389)

À la même époque, la compagnie commençait de mettre en marché ses premières marques de cigarettes « légères », lesquelles diffèrent principalement de leur marque de référence par la présence d'un certain nombre de minuscules perforations dans le papier, comme l'a expliqué hier le chimiste Andrew Porter.

Les chercheurs dans l'industrie ont donc tout de suite constaté que ces produits étaient « surfumés » (traduction du néologisme « over-smoked »), c'est-à-dire que les fumeurs, sans s'en rendre compte, pouvaient ajuster leur succion de fumée à leur besoin d'une dose particulière de nicotine.  (pièce 391)

Imperial a aussi fini par constater que la quantité de nicotine contenu dans le plasma sanguin des fumeurs était absolument indépendante de la teneur en nicotine officielle de leur marque favorite. (pièce 385)

Jusqu'à présent, aucun témoignage entendu ou document examiné au procès de Montréal ne permet cependant de croire que l'industrie ait révélé ce qu'elle savait aux gouvernements ou au grand public.  Les procureurs des cigarettiers commenceront leur preuve en défense en février.


Des filtres pour diminuer l'acidité

Durant l'époque où Andrew Porter a travaillé chez Imperial, l'entreprise a tenté d'ajouter dans le filtre une  substance alcaline, comme le carbonate de sodium (attention : pas du bicarbonate de sodium), afin d'augmenter la quantité de nicotine par bouffée sans augmenter du même coup la quantité inhalée des autres substances issues de la combustion de la cigarette. (pièce 377 A)

Le tabac comme facteur de risque de maladies

Questionné par le procureur André Lespérance, Andrew Porter a refusé d'admettre que la fumée de tabac est une cause de maladies.

Par contre, le chimiste d'Imperial n'a pas chipoté sur le fait que certaines personnes sont atteintes et d'autres non, afin de pouvoir conclure, comme d'autres témoins, qu' « on ne peut rien dire ».

Le témoin a même admis que le tabagisme est un facteur de risque pour plusieurs maladies, dont le cancer du larynx, de la gorge et du poumon, ainsi que pour l'emphysème.  On ne lui a pas demandé s'il pense que les gens devraient s'abstenir de fumer, par précaution.

Quand Me Deborah Glendinning, avocate d'Imperial Tobacco, a demandé au chimiste Porter ce qu'il lui faudrait pour être certain que les produits améliorés que la compagnie a tenté de développer sont vraiment meilleurs pour la santé, il a répondu qu'il faudrait une preuve épidémiologique.  Un hommage déguisé...


Suites à prévoir

Le témoignage d'Andrew Porter reprendra le 11 juin.   Lors du contre-interrogatoire par Me Glendinning et par Me Simon Potter (l'avocat de Rothmans Benson & Hedges), le témoin a fait des réponses que Me Maurice Régnier a trouvé incriminantes pour le gouvernement du Canada, la troisième partie dans ce procès.  Comme il était 16h55, le juge n'a pas imposé à Me Régnier de défendre son client à la sauvette.

Entre temps, d'autres témoins sont appelés à comparaître la semaine prochaine, dont l'actuelle patronne d'ITCL, Marie Polet, lundi.


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jeudi 31 mai 2012

34e jour - 30 mai - Fumée toxique mais si savoureuse

Quand on lui a présenté une liste d'une trentaine de substances contenues dans la fumée du tabac, substances nommées dans un mémo interne de l'industrie daté de mars 1997 (pièce 364), et qu'Andrew Porter s'est fait demander par le procureur Pierre Boivin de nommer celles de ces substances qui n'étaient pas cancérogènes, le témoin, qui a travaillé comme chimiste pour l'industrie du tabac de 1977 à 2007, a facilement admis qu' « elles étaient toutes connues pour être toxiques ou cancérogènes » (traduction de l'auteur du blogue).

Dans cette liste-là se trouvaient notamment l'ammoniac, le benzène, le toluène, le formaldéhyde, le monoxyde de carbone, etc.  Des substances fort utiles dans certains cas pour laver les planchers ou pour remplir des batteries d'automobiles.  La liste ne mentionnait pas le cadmium, le chrome ou le plomb, souvent mentionnées dans d'autres listes de ce genre.

Dans son mémorandum de mars 1997, le chimiste et « manager » Stewart R. Massey appelait la liste en question « Hoffman List », non sans faire sauter un N dans le nom du biochimiste américain d'origine allemande Dietrich Hoffmann, qui a publié dès la fin des années 1950 des articles scientifiques sur les composants toxiques de la fumée du tabac. (Hoffmann est mort en avril 2011, à l'âge de 87 ans.)

La liste citée par Massey avait été utilisée lors d'un procès aux États-Unis l'année d'avant, comme s'il fallait que des tribunaux, qui  ne donnent pas tous l'air d'aimer parler de chimie, puissent lire ce que la fumée du tabac contient de malfaisant, pour que les cadres de l'industrie considèrent pressant de régler le problème.

Lors de son interrogatoire en mai, le témoin Ed Ricard avait dit qu'au moment de sa retraite d'Imperial en 2011, il était en charge d'un programme de réduction des méfaits.  Lors de son interrogatoire d'hier, le chimiste Andrew Porter n'est pas parvenu à trouver ce qu'avait pu être la contribution à la réduction des méfaits d'un homme du marketing comme Ed Ricard.

Rendre la fumée moins irritante

Lors de son témoignage du 19 avril, Jean-Louis Mercier, chef de la direction d'Imperial de 1979 à 1993, avait déclaré que le tabac des cigarettes vendues au Canada était sans additif.

Ce genre d'idée recrute probablement plus d'adeptes dans la haute direction des entreprises cigarettières ou dans les départements de marketing, que chez les chimistes de ces mêmes entreprises.

Difficile de se conter des légendes quand on passe des années, comme Andrew Porter, à étudier des moyens de rendre la fumée des cigarettes moins irritante, ou à modifier le dosage des différents types de nicotine dans la fumée, notamment en modifiant la composition du papier des cigarettes. (pièce 386)

M. Porter a souvent pris soin de distinguer les cigarettes des laboratoires de l'industrie de celles qui sont finalement commercialisées.

En masse d'additifs, la plupart secrets

Reste qu'en 1985, l'industrie canadienne a déjà admis qu'elle utilisait des additifs dans ses produits (pièce 47).  Le Conseil canadien des fabricants du tabac (CTMC) parlait alors des humectants, des agents de préservation et des saveurs.

Pour ne pas dévoiler la liste de la plupart des additifs, le CTMC invoquait le secret commercial des cigarettiers, un peu comme quand PFK invoque la recette secrète de poulet frit du colonel Sanders pour se protéger des concurrents potentiellement imitateurs.

Encore en 2012, la plupart des substances ajoutées au tabac (ou au papier) par l'industrie sont inconnus des gouvernements et des tribunaux canadiens.

Les documents examinés en Cour supérieure du Québec, dans un procès en recours collectifs de plus d'un million de fumeurs, sont, à nouveau, expurgés, au nom du secret commercial.  (pièces 372 et 374)

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L'interrogatoire d'hier a aussi permis de voir à quel point Imperial Tobacco en savait long sur le phénomène de la compensation.  Un écrit d'Andrew Porter passe en revue les recherches faites dans la compagnie entre 1978 et 1994.  (pièce 388)

La tendance que les fumeurs ont, en utilisant des cigarettes à basse teneur en nicotine, à en fumer un plus grand nombre, ou à les fumer plus complètement ou à les fumer autrement, voilà une façon de voir le phénomène de la compensation.


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mercredi 30 mai 2012

33e jour - 29 mai - Une industrie méfiante de sa propre science



Mesures de l'effet mutagène
de la fumée de six marques
 canadiennes de cigarettes
Le diagramme ci-joint, qui provient d'une recherche menée chez Imperial Tobacco à Montréal, représente la relation entre la quantité d'une substance, ici de la fumée de tabac, quantité mesurée en microgrammes sur l'axe horizontal, et le nombre observé de colonies d'un mutant d'un microbe, ici le microbe de la salmonellose, dont l'abondance des mutations est mesurée sur l'axe vertical.

Bref, plus on expose le microbe à la fumée du tabac, plus on a de cellules mutantes.  (On notera au passage qu'il n'y a pas de différence significative entre la fumée d'une Player's Light d'Imperial, d'une Export A de JTI-Macdonald, ou d'une Mark 10 de Rothmans, Benson & Hedges.)

Qui dit cellules mutantes ne dit pas forcément cellules cancéreuses, mais des résultats de ce genre, disponibles depuis plus de 30 ans dans l'industrie, ne devaient-ils pas allumer une lumière rouge clignotante et sonner l'alarme dans les consciences, au sein de n'importe quelle direction d'entreprise responsable ?

Dans une compagnie comme Imperial Tobacco à Montréal, l'audition d'hier en Cour supérieure du Québec montre qu'il y avait du personnel avec une formation scientifique et des ressources matérielles pour produire de belles et utiles connaissances (Quelques exemples : pièce 357pièce 360), mais personne qui était chargé de diffuser cette connaissance en dehors de cercles restreints de savants du tabac.

Après 33 jours de procès, se trouve ainsi complétée et renforcée l'impression qu'il n'y avait, chez ITCL du moins, aucun dirigeant pour s'intéresser à la recherche scientifique, aussitôt que la connaissance qui en résulte pouvait fournir la moindre idée des méfaits de l'usage du tabac sur les organismes vivants, en particulier des êtres humains.

Le témoignage d'un chimiste de l'industrie

Pourvu d'un doctorat en chimie, Andrew Porter a travaillé dans la recherche chez Imperial à Montréal, de 1977 à 2005.  Il travaille encore comme consultant pour l'industrie.

Il a été interrogé hier par le procureur Pierre Boivin, dont c'était le tour, dans l'équipe d'avocats des recours collectifs, de passer du banc des écrans au front des cahiers-anneaux, et de l'étude silencieuse et stratégique des dossiers à un rôle plus sonore et plus tactique en station verticale.

En examinant avec le chimiste Porter des organigrammes des équipes de recherche au sein de British American Tobacco (BAT), puis plusieurs procès-verbaux de réunions de chercheurs de BAT et de ses filiales, Me Boivin a montré que les ressources humaines et matérielles à la maison-mère étaient encore plus considérables que chez ITCL, et que l'information circulait entre les spécialistes du groupe BAT, y compris dans la filiale canadienne.

Le tribunal aura peut-être aussi noté que le personnel scientifique d'ITCL savait aussi ce qui avait été découvert chez les « concurrents » de BAT, comme R. J. Reynolds (alors propriétaire américain de Macdonald au Canada), ou comme Rothmans.  Contrairement au marketing, la chimie ne semble pas connaître de frontières.

Même s'il n'est pas docteur en médecine, Andrew Porter n'a pas cherché à jouer l'ignorant devant la Cour : le témoin savait que les nitrosamines, que l'on trouve naturellement dans la feuille de tabac et surtout dans la fumée du tabac, ne sont pas seulement des substances mutagènes, mais des substances cancérogènes.

En utilisant, par exemple, des méthodes de séchage des feuilles de tabac qui en défavorisent la fermentation spontanée, on peut diminuer la quantité de nitrosamines, mais pas l'éliminer, a expliqué M. Porter à Me Boivin.

Par divers traitements du mélange de tabac, avec de l'éthanol par exemple, on peut diminuer fortement la teneur de sa fumée en différentes substances toxiques, a fait valoir le chimiste, mais on aboutit finalement à un produit sans saveur, invendable.

Le procureur Boivin a voulu savoir si Andrew Porter avait entendu parler d'un changement de la politique de retention/destruction de documents chez Imperial.  (Cette politique qui s'est traduit par l'expédition de 2000 documents vers l'Angleterre et par la destruction de centaines de rapports de recherche scientifique.)  Le chimiste a répondu à Me Boivin qu'il en avait demandé la raison à ses supérieurs, Stewart Massey et Patrick Dunn, et qu'il n'avait pas compris leurs explications.

Me Boivin a insisté pour savoir si la peur de poursuites judiciaires faisaient partie des motifs.  Le témoin Porter a déclaré que cela faisait partie des motifs invoqués par Stewart Massey.

Le témoignage d'Andrew Porter continue aujourd'hui (mercredi).

Le fédéral confiné au rôle de spectateur

Au début de la matinée, avant qu'Andrew Porter ne comparaisse, Me Maurice Régnier, pour le compte du gouvernement du Canada, avait tenté de faire témoigner M. Murray Kaiserman, aujourd'hui retraité, et qui a été durant plusieurs années un des piliers des programmes de lutte contre le tabagisme à Santé Canada.

Le juge Riordan n'a pas voulu entendre le témoignage de faits de Murray Kaiserman, qui reviendra cependant comme témoin expert dans le procès, vraisemblablement à l'automne.