mercredi 18 avril 2012

17e jour - 17 avril - Les questions sur le tabagisme passif seront-elles complètement exclues ?


L’interrogatoire d’Anthony Kalhok, l’influent sorcier du marketing chez Imperial dans les années 1970, a repris mardi et a absorbé la majeure partie de la journée. 

Les procureurs Bruce Johnston et André Lespérance des recours collectifs ont réaffirmé leur espoir de faire verser à l’occasion du témoignage Kalhok un lot de documents dans le dossier de la preuve.  Plusieurs documents examinés hier feront toutefois un séjour dans le purgatoire des documents admis sous réserve par le juge Riordan, documents auxquels le public et les blogueurs n’ont pas accès en ligne (… bien qu’on puisse parfois les trouver ailleurs, quand ces documents ont été divulgués à l’étranger à la suite d’ententes à l’amiable).

Une fois M. Kalhok renvoyé à son curling chéri ou à d’autres joies de sa retraite, les avocats ont repris le fil de leurs débats de la veille, pour convaincre le juge Riordan de rejeter ou d’accueillir trois témoignages d’expert sollicités par le Procureur général du Canada pour sa défense.



Les jeunes fumeurs comme objets de curiosité d’Imperial

Me Johnston a voulu savoir d’Anthony Kalhok en quoi la publicité faite par l’industrie était de son temps soumise à des limitations en ce qui concerne les adolescents.

Le spécialiste du marketing d’ITCL a précisé que la politique n’était pas « de ne pas cibler les personnes en bas de 18 ans, mais de cibler les personnes de plus de 18 ans ».

M. Kalhok a expliqué que des annonces qui auraient visé en particulier les plus jeunes aurait failli à l’objectif de rejoindre les adultes, qui sont plus nombreux et de plus gros consommateurs.

À un moment donné durant l’interrogatoire, celui qui était le grand chef du marketing de 1975 à 1979 a également déclaré que le « choix des fumeurs », c’est celui de la marque, pas de fumer.  Cet aveu paradoxal semble contredire un discours que l’industrie et ses groupes de façade ont tenu de plus en plus souvent depuis que la prévalence du tabagisme a chuté considérablement.  Le témoin a quitté l’industrie il y a une trentaine d’années…

Quand un fumeur a une marque favorite, il est souvent prêt à aller à un autre point de vente quand il ne trouve pas à s’approvisionner à un magasin particulier, a aussi remarqué Anthony Kalhok.

Revenant continuellement à des considérations sur les fumeurs débutants, le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a demandé si, à part du code volontaire de l’industrie en matière de publicité, il y avait quelque chose d’autre qui empêchait l’industrie de faire du marketing auprès des fumeurs débutants qui avaient moins que l’âge légal. 

M. Kalhok a répondu que non.

« Le risque de créer une dépendance n’était-il pas un facteur ? », a sondé Me Johnston. 

Le témoin et homme d’affaires a répondu que non.

Plus tard, la discussion a, comme jeudi dernier, porté sur la vaste étude de marketing commandée en 1977 par ITCL et connue sous le nom de Project 16. 

Me Johnston en a lu des extraits pour savoir si certains constats avaient troublé la direction de la compagnie.

Anthony Kalhok a chaque fois répondu que non.

Me Johnston a lu notamment cette observation contenue dans le rapport : « De sérieux efforts pour apprendre à fumer surviennent dans la plupart des cas entre l’âge de 12 et de 13 ans, puis a demandé : Cela était-il un nouveau renseignement pour Imperial Tobacco à l’époque ?

Oui, a déclaré l’ancien vice-président au marketing.

Est-ce que ce constat a causé un souci ?, a demandé Me Johnston.

Témoin Kalhok : Vous devez vous rappeler qu’il s’agit du comportement prétendu de répondants âgés de 16 et 17 ans.  Cela n’a pas de validité statistique.  Nous avons été, je dirais, surpris.

Un peu plus tard, M. Kalhok, un homme mince et vif de corps et d’esprit, mais court, dont la figure offre un profil suggérant celui de l’historien Lionel Groulx, a suggéré avec un sourire espiègle, qu’il avait peut-être eu une préoccupation  pour tous ces enfants qui nuisent à leur croissance, comme sa mère l’en prévenait quand il s’est mis à fumer.

À un autre moment, quand le procureur lisait un passage du rapport sur Project 16 où il était question de la théorie du « fruit défendu », Anthony Kalhok a quasiment interrompu Me Johnston en se demandant à haute voix si on était sur le point de parler de sexe.

Le juge est intervenu avec un soupçon d’impatience pour ramener le témoin à son rôle : répondre aux questions. 

Un peu plus tôt dans l’interrogatoire d’hier, Anthony Kalhok, dans un fin mélange d’insolence et de taquinerie sans méchanceté, avait demandé au procureur Johnston si ce dernier allait fournir une plus large vue du document dont il tirait alors des citations, « pour que le tribunal se fasse une meilleure idée ». 

Cette fois-là, l’avocat avait répondu, en retenant un petit ricanement : Je vais le faire au moment que j’ai choisi.

L’intervention du juge, qu’il a plus tard compensé par moult amabilités à l’égard de M. Kalhok, ce qu’il fait pour tous les témoins, a semblé enlever au spécialiste du marketing toute envie de se laisser aller à dérider le parterre de juristes qui l’entoure, une petite faiblesse à laquelle les deux autres témoins jusqu’ici dans ce procès, Michel Descôteaux et Roger Ackman, avait aussi cédé au bout de quelques jours d’interrogatoire.

L’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco a relativisé l’importance des premières cigarettes en laissant entendre qu’elles ne sont pas vraiment du tabagisme pour sa compagnie.

Me Johnston s’est référé aux mots du rapport : Comme les fumeurs adultes, les fumeurs adolescents trouvent cela difficile d’arrêter de fumer, même s’ils prétendent vouloir le faire. 

Puis se tournant vers le témoin : Cela vous a-t-il troublé ?

Pas plus que pour le café, le coke ou n’importe quoi d’autre.  Nous prenons pour acquis que lorsque tu aimes fumer, tu aimes continuer, a répondu Anthony Kalhok.

Me Johnston : Est-ce qu’à l’époque Imperial Tobacco a jugé que les fumeurs étaient en mesure de donner à votre entreprise ou à un autre fabricant un consentement éclairé d’adulte ?

Je ne comprends pas votre question, a dit M. Kalhok.

Me Johnston : Comprenez-vous le concept de consentement éclairé ?

Probablement pas », a répondu l’homme du marketing.

Est-ce que cette information avait une influence sur la stratégie de marketing, dans le sens d’un redoublement de précaution, a demandé le procureur Johnston.

Pas vraiment.  Comme j’ai dit, [l’idée qu’il est difficile d’arrêter] n’était pas une nouvelle, a répondu l’observateur du marché.

Me Johnston, citant de nouveau un passage des conclusions du rapport : Les jeunes ne modèrent pas leur comportement sous l’influence de souci des conséquences futures.  C’est en partie parce qu’ils ne les comprennent pas encore réellement, et parce que le futur signifie pour eux la semaine prochaine, le mois prochain, l’année prochaine à la rigueur.  Cela ne signifie pas dans cinquante ans, ou même dans cinq ans. 

Puis, se tournant vers le témoin : Est-ce que ce renseignement n’a incité personne à demander comment cette méprise pouvait être corrigée ?

Anthony Kalhok : Les faits étaient que le moment du plaisir [timing of pleasure] et le moment d’un risque potentiel étaient éloignés l’un de l’autre, et que les jeunes les percevaient comme éloignés l’un de l’autre.  Il n’y avait rien à corriger. »

L’interrogatoire a continué, abordant notamment la notion de l’influence des pairs ainsi que les trois « raisons de fumer » que seraient l’acceptation par la société, le souci de l’indépendance personnelle et le plaisir de fumer.  Imperial en savait, des choses.  Du moins, son vice-président au marketing voulait savoir.

À un moment donné, après avoir entendu Me Johnston lire un autre extrait de texte, Anthony Kalhok a répondu brièvement à la question et enchaîné en disant qu’il aimerait savoir ce que les jeunes fumeurs d’aujourd’hui, qu’il voit fumer dehors notamment en allant au curling, pensent, surtout avec les mises en garde sanitaires illustrées sur les paquets. 

Par ailleurs, Anthony Kalhok estimait que l’information que sa compagnie colligeait serait nécessairement moins crédible que celle en provenance du gouvernement.

À un autre moment, lorsque le procureur Johnston a examiné avec le témoin des pièces (objets d’une réserve) se rapportant à une campagne de publicité où on voyait de jeunes personnes sur des chevaux, le spécialiste du marketing a répété qu’une cigarette n’est pas un produit que les fumeurs consomment comme un autre, ils consomment plutôt une image que le produit leur donne d’eux-mêmes.  C’est principalement pourquoi une Du Maurier n’égale pas une Matinée qui n’égale pas une Export A qui n’égale pas une Peter Jackson.



Pas de question sur le tabagisme passif

Dans le procès-verbal d’une réunion du 26 mai 1975 du comité Smoking and Health de la compagnie, on trouve la suggestion, finalement rejetée, d’une campagne incitant à la modération dans la consommation de tabac.  Il semble que des gens de l’industrie ont envisagé de mettre de l’avant le parallèle entre la consommation de boissons alcoolisées et celle de tabac.

La campagne aurait aussi servi à réfuter les allégations de la nocivité du tabagisme passif, lesquelles mettent des pressions sur les fumeurs sans être basées sur la science, selon l’industrie.  (Cette suggestion, en revanche, a connu une carrière éclatante, comme l’a souligné, entre autres, la juge américaine Gladys Kessler dans son célèbre et volumineux jugement de 2006.)

Le témoin Kalhok a été envoyé dans le corridor, et le juge Riordan a décidé que la question de Johnston sur les conceptions d’Imperial en matière de tabagisme passif ne devrait pas être posée.

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Autres perles de la journée : un résumé de recherches réalisé en 1977 par une employé du département de marketing qui conclut que les fumeurs vont continuer de fumer s’ils trouvent de la douceur dans un produit et se croient plus proche du statut de non-fumeurs; un aveu par le vice-président Robert Gibb que l’industrie ne sait pas si des cigarettes avec basse teneur sont vraiment moins dangereuses

Une déception longuement commentée par Me André Lespérance :  la défense d’Imperial n’a toujours pas livré le communiqué de presse de 1998 où la compagnie répondait aux allégations de l’Association pour les droits des non-fumeurs à propos de la destruction de documents.

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En fin d’après-midi hier, les avocats Maurice Régnier, pour le compte du gouvernement fédéral, André Lespérance, pour les recours collectifs, Suzanne Côté et Simon Potter, pour les cigarettiers, puis de nouveau Jean Leclerc et Maurice Régnier, ont terminé leurs plaidoiries à propos de l’admission ou non des témoignages d’expert

Me Régnier attend toujours mais avec impatience les admissions des cigarettiers quant au rôle du gouvernement du Canada, et prétend que les compagnies agissent comme si elles voulaient rejeter sur l'État fédéral tous les blâmes qui leur sont adressés, et non pas seulement dénoncer l’influence qu’Agriculture Canada aurait eu sur elles dans les années 1960.

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L’interrogatoire d’Anthony Kalhok devrait se terminer ce matin.

Dans l’après-midi commencera l’interrogatoire de Jean-Louis Mercier, un ancien président d’Imperial Tobacco au Canada.