mardi 28 janvier 2014

204e jour : Un chevalier blanc?

L'audition des témoins experts présentés par les compagnies de tabac se poursuivait ce lundi avec le spécialiste de la dépendance John Booth Davies, docteur en psychologie.

L'interrogatoire s'est déroulé dans un climat de courtoisie, de respect et d'intelligence qui, par moments, a presque fait oublié que le psychologue témoignait du côté des cigarettiers.

Premières minutes mouvementées

La matinée avait pourtant commencé dans une ambiance plutôt tendue avec la forte réaction de l'avocat Simon Potter à la publication d'un article dans la Gazette sur le témoignage de la psychiatre Dominique Bourget et sur la plainte déposée à son encontre par l'Association pour les droits des non-fumeurs et le Collège des médecins du Québec. « C'est une tactique d'intimidation de témoins qui ne sera tolérée de la part de personne, y compris de ceux qui ne participent pas directement aux débats », a-t-il lancé dès l'ouverture de la séance (citation de mémoire).

(Un message très limpide quand on sait que la journaliste de la Gazette et M. François Damphousse, directeur de l'Association qui a porté plainte contre le Dr Bourget, étaient présents lors de son témoignage - en plus du duo habituel des rédacteurs de ce blogue.)

Pour apaiser l'empoignade verbale qui a immédiatement suivi entre les deux parties, le juge Riordan a rappelé que ni l'article de la Gazette ni la plainte contre le Dr Bourget n'affecteraient son jugement. Et que si les avocats souhaitaient prendre des mesures les uns contre les autres (les premiers sentant leurs témoins intimidés, les seconds insultés par cette accusation), ça ne le concernait aucunement. L'avenir dira si une motion sera ou non déposée par l'équipe des demandeurs.

Pas de monstres, ni d'anges

Me Bjorkquist
Mais revenons au témoignage du jovial John B. Davies, un homme de 69 ans à l'accent britannique chantant qui a partagé, avec douceur et conviction, ses positions concernant la dépendance au tabac avec l'avocate Sonia Bjorkquist de la défense d'Imperial Tobacco.

Le directeur du Centre de Psychologie sociale appliquée de l'Université de Strathclyde (située à Glasgow) est un fervent défenseur de l'approche qui fait du fumeur et non de la substance le centre de la question. Un point de vue en totale opposition à l'expert du recours collectif Juan Negrete qui  place les dommages cérébraux causés par la nicotine au cœur du problème de la dépendance.

Cependant, à la différence d'autres témoignages qu'on a pu entendre depuis presque deux ans au procès, celui du professeur Davies ne contenait pas une once de culpabilisation des fumeurs et ne démontrait aucune arrogance à leur égard. Il ne minimisait pas non plus leur souffrance. Si le professeur Davies a témoigné du côté des compagnies de tabac ce lundi, il a aussi déclaré ne pas être un ami des cigarettiers.

« Je ne m'intéresse pas à ce que les compagnies de tabac disent de l'addiction et je ne souhaite pas être plus proche d'elles que je ne le suis actuellement », a-t-il dit en substance, tout en admettant avoir donné en 2008 une conférence rémunérée sur le thème pour Japan Tobacco International (JTI).

Pourquoi alors le professeur Davies a-t-il décidé de témoigner ici au Québec? Pour faire entendre au monde un point de vue opposé de celui que l'on entend habituellement. « J'ai cru que c'était mon travail de le faire » Un travail ou un mission qui, pour l'expert, se situe au-dessus du débat sur la consommation de tabac. « Il n'y a pas de monstres et d'anges dans ce débat. C'est une confrontation de gros enjeux financiers qui fait deux victimes (casualties) : la science objective et la santé publique. »

Visions irréconciliables - ou complémentaires ?

John Davies travaille sur le thème de la dépendance depuis plus de quarante ans. Il a un intérêt marqué dans la statistique et psychométrie, une discipline qui concerne la mesure des comportements et attitudes. Il est l'auteur d'un grand nombre de travaux en plus d'être membre de plusieurs comités gouvernementaux qui planchent sur les problèmes de santé publique. Son CV et la liste de ses publications ont été déposés au dossier sous les numéros 21060.1 et 21060.2. Homme de terrain, il s'est d'abord intéressé à la dépendance à l'alcool chez les adolescents avant d'ouvrir son champ d'intérêt à la dépendance en général - incluant la dépendance au tabac.

Sa principale opposition au rapport de l'expert Negrete tient à la querelle, déjà évoquée au cours du procès, entre les tenants de l'approche pharmacologique déterministe et ceux de l'approche comportementale. Simplifions : pour les premiers, la dépendance au tabac est une maladie et l'action de la nicotine sur le cerveau invalide les fumeurs au point de rendre l'arrêt du tabac impossible - ou du moins très problématique. Pour les seconds, cette explication est insuffisante et le fait que des personnes réussissent à cesser de fumer en est la preuve.

Comme l'explique le professeur Davies, l’utilisation du mot « maladie du cerveau » (brain disease) est inappropriée. « Il y a bien une action de la nicotine au niveau cérébral mais pourquoi parler de maladie? Quand on traite un diabétique avec de l'insuline, il y a aussi une action au niveau cérébral mais on ne parle pas de maladie : on parle de traitement. »

Plus encore : John Davies pense que l'approche qui réduit les problèmes de dépendance au seul paramètre pharmacologique n'est « pas éthique » (unethical) envers les fumeurs qui souhaitent arrêter. « Quand on dit à une personne qu'il est malade, il s'attend à ce que quelqu'un d'autre règle ses problèmes », a-t-il dit. 

Une question de contexte 

Citant dans son rapport (pièce 21060) le livre de Norman Zinberg Drug, Set and Setting, Davies explique que la dépendance à une drogue n'est pas uniquement liée à la pharmacologie de ladite drogue, mais aussi au contexte (setting) et l'état d'esprit de la personne (mental set) qui entourent la prise de cette drogue.

John Davies a aussi fait référence au livre de Gene Heyman (Addiction, a disorder of choice) qui, comme son titre l'indique, fait de l'acte de fumer une décision qui relève d'un choix personnel. 

« Fumer n'est pas comme se faire frapper par la foudre », a lancé Davies. Pas plus que cligner les yeux : ce comportement relève d'une série de décisions (comme aller s'acheter des cigarettes, par exemple) qui prouve bien que la volonté du fumeur n'est aucunement affecté par le fait de fumer et ne relève pas non plus de la compulsion. 

Le discours des fumeurs

Dans son livre publié en 1992, The Myth of addiction,  Davies s'appuie sur la théorie de l'attribution (attribution theory) pour rendre compte du comportement des fumeurs. Cette théorie concerne les explications que les gens donnent de leurs propres comportements pour les justifier vis-à-vis d'autrui.

Par exemple, l'explication des fumeurs qui lient leur échec pour arrêter de fumer à la difficulté du sevrage, ou, comme l'a dit le psychologue, « quand les gens parlent de compulsion. Si on fait quelque chose que l'on sait que les autres vont désapprouver, on va dire que c'est incontrôlable. » Ceci étant vrai pour pour le tabagisme comme pour d'autres comportements.

Or, selon Davies, quand ils lient leur problème de dépendance à des causes externes (donc sur lesquelles ils ne peuvent pas agir) et non sur des motivations internes, de tels discours nuisent aux fumeurs.  

Tout est neurologique

Le fait que le cerveau subit des changements réversibles suite à la consommation de nicotine est une autre preuve, selon le professeur Davies, des limites de l'approche strictement pharmacologique. « Cette approche ne considère qu'une seule partie du problème. » 

Même critique vis-à-vis des neurosciences : la neurobiologie ne peut absolument pas prédire le futur comportement des fumeurs en regard à leur arrêt éventuel du tabac et l'imagerie cérébrale ne prédit rien non plus. « Alors pourquoi les gens s'y intéressent tant? » a demandé l'avocate Sonia Bjorkquist. À cause de l'attrait pour les technologies, a répondu Davies en substance.

« Je ne pense pas que la science doit être définie par la technologie, c'est bien plus compliqué que cela. Les gens ont tendance à résumer la science à grosses machines et des mots compliqués. Ils se disent que s'ils ne comprennent pas les explications, alors elles doivent être vraies. » 

Le contre-interrogatoire de John Davies aura lieu mardi 28 janvier.