jeudi 23 janvier 2014

202e jour : L'experte prise en défaut

(AFl)

Après avoir scruté en détail les dimensions historiques, économiques, technologiques, publicitaires ou encore sanitaires de l’industrie du tabac, les avocats des cigarettiers canadiens ont ouvert ce mercredi un nouveau chapitre dans leur défense : ce sont désormais les fumeurs qui seront sur la sellette. Plus précisément, leur capacité (ou non) à faire des choix : fumer, fumer moins, cesser de fumer. Trois témoins sont appelés à la barre en janvier sur le thème extrêmement sensible de la dépendance au tabac. 

Mercredi, avec le premier expert -  Dr Dominique Bourget - la défense de l'industrie du tabac, représentée par maître Kirsten Crain, semblait avoir sorti l’artillerie lourde. C’était sans compter sur la perspicacité de la partie demanderesse qui, en la personne de l’avocat Bruce Johnston, a passé une bonne partie de la matinée à miner la crédibilité du témoin. 


Il y a expert... et expert 

À 54 ans, le Dr Bourget est une pointure dans le domaine de la psychiatrie légale. Si son visage ou son nom semble familier, c'est parce qu'elle a récemment témoigné à titre d'expert de la défense dans un procès qui a fait les manchettes : la triste affaire du filicide Guy Turcotte. 

Dr Bourget est en effet psychiatre médico-légal et coroner au Québec. Professeur associé au département de psychiatrie de l'Université d'Ottawa et psychiatre au Centre de santé mental Royal Ottawa, elle est aussi membre de la Commission de consentement et de la capacité en Ontario, et éditrice adjointe de prestigieuses revues de psychiatrie. Forte d'un nombre considérable de reconnaissances, son CV d'une trentaine de pages fait d'elle une véritable sommité dans le domaine de la psychiatrie. 

Oui mais voilà, comme l'a soulevé Bruce Johnston, le Dr Dominique Bourget n'a aucune expertise particulière dans la dépendance (addiction) et les problématiques liées à la consommation de tabac. Même si certains de ses patients sont aux prises avec divers problèmes de dépendance, ce n'est jamais la raison principale qui les fait consulter la psychiatre. Or, dans un document intitulé La médecine d'expertise, le Collège des médecins du Québec stipule clairement que pour agir en tant que médecin expert, le témoin doit être « officiellement reconnu pour sa compétence fondée sur ses connaissances et son expérience » (page 4). Est-ce bien le cas du Dr Bourget? 

La mise en cause de l'expertise du Dr Bourget a donné lieu à plusieurs échanges où les réponses furent martelées sans relâche avec un certain agacement : 

- « Est-ce que le fait d'avoir des patients qui fument fait de vous une experte dans le domaine? »
- « Je suis un expert en psychiatrie générale », « Je n'aurais jamais écrit un rapport si je n'avais pas eu les connaissances requises dans le domaine », etc.

Dominique Bourget est même allée jusqu'à s'excuser de faire étalage de ses innombrables reconnaissances professionnelles pour se justifier, qualifiant sa propre attitude d'arrogante. 

Dans cette partie de ping-pong verbal assez serrée, l'avocat a notamment fait remarquer au juge Riordan que le Dr Bourget n'avait jamais donné de cours sur la dépendance, ou que dans son CV, sous la rubrique « Champs d'intérêt et expérience clinique », l'item « utilisation de substance » (substance use) arrivait en queue d'une très longue liste allant de la responsabilité criminelle à la violence familiale, en passant par les questions d'abus sexuels et la schizophrénie. Maître Johnston s'est même livré au décompte des travaux du Dr Bourget sur l'homicide (un total de 29), pour le comparer à la quantité de publications du témoin sur la dépendance (zéro) ou le tabac (zéro). « Vous êtes donc davantage experte en homicide qu'en dépendance? » « Non, mais l'homicide est un de mes champs d'intérêt », a-t-elle répondu. 

Et quand l'avocat lui a demandé de citer un scientifique spécialiste de la dépendance, Dr Bourget a plongé le nez dans ses notes et sorti un nom de peine et de misère...

Avec le document du Collège des médecins du Québec, Bruce Johnston n'était certes pas à cours d'arguments pour déstabiliser le témoin. Il a notamment pointé l'absence de mandat écrit la liant aux avocats pour agir à titre d'expert pour la défense, ou le fait que la personne qui l'a contacté en premier lieu, un certain John Still, avait lui-même fourni un certain nombre de documents pour appuyer sa recherche. Dominique Bourget s'est défendue sur ce point en expliquant qu'elle avait fait elle-même « la majeure partie » des recherches bibliographiques nécessaires à la production de son rapport.

Pourtant, contre toute attente, les arguments présentés n'ont pas semblé ébranler d'honorable Juge Riordan qui a accepté d'écouter la suite de l'interrogatoire du témoin par l'avocate Kirsten Crain. L'issue du procès nous dira ce qu'il en aura effectivement retenu.


Bourget contre Negrette 

Le rapport d'expertise du Dr Bourget (pièce 4047 et 40498 pour l’addenda) est une réponse à celui du psychiatre Juan Negrete qui avait témoigné au printemps 2003 pour la partie demanderesse. Dans son rapport, le psychiatre concluait notamment que : « L'état de dépendance tabagique se manifeste [surtout] par la compulsion à fumer, par la difficulté d'exercer un plein contrôle volontaire sur cette compulsion, par la détresse du sevrage et par l'incapacité de s'en abstenir même face à l'évidence claire des méfaits découlant de cette pratique. Ce comportement quasi irrationnel de l'individu vis-à-vis l'usage du tabac est généré et maintenu par l'action de "récompense" que la nicotine exerce sur le cerveau » (rapport d'expertise, octobre 2006, page 16)


Guidée par l'avocate Kirsten Crain, Dr Bourget s'est employée à critiquer systématiquement le rapport de Negrete, expliquant par exemple que ce n'est pas parce qu'une personne prend une mauvaise décision qu'elle souffre d'un manque de capacité (lack of capacity). Le témoin a d'ailleurs ajouté que la capacité à prendre une décision n'était pas liée avec le passage à l'acte : on peut par exemple prendre la décision de perdre du poids mais toujours remettre à plus tard le début du régime.

Tout au long de son témoignage, les réponses, souvent laconiques, ont illustré l'opposition flagrante des deux psychiatres. Par exemple : « Est-ce que fumer cause une intoxication ? » Réponse négative catégorique du témoin. « Est-ce que fumer peut avoir un impact au niveau cognitif ? » Réponse du témoin  : « Certaines études prouvent les effets positifs du tabac pour la mémoire, mais pas d'effet négatif. » « Est ce que fumer affecte les capacités mentales ?» Réponse négative.

Les critiques du Dr Bourget sur le rapport du Dr Negrete ont également porté sur les sources utilisées par ce derier : pièces 47045 - « a very bad study » pour citer littéralement le témoins, 30020 et 1471. Ces documents auraient plusieurs lacunes méthodologiques importantes et leurs conclusions, par le fait même, seraient sans valeur.  


La « bible » des psychiatres 

Une bonne partie de l'interrogatoire a par ailleurs porté sur la « bible » des troubles mentaux, cette brique de plus de 600 pages publiée par la Société américaine de psychiatrie qu'est le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, également désignée par l'abréviation DSM (pour Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders).


Le livre comprend une liste exhaustive de plusieurs milliers troubles mentaux accompagnés de leur diagnostic. Cet ouvrage de référence a connu plusieurs rééditions. La dernière (DSM 5) a été publiée en mai 2013 (preuve 40499). Durant l'interrogatoire, le témoin a fait référence à la fois à cette édition et à la précédente DSM IV TR (pour 4e édition révisée) publiée en 2000 et qui était la plus récente lorsque le Dr Negrete a rédigé son rapport. 

Comme l'a expliqué en substance le Dr Bourget, « l'un des objectifs du DSM est de donner un langage commun à tous les praticiens et de dessiner la frontière entre une personne qui a besoin de traitement et celle qui n'en a pas besoin. » Dans les différentes éditions, des changements ont été effectués pour refléter l'évolution des connaissances scientifiques. Ainsi l'usage du tabac est, dans la dernière édition du DSM, classé sous la rubrique « Substance Use Disorder » (SUD). Le mot dépendance n'y est plus utilisé comme dans l'édition précédente car, selon Dr Bourget, il avait « une connotation négative » et qu'il « ne faisait pas consensus dans la communauté scientifique » - un coup de couteau au rapport de Juan Negrete qui place la dépendance au tabac au cœur du problème.


Un diagnostic posé avec précaution

Par ailleurs, Dr Bourget a insisté sur le fait qu'un diagnostic de SUD est un acte médical qui doit être posé par un clinicien selon une séquence bien établie et à la suite d'un examen . « Ce n'est pas comme un livre de cuisine, le jugement clinique est important » a-t-elle dit. 

Or, dans son rapport, Juan Negrete fait le lien entre un diagnostic de dépendance et l'heure de la première cigarette, le nombre de cigarettes fumées par jour ou encore le nombre d'années pendant lesquelles la personne a fumé. Comme aucun de ces critères n'est utilisé dans le DSM pour poser un diagnostic de SUD, le Dr Bourget considère ces indications comme non valides. 


Tabac = nourriture ? 

Pour le Dr Bourget, le système de récompense en jeu dans la consommation de tabac n'est pas différent du processus qui veut que certaines personnes aiment manger et ont du mal à se mettre au régime. Tous deux font intervenir la dopamine et le système limbique qui est responsable des émotions instinctives primitives, dit en substance le témoin. Les humains ont évolué et sont dotés d'un cortex qui leur permet de prendre des décisions rationnelles. Pour Dr Bourget, la réponse neuronale en lien avec le tabac n'affecte en rien le comportement des fumeurs, sauf ceux qui souffrent de graves démences. 

Une personne avec un cortex devrait être capable de contrôler son comportement. Tout le monde est capable de s'arrêter de fumer.

Nous verrons lors du contre-interrogatoire de jeudi ce qu'en pensent les avocats du recours collectif.