(PCr)
Jeudi, le
contre-interrogatoire du professeur de marketing David Soberman s'est terminé
quelques heures après que l'avocat des recours collectifs Bruce Johnston ait
entre autres fait reconnaître à l'expert de la défense que Philip Kotler était
une haute autorité en matière de marketing et en quelque sorte le père du
marketing comme science et art enseignés dans les universités.
Le problème pour
le témoin-expert, c'est que le professeur distingué de l’Université
Northwestern en Illinois a aussi écrit pas mal de pages sur l'éthique du
marketing (pièces 1745 et 1746 au dossier), comme le tribunal a pu le constater, et que son disciple de
l'Université de Toronto mandaté par le cigarettier JTI-Macdonald semblait les
avoir oubliées, ou ne pas les avoir lues.
Le professeur
Kotler désapprouve les marketeurs qui prétendent satisfaire les besoins à court
terme des consommateurs en sacrifiant la satisfaction de leurs besoins à long
terme; il croit que les consommateurs ont le droit de s’attendre à ce qu’un
produit ne soit pas malsain; et il constate que les compagnies de tabac font
plus d’argent en créant de nouveaux fumeurs chez les jeunes (« win the most by
creating young smokers ») qu’en étant minimalement sensibles à l’éthique. Le tabac figure au nombre des produits dont
Kotler approuverait une interdiction de la publicité.
M. Soberman a été
obligé de pagayer avec acharnement pour que son témoignage sorte avec un
minimum de crédibilité des eaux pleines d’écueils où Me Johnston l’avait fait
se précipiter. Avant que le témoin proclame la prééminence de Philip Kotler,
Bruce Johnston avait commencé par paraître contester l’importance du
bonhomme. Magnifique piège.
Autrement, David Soberman n'a pas paru gêné de mettre en doute l'expertise des rédacteurs d'un rapport de Santé Canada de 1994 qui affirmait et démontrait la puissance du marketing du tabac. Il y a pas de grands académiciens du marketing dans le comité de rédaction, a fait valoir M. Soberman.
Autrement, David Soberman n'a pas paru gêné de mettre en doute l'expertise des rédacteurs d'un rapport de Santé Canada de 1994 qui affirmait et démontrait la puissance du marketing du tabac. Il y a pas de grands académiciens du marketing dans le comité de rédaction, a fait valoir M. Soberman.
Plus tard, le professeur Soberman, tel Galilée devant
les arguments d’autorité de l’Inquisition, aurait pu se tirer avec les honneurs
de la science en envoyant paître les neuf juges de la Cour suprême du Canada,
lorsqu’on a jeté sous ses yeux leur jugement unanime de 2007 où il est énoncé
que la publicité des cigarettiers canadiens visait en bonne partie à susciter
l’initiation au tabagisme des jeunes et que le recours à la publicité « style
de vie » visait à accroître la consommation moyenne de tabac.
M. Soberman a
brièvement esquissé une réponse rebelle, mais il semble
s’être retenu de la terminer. Ce qui est plutôt apparu, c’est qu’un expert
canadien du marketing comme lui ne semblait pas plus au courant de l’avis du plus haut
tribunal canadien que des stipulations du Code d’autoréglementation de
l’industrie canadienne du tabac concernant la publicité adressée aux jeunes ou
faisant des références à la santé, code qui date de 1972.
M. Soberman
aurait peut-être été l’idéal expert en marketing à faire comparaître devant une
commission parlementaire à Ottawa à la fin des années 1960, s’il n’avait pas
été encore à l’école élémentaire à cette époque.
La preuve Hygrade
Au fil d’un
contre-interrogatoire qui a duré plus d’une demi-journée, M. Soberman pourrait
être apparu davantage comme un sophiste qu’un défenseur de la clarté
scientifique. C’est ainsi qu’il a
gratifié son auditoire d’énormités qu’il faut résumer par les dialogues simplifiés qui suivent:
- Pourquoi ne pas
faire de la publicité auprès des non-fumeurs ?
- Parce que la
publicité ne peut pas créer des fumeurs.
- Pourquoi pas ?
- Parce qu’il
faudrait faire de la publicité dans des magazines principalement lus par des
non-fumeurs, qui ne réagissent pas à la publicité puisqu’elle ne fonctionne
qu’avec des fumeurs.
- Pourquoi la
publicité des produits du tabac n’a-t-elle pas l’effet d’en faire augmenter le
volume des ventes ?
- Parce le marché
du tabac est un marché mûr (et non un marché émergent).
- Mais le
professeur Kotler donne des exemples de façons de faire augmenter le volume des
ventes d’un produit quand le marché est mûr.
- Si les ventes
peuvent augmenter, c’est que le marché n’est pas mûr. Le tabac est un marché
mûr.
Tant Bruce
Johnston que son associé Philippe Trudel la veille ont eu beau essayer diverses
questions et divers procédés interrogatoires, le professeur Soberman, quand il
est dans son sillon, le rejoue sans faire entendre la suite de la chanson,
comme un disque brisé. Suffit-il de répéter un raisonnement incomplet pour
vendre une conclusion ?
Par moment, cette
façon de raisonner pouvait résusciter chez certaines personnes dans la salle le
souvenir d’une campagne de publicité au Canada qui disait : « Plus de gens mangent
des saucisses Hygrade parce qu’elles sont plus fraîches; elles sont plus
fraîches parce que plus de gens en mangent. »
Une étrange sélection de documents de références
Me Johnston a également passé beaucoup de temps à interroger l'expert Soberman sur le long inventaire (700 pages, pièce 1742) de documents passés en revue et résumés par deux avocats du bureau de Londres du cabinet juridique international Freshfields, pour le compte de Japan Tobacco International, et qui a servi à M. Soberman pour rédiger son rapport d'expertise.
On y trouve des documents qui font référence à la planification de 1978 du marketing de marques qui étaient alors pratiquement inexistantes ou de faible importance sur le marché canadien, comme Contessa Slims ou More. En revanche, le plan de marketing d'Export A, la marque la plus populaire de Macdonald Tobacco à cette époque et encore de nos jours, brille par son absence.
Or, dans son rapport que M. Soberman était mandaté pour critiquer, le professeur Richard Pollay citait justement l'exemple du plan de marketing des Export A pour 1978.
Le professeur Soberman n'était pas certain d'avoir vu ce document lors de ses préparatifs.
Or, il y est question du marketing auprès des fumeurs débutants (first time smokers). Ce n'est pas grave, a témoigné en substance l'expert de la défense, puisque les fumeurs débutants sont déjà des fumeurs, comme quoi le cigarettier ne ciblait pas les non fumeurs.
Pour l’expert en marketing de la défense de JTI-Macdonald, les fumeurs d’Export A ont commencé à fumer exclusivement par l’exemple d’un parent ou d’un pair, avec des cigarettes qu’ils leur ont volées ou qu’un proche leur a offertes gratuitement. Les marketeurs du tabac pouvaient rester les bras croisés et cela n’y pouvait rien y changer.
Le professeur Soberman n'avait pas l'air de savoir que l'âge moyen où les fumeurs québécois commencent à fumer est inférieur à 13 ans.
Or, à force de reformulations de questions, Me Johnston était parvenu à faire admettre au professeur de marketing que de s'accaparer la meilleure part des nouveaux usagers de la cigarette est la meilleure stratégie pour une compagnie dont les clients sont fidèles à une marque mais infidèles au tabac (...parce qu'ils arrêtent de fumer ou meurent prématurément).
Finalement, il est possible que les juges de la Cour suprême soient plus proches de la lucidité d'un Galilée que les dogmatiques experts de l'industrie du tabac. E pur si muove (et pourtant elle tourne), avait dit le physicien italien après avoir été forcé de faire semblant de croire que le Soleil tourne autour d'une Terre immobile. Les juges ne sont heureusement pas obligés de dissimuler leur conviction dans leurs actes écrits.
L'honorable J. Brian Riordan a remercié le professeur Soberman de s'être rendu disponible si longuement et l'a laissé repartir vers Toronto sans l'honorer d'une dernière série de questions.
La patience et le sourire sont les marques de commerce de l'un comme de l'autre.
Les parties se préparent pour les plaidoiries finales
La fin de la 230e journée a été consacrée à des discussions sur la forme que prendront les plaidoiries finales, quand les parties récapituleront les faits mis en preuve et reformuleront leurs demandes au juge.
On ne sait pas encore quand auront lieu cet épisode final et crucial du procès. Le juge Riordan a parlé de la possibilité d'une suspension de quelques mois, en conséquence de la comparution retardée de fumeurs et anciens fumeurs que la compagnie Imperial Tobacco Canada, et elle seule, voudrait interroger, et qu'elle voudrait obliger à comparaître en apportant leur dossier médical. Le jugement de la Cour d'appel du Québec sur cette épineuse question est encore attendu.
*
Outre ces fumeurs et anciens fumeurs, il reste très peu de personnes que l'une ou l'autre partie voudrait appeler à la barre des témoins.
Les parties se sont séparées en prévoyant se revoir lors de la comparution du psychologue Paul Slovic, que les recours collectifs souhaitent voir témoigner de la pertinence des mises en garde sanitaires relatives au tabac.
Cela surviendra le 5 mai prochain.
MISE À JOUR DU 5 MAI: La comparution de M. Slovic a été annulée. La partie demanderesse au procès estime qu'elle n'en a pas plus besoin pour contrer le témoignage de l'expert de la défense Kip Viscusi.