mercredi 10 décembre 2014

252e jour - 8 décembre 2014 - Les avocats des recours collectifs mettent les points sur les i

Au procès des trois principaux cigarettiers du marché canadien, il s'en est fallu de peu pour que la dernière journée d'audition ait eu lieu le lundi 8 décembre 2014. Mais non, il reste encore un jour.

Déjà, en novembre, l'Honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec avait avisé les avocats des deux camps de commencer à ramasser leurs effets personnels et les dossiers entreposées dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal, puisque cette belle grande salle du 17e étage va bientôt servir à un autre procès. Lundi, il y avait déjà des autocollants sur le rebord de certaines étagères du fond de la salle qui témoignaient de ce que d'autres parties réclament l'espace pour bientôt.
Fin du procès cette semaine

Également lundi, au terme d'une journée d'audition bien remplie, le juge Riordan a sondé les défendeurs d'Imperial Tobacco Canada, de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald pour savoir s'ils estimaient avoir quelque chose à ajouter lors d'une prochaine journée d'audition prévue jeudi, et qui cette fois-ci serait la dernière, indiquait-il. Me Deborah Glendinning, Me Simon V. Potter et Me Guy Pratte ont répondu qu'ils feraient peut-être d'ultimes et brèves représentations, et il n'était pas exclu que ce soit seulement par écrit dans les deux derniers cas.

Lundi, tous les procureurs des recours collectifs et leurs associés et stagiaires ont fait acte de présence dans la salle pour entendre les ultimes représentations des porte-parole de la partie demanderesse André Lespérance, Philippe H. Trudel et Bruce W. Johnston. Dans les rangs du public, il y avait des observateurs du Conseil québécois sur le tabac et la santé, qui est à l'origine du recours des personnes atteintes d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou de la gorge, et Mme Cécilia Létourneau, qui est la représentante des personnes atteintes de dépendance au tabac.


L'épidémiologie et les experts de la défense

Me Lespérance a voulu s'assurer que le juge Riordan ne perde pas de vue qu'au-delà des critiques méthodologiques que des témoins-experts de la défense ont livré du rapport de l'épidémiologue québécois Jack Siemiatycki, il y a une grande similitude entre les estimations du professeur de l'Université de Montréal et leurs propres estimations sommaires de la proportion des cancers du poumon qui est due à l'usage de la cigarette.

Lors de contre-interrogatoires, le statisticien Laurentius Marais et le pathologiste Sanford Barsky ont tous tous admis qu'entre 90 et 95 % des cancers du poumon sont causés par le tabagisme. Quant à l'épidémiologue américain Kenneth Mundt, il avait, lors d'un de ses témoignages d'expert à un autre procès, en 2000, déjà avalisé le processus d'estimation qu'a utilisé aussi le professeur Siemiatycki.

Me Lespérance a souligné que depuis 50 ans, tous les organismes de santé publique se sont entendus pour affirmer que l'usage du tabac est la principale cause de cancer du poumon. De nos jours, les compagnies de tabac l'admettent aussi, de dire le procureur des demandeurs, mais elles refusent hélas de faire le calcul pourtant simple du nombre de victimes que cela entraîne.

L'avocat a rappelé que l'amiante est maintenant un matériau interdit (dans la plupart des pays du monde) et il expliqué que 20 ans d'exposition à la poussière d'amiante ne multiplie même pas autant le risque d'être atteint d'une maladie pulmonaire que 5 paquets-années de cigarettes consommées.

Avec le ton qu'employait le procureur Lespérance pour parler des lamelles et du microscope du Dr Barsky, le juge ne pouvait pas oublier que les recours collectifs ont, dans leur argumentaire écrit final, reproché aux compagnies défenderesses d'avoir abusé des procédures dans le procès.

Me Lespérance a aussi cité le paragraphe 48 d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec daté du 13 mai dernier qui établit que l'article 15 de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS) de 2009 s'applique à la cause qu'entend le juge Riordan, en vertu des articles 24 et 25 de ladite loi.

extrait de la LRCSS de 2009

Le beurre et l'argent du beurre

Suivant André Lespérance, Philippe Trudel s'est attardé aux contradictions communes de la défense des trois compagnies de tabac.

Celles-ci ont fait valoir que l'apparition sur les paquets de cigarettes au Canada, en septembre 1994, de mises en garde contre la dépendance empêche qui que ce soit de prétendre ne pas avoir été prévenu du caractère dépendogène du produit. En somme, les personnes déjà dépendantes qui achetaient lesdits paquets auraient été prévenues.

Mais outre le fait que lesdites mises en garde étaient attribuées à Santé Canada, ce qui sous-entend que l'industrie n'était pas d'accord, qu'en est-il des mises en garde au reste du grand public et durant l'ensemble de la période commencée en 1950 ?

Le procureur Trudel a dit que les défendeurs ne peuvent pas prétendre que tout le monde a vu les mises en garde contre la dépendance adressées à l'ensemble du public et qui étaient imprimées (en petits caractères) au bas des annonces de cigarettes, et prétendre que les annonces de cigarettes n'ont pas été vues par tout le monde et qu'il faudrait prouver cela. L'avocat croit plutôt que la publicité a eu comme effet de ralentir la chute de la prévalence du tabagisme dans la société et a rappelé que plusieurs tribunaux canadiens, dont la Cour suprême du Canada en 2007, ont déjà conclu à l'influence de la publicité du tabac sur les non-fumeurs (autrement dit, pas seulement sur les clients des concurrents).

Me Trudel a aussi rappelé que le (plutôt libéral) ministre fédéral de la Santé de 1972 à 1977, Marc Lalonde, avait déjà demandé à l'industrie de cesser d'associer à des marques de cigarettes des activités qui nécessitent une excellente forme physique (pièce 1558 au dossier). Puis M. Lalonde a déploré, lors d'un contre-interrogatoire devant le juge Riordan en 2013, ne pas avoir eu jadis davantage de budgets pour faire de la contre-publicité en matière de tabagisme.


Était-il légal de ne pas respecter ce qui tenait lieu de loi ?

Au juge Riordan qui remarquait que la vente aux mineurs de 16 et 17 ans n'a été interdite qu'après 1994, Me Trudel a aussi tenté d'expliquer que si le législateur n'a pas interdit la publicité avant la Loi réglementant les produits du tabac (entrée en vigueur le 1er janvier 1989 et aussitôt contestée par l'industrie devant les tribunaux), c'est parce qu'il avait longtemps présumé que l'industrie cigarettière appliquait son code d’auto-réglementation, alors qu'elle l'a au contraire souvent violé, comme le procès l'a montré. (À ce sujet, on peut entre autres relire notre édition relative au 185e jour.)

Me Trudel est cependant parvenu à rappeler l'existence de l'article 1457 du Code civil du Québec qui fait une obligation de bonne conduite à toute personne, sans égard au fait que son produit soit légal ou non, ou que la publicité du produit soit autorisée ou non.

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

1991, c. 64, a. 1457.

Ayant pris le relais de son associé dans l'après-midi, Me Johnston est revenu sur la question de la publicité visant les adolescents en soulignant que tous les témoins de faits issus de l'industrie se sont défendus d'avoir jamais tenté de recruter des nouveaux fumeurs chez les jeunes non-fumeurs. Mais pourquoi se gêner si c'était légal et que l'argument de la légalité du produit sert aujourd'hui à disculper l'industrie de sa conduite passée ?

L'avocat a ridiculisé l'idée suggérée lors de leurs témoignages par certains anciens cadres du tabac, l'idée que l'industrie n'avait pas besoin de recruter des jeunes parce qu'elle avait « assez de clients » sans cela. Mais pourquoi se priver de ventes additionnelles si c'était légal, si ce n'était pas répréhensible ?


Des fumeurs ne savaient rien d'utile sur le danger du tabac

Après s'être livré, comme ses coéquipiers Lespérance et Trudel, à une courte analyse de jurisprudence, concernant notamment les affaires Bou Malhab contre Diffusion Métromédia CMR Inc et De Montigny contre Brossard (succession) (que les deux camps ont cité ces dernières semaines devant le juge Riordan), Me Johnston est revenu sur la notion de « connaissance commune » chère aux historiens qui ont témoigné comme experts pour le compte de l'industrie.

L'avocat a souligné que cette approche a mené tant Jacques Lacoursière que David H. Flaherty à sous-estimer gravement l'ampleur du discours publicitaire dans la presse et à exclure les annonces de cigarettes de leur analyse sur la connaissance qu'avait la population des méfaits du tabac, comme si la publicité n'avait pas pour effet d'entraîner une tragique relativisation des dangers du tabagisme évoqués ou rapportés par les articles des journalistes.

A contrario, Me Johnston a cité des extraits du rapport d'expertise du politologue Raymond Duch, mandaté par l'industrie pour étudier les sondages sur les perceptions des fumeurs et du public. Il en est de nouveau ressorti qu'on observait de grands nombres de personnes qui déclaraient dangereux à peu près n'importe quoi, et de fortes proportions du public pour se montrer incapables de comparer valablement les dangers sérieux du tabagisme et d'autres risques pour la santé plus mineurs, voire imaginaires. Durant la période couverte par le procès, soit de 1950 à 1998, il y a eu des moments où des sondages montrent que de nombreux fumeurs craignaient davantage la pollution atmosphérique que les effets de leur toxicomanie. En somme, ils ne se croyaient pas plus exposés à des risques pour la santé que les non-fumeurs. Ce genre de croyance en son immunité est particulièrement fréquente chez les jeunes, selon le Dr Juan Negrete, dont Me Johnston a rappelé le témoignage de 2013.


Pas de fumeurs à la barre des témoins: normal

Le procureur Johnston a aussi mentionné plusieurs causes en recours collectif où AUCUN membre des groupes de personnes qui présentaient des réclamations n'a eu à comparaître devant le tribunal, ce qui n'a pas empêché la justice de suivre son cours. Il a notamment mentionné des recours collectifs que son propre cabinet a piloté, comme celle de personnes induites en erreur au sujet du crédit à la consommation par des publicités, celle de détenteurs de cartes de crédit à qui furent chargés illégalement des frais de conversion de devises ou celle de femmes qui avaient dû payer pour obtenir à temps dans le secteur privé un service médical, un avortement, censé être assuré par la Loi de l'assurance-maladie.

Me Johnston a souligné que les compagnies de tabac ont longuement interrogé Mme Cécilia Létourneau, la représentante des personnes dépendantes, avant le procès actuel (En 2008 ?), elles mais n'ont pas voulu enregistrer en preuve sa déposition préliminaire, alors que c'était possible.

Citer aujourd'hui, comme l'a fait Me Suzanne Côté en novembre, de larges extraits du jugement de mars 1998 de l'Honorable Gabriel De Pokomandy de la Cour du Québec pour nier à Mme Létourneau son droit de réclamer un dédommagement n'est pas seulement disgracieux, c'est trompeur, puisque les jugements défavorables de la section des petites créances de la Cour du Québec, qui sont sans appel et dont les débats ne sont pas sténographiés, n'ont pas l'effet de priver qui que ce soit de présenter des réclamations d'un montant supérieur, fut-ce en rapport avec le même préjudice. Et surtout, le jugement a été obtenu après que le témoin Ed Ricard, qu'Imperial Tobacco Canada faisait comparaître devant le juge De Pokomandy en décembre 1997 pour s'opposer à la réclamation de Mme Létourneau, ait induit ce juge en erreur. (Puisque l'affaire était instruite devant la section des petites créances, Mme Létourneau n'avait pas d'avocat pour faire une recherche et répliquer. À l'inverse, Imperial avait obtenu une permission spéciale d'être représentée par une avocate.)

M. Ricard avait alors prétendu qu'il existait une entente entre le gouvernement du Canada et l'industrie du tabac à l'effet de priver les cigarettiers du droit de faire la moindre allégation en matière de santé. Le procès devant le juge Riordan depuis 2012 a permis de voir que cette entente était une fabulation (que M. Ricard n'était pas le seul à vouloir croire chez Imperial, si on se souvient notamment du témoignage d'Anthony Kalhok en 2012). Au surplus, la partie III, article 16, de la Loi sur le tabac d'avril 1997 stipulait déjà
La présente partie n’a pas pour effet de libérer le fabricant ou le détaillant de toute obligation — qu’il peut avoir, au titre de toute règle de droit, notamment aux termes d’une loi fédérale ou provinciale — d’avertir les consommateurs des dangers pour la santé et des effets sur celle-ci liés à l’usage du produit et à ses émissions.
Et cet article était une reprise de l'article 9, paragraphe (3) de la Loi réglementant les produits du tabac entrée en vigueur en 1989. C'est dire si la volonté du Parlement fédéral canadien était claire et bien avant décembre 1997.

Me Johnston a souligné que si le défilement souhaité par l'industrie de fumeurs à la barre des témoins devant le juge Riordan visait à faire admettre à ces derniers que leur médecin leur a déjà recommandé d'arrêter de fumer, la partie demanderesse dans le présent procès s'est toujours montré prête à faire cette admission, car la « faute » des fumeurs ne diminue en rien la responsabilité civile des cigarettiers.

Il semble que si aucun membre d'un des deux recours collectifs présents n'est comparu devant le juge Riordan durant le procès, c'est parce que c'était inutile, et que c'est aussi ce qu'ont conclu les défendeurs des cigarettiers. Alors pourquoi se plaindre encore cet automne ?

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Parmi l'auditoire au procès lundi, il y avait aussi deux historiens, un professeur dans une université québécoise et l'autre dans une université ontarienne, qui se sont intéressés ces dernières années au tabagisme comme phénomène socio-culturel dans la première moitié du 20e siècle ou bien aux relations discrètes entre des historiens canadiens et les compagnies de tabac.

Un jour, c'est peut-être sous la plume d'historiens que nos descendants apprendront qu'il s'est tenu entre mars 2012 et décembre 2014 à Montréal un procès très important, mais qu'il est passé inaperçu des contemporains.

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La dernière audition aura lieu le jeudi 11 décembre 2014.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès des victimes du tabagisme contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, IL FAUT 

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


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