mercredi 19 novembre 2014

250e jour - Imperial dit que les demandeurs n'ont pas prouvé que ses annonces racolaient les adolescents

Lundi, Imperial Tobacco Canada (ITCL) a terminé de présenter sa défense dans le procès en responsabilité civile intenté contre elle et deux autres compagnies de tabac canadiennes par deux groupes de personnes atteintes de dépendance ou d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou de la gorge qui reprochent aux trois cigarettiers leur comportement trompeur et irresponsable durant la période allant de 1950 à 1998.

Me Craig Lockwood
(photo extraite d'un vidéo-clip
du cabinet juridique Osler)
Me Craig Lockwood a terminé sa plaidoirie commencée vendredi avant de laisser le dernier mot à Me Deborah Glendinning.

Le procureur d'ITCL s'est particulièrement attardé à parler du marketing et de certaines incohérences de l'argumentation du camp adverse.


Pub « style de vie »

Me Lockwood a dit que l'industrie du tabac n'est pas la seule qui fasse ou qui ait fait usage de la publicité « style de vie » dans l'Histoire (c'est-à-dire de la publicité qui, au lieu de parler des qualités du produit, suggère au consommateur l'homme ou la femme qu'il pourrait être et qui, comme par hasard, semble consommer la marque de l'annonceur). Par conséquent, il n'y a pas lieu de reprocher la pratique de la publicité « style de vie » aux cigarettiers, d'autant que pendant des années, aucune loi n'a interdit cette pratique.

extrait du code d’auto-réglementation
de l'industrie canadienne du tabac
 version du 1er janvier 1972
L'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui instruit le procès, n'a pas été long avant de demander à l'avocat si le « code volontaire » de l'industrie canadienne du tabac (seule limitation en vigueur entre 1972 et 1989) ne désapprouvait pas le recours à pareilles techniques publicitaires. Me Lockwood a admis que ledit code incitait les cigarettiers à ne pas laisser entendre que l'usage d'une marque en particulier est indispensable au succès, notamment romantique. Mais interdire la publicité « style de vie », cela aurait été plus fondamental que ça, a grosso modo expliqué l'avocat d'ITCL.

Me Lockwood a montré au juge un mémorandum interne du ministère fédéral de la Santé datée de 1977 et qui montre qu'au moins un haut fonctionnaire doutait de la légitimité d'interdire à un fabricant, même de cigarettes, d'utiliser les meilleurs arguments en faveur de son produit. (pièce 20137.3 au dossier)

Comme le remarque Cynthia Callard dans la dernière édition de son blogue Eye on the trials, l'avocat d'ITCL semble avoir oublié qu'il y a aussi dans le dossier de la preuve une lettre datée de l'année d'avant où le ministre Marc Lalonde lui-même a demandé à l'industrie d'éliminer la publicité « style de vie ». (pièce 50001).


Des ados exposés collatéralement à la pub

Prenant le contrepied de la thèse soutenue en septembre par Me Philippe Trudel des recours collectifs (Ce n'est pas parce que c'est légal que c'est juste.), Craig Lockwood a tenté de convaincre le juge que « si ce n'est pas interdit textuellement par la loi, ce n'est pas condamnable ».

L'avocat d'ITCL avait préparé le terrain en soulignant qu'il n'y a pas eu de preuve scientifique que la publicité avait l'impact négatif (le recrutement de nouveaux fumeurs) que la partie demanderesse au procès lui prête. Cette dernière n'a pas montré où et combien de temps avait été diffusée telle ou telle annonce qu'elle a jeté sur les écrans de la salle d'audience depuis deux ans et demi. Le défenseur d'Imperial a aussi rappelé que les cigarettiers s'étaient eux-mêmes abstenu de faire de la publicité à la télévision après 1972, ce qui est un signe de bonne volonté.

Me Lockwood s'était aussi efforcé de fertiliser le terrain en soulignant qu'on ne peut pas sans tolérer l'exposition de certaines personnes d'âge mineur à la publicité des produits du tabac autoriser cette pub dans des médias imprimés dont seulement 75 % ou 85 % du lectorat est majeur.  C'est néanmoins ce que le législateur a autorisé (jusqu'à la loi actuelle pilotée par la ministre Aglukkaq de 2009).

L'avocat d'Imperial n'a pas mentionné que la Loi sur le tabac de 1997 a été votée après que la Loi réglementant les produits du tabac adoptée en 1988 ait été partiellement invalidée par la Cour suprême du Canada.

De toutes manières, le juge Riordan n'a pas mordu à l'hameçon, affichant plutôt ses doutes. On dirait qu'aux yeux du magistrat, si les (quatre puis trois) membres du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) se sont donné un code d'honneur et de politiques internes qui interdisent le ciblage des jeunes dans les campagnes de marketing, il y a des raisons, et il ne peut pas en faire abstraction dans le présent procès.

Personne ne peut dire si le juge écrira dans son jugement final que la raison est la suivante: le code d'auto-réglementation se voulait une solution de remplacement à des normes qui auraient été dictées par l'État si le projet de loi de 1971 n'était pas mort au feuilleton parlementaire en 1972. L'industrie pouvait-elle se moquer de ce qu'elle a toujours présenté comme un contrat moral avec le gouvernement ?


Conspiration ? Mais non, voyons.

Me Lockwood a soutenu que le CTMC était autonome par rapport à ses membres et qu'il n'était pas non plus la première étape d'une conspiration mais une organisation ordinaire de défense des intérêts d'un secteur industriel, un groupement d'ailleurs souhaité par le gouvernement, qui voulait en 1963 avoir un interlocuteur plutôt que quatre.

Devant Me Guy Pratte en octobre, le juge Riordan avait laissé entendre qu'un fabricant ne peut pas se dissocier aujourd'hui des agissements du CTMC s'il ne l'a jamais fait du temps où cet organisme existait et agissait. À Me Lockwood, le magistrat a signalé qu'il lui importait peu de savoir qui est à l'origine du CTMC.

Me Lockwood a cherché à faire valoir la relative indépendance d'Imperial Tobacco Canada par rapport aux associations internationales dont faisait partie l'actionnaire de contrôle de la compagnie canadienne, le groupe mondial British American Tobacco de Londres. Cette fois-là encore, le juge n'a pas semblé vouloir manger de ce pain-là.

*

Me Deborah Glendinning est revenue une dernière fois au lutrin pour servir les très prévisibles conclusions de la défense d'ITCL.  Si certains avocats prennent parfois le Romain Cicéron comme modèle d'éloquence, Me Glendinning doit avoir pris son modèle chez un compatriote de Cicéron, Caton, qui terminait tous ses discours par cette objurgation: il faut détruire Carthage.

Il faut rejeter la requête des fumeurs et anciens fumeurs qui réclament des milliards de réparations aux cigarettiers: qui n'avait pas compris? Chose certaine, le juge n'est pas un esprit lent.

Cette façon de l'avocate de tonner, en parlant des fumeurs et anciens fumeurs: « We don't know anything about those people ! » (Nous ne savons rien au sujet de ces gens-là.) avait quelque chose de gênant et de dégoûtant. Tandis que les participants au procès se dispersaient, l'auteur du blogue a eu l'impression qu'il y avait plusieurs personnes dans la salle, y compris dans le camp des avocats de la défense, qui auraient préféré que le rideau ait été tiré après les dernières paroles de l'affable Craig Lockwood.


Coup d'oeil sur le corps professionnel engagé dans le procès

Me Lockwood et Me Glendinning, tout comme Me Suzanne Côté et tous les autres défenseurs d'Imperial Tobacco Canada sont issus du cabinet juridique Osler, Hoskin & Harcourt, et non pas Osler, Harkin & Harcourt, comme l'auteur du blogue l'a erronément écrit plusieurs fois au cours de la dernière année. À l'oral chez tous les avocats au procès présidé par le juge Riordan, et même sur le site internautique de la firme, ce nom longuet semble en voie de disparition au profit du nom d'Osler, tout court.

Si on excepte les avocats George Hendy, Allan Coleman et Neil Paris, qui n'ont fait que quelques apparitions circonstancielles devant le juge Brian Riordan depuis 2012, Me Lockwood est le seul homme qui a été durant le procès affecté constamment à la défense d'ITCL, dominée numériquement par des juristes de sexe féminin (Glendinning, Côté, Nancy Roberts, Valerie Dyer, Nathalie Grand'Pierre, Sonia Bjorkquist, Silvana Conte, Louise Touchette). Les avocates n'y sont pas seulement nombreuses, elles ont joué un rôle actif bien que parfois discret, plutôt qu'un rôle de figuration. ITCL est la seule compagnie de tabac a avoir déjà eu une femme à sa tête, Marie Polet, mais ce n'est peut-être qu'une coïncidence.

L'équipe de défense de Japan Tobacco International - Macdonald, qui provient des cabinets Borden Ladner Gervais et Irving Mitchell Kalichman, compte plus d'hommes (Guy Pratte, Doug Mitchell, François Grondin, Patrick Plante, Kevin LaRoche, Daniel Grodinsky) que de femmes (Catherine McKenzie, Kirsten Crain, Nancy El Sayegh). Me McKenzie, malgré qu'elle aborde à peine la quarantaine, est l'humble doyenne du groupe car elle n'en est pas à son premier long procès impliquant le cigarettier Macdonald. Elle avait participé aux côtés de Doug Mitchell à l'action judiciaire lancée par l'industrie du tabac contre le gouvernement fédéral canadien pour faire invalider de larges pans de la Loi sur le tabac de 1997 qui semblaient violer la liberté d'expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. (La Cour suprême du Canada n'a pas été de cet avis. L'industrie n'a gagné qu'un peu de répit.)

L'équipe de défense de Rothmans, Benson & Hedges, issue presque exclusivement du cabinet juridique McCarthy Tétrault, semble plus massivement masculine (Simon Potter, Jean-François Lehoux, Pierre-Jérôme Bouchard, Adam Klevinas, Kristian Brabander, Michael Feder, Steven Sofer, Shaun Finn). L'avocate Emira Tufo a parfois assisté Simon Potter lors d'interrogatoires et d'un débat.

La petite équipe de procureurs de la partie demanderesse compte une seule femme, associée à tous les moments du procès et aux conciliabules stratégiques de son camp, Me Gabrielle Gagné, dont le juge Riordan n'a aucune chance d'avoir oublié la voix et la bonne humeur, régulièrement entendues, ou la correspondance électronique des derniers 32 mois, cumulativement des plus abondantes.

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Pour nos lecteurs que d'autres comparaisons intéressent, signalons que les deux tiers des juges à la Cour supérieure du Québec, tous districts confondus, sont des hommes.

Nos lecteurs de l'extérieur du Canada ne doivent cependant pas ignorer qu'il n'y a probablement aucun juge de la Cour supérieure du Québec dont la renommée actuelle auprès du grand public canadien approche celle de la juge France Charbonneau, qui a présidé, de mai 2012 jusqu'à la semaine dernière, une commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction.

Le procès qui s'achève bientôt devant l'honorable J. Brian Riordan n'a jamais été filmé. Toutes les rares photos que vous en avez vues ont été prises hors de la salle d'audience.

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Il y aura vendredi un débat sur le caractère confidentiel à donner ou non à certaines pièces au dossier de la preuve.

Les parties ont ensuite rendez-vous les 8, 11, 12 et 15 décembre. Le juge Riordan entendra alors les dernières mises au point et répliques des avocats des recours collectifs.

Le juge ne semble pas désespérer de mettre les avocats en vacances définitives du procès et de prendre la cause en délibéré avant Noël.