Il est assez facile de répliquer que si le grand public était au courant (de la gravité des maladies et de la probabilité d'être touché), les directions des compagnies auraient dû l'être au moins autant, sinon davantage, et auraient dû agir autrement qu'elles l'ont fait.
Les avocats qui travaillent pour les victimes des pratiques de l'industrie du tabac ont cependant choisi un autre angle d'attaque jusqu'à présent. Ils veulent montrer que plusieurs des personnes « au courant » ne croyaient pas vraiment aux méfaits, que les compagnies connaissent depuis longtemps les croyances du public, et que l'industrie s'est employée à entretenir plutôt qu'à dissiper les mythes rassurants et les doutes injustifiés.
Le 33e témoin au procès présidé par le juge Brian Riordan est un spécialiste des études de marché qui a travaillé pour Imperial Tobacco Canada (ITCL), à titre de salarié de 1982 à 1989, et occasionnellement à titre de consultant de cette compagnie depuis lors. Il s'appelle Philip Cadieux, a 56 ans, un côté flegmatique et une forte capacité de coopérer le moins possible à la découverte de toute la vérité par le tribunal. Un peu comme dans son curriculum vitae sur Linkedin, dont le lecteur a intérêt à savoir que « BAT Canada » désigne Imperial Tobacco Canada, puisqu'on chercherait vainement ce que cet ancien employeur produisait. Néanmoins, le témoin Cadieux assermenté semble s'être senti obligé de reconnaître qu'il voit une différence entre ce que les gens croient et ce dont ils sont au courant, concernant les méfaits sanitaires du tabagisme. Et quand Me Philippe Trudel lui a demandé s'il pouvait expliquer la différence, le témoin s'est imposé d'être éloquent : « Oui. Je suis au courant que le calendrier maya prédisait la fin du monde ce mois-ci, mais je ne crois pas ça.» (traduction)
Pourquoi le calendrier maya s'arrête au 21 décembre |
La verdeur de cette comparaison (qui a fait sourire le juge et fait ricaner le parterre) est à mettre en parallèle d'un commentaire de l'historien de la cigarette Robert Proctor au sujet de l'expression « propagande médicale » employée par des fumeurs opposés à la réglementation du tabac, jusque dans des lettres envoyées aux compagnies de tabac et conservées dans leurs archives. Les spécialistes de la santé publique ou des journalistes ont donc eu beau s’époumoner à mettre en garde, ils n'ont pas toujours été crus. Le professeur Proctor, dans son rapport d'expert, a d'ailleurs reproché aux chercheurs en histoire engagés par les cigarettiers, ce qui inclut le professeur d'histoire David Flaherty, de ne pas avoir tenu compte, entre autres, du discours publicitaire explicite ou implicite et des fausses controverses émanant directement de l'industrie du tabac ou financées discrètement par elle, et qui contrecarrent la transformation des mises en garde sanitaires en croyances.
Ironiquement, la comparution du spécialiste en marketing Philip Cadieux survient alors que trois juges de la Cour d'appel du Québec viennent de rendre vendredi un jugement unanime qui maintient une décision qu'avait prise en mai le juge Riordan d'autoriser le versement en preuve (et donc la divulgation au public) d'un rapport de recherche préliminaire de l'historien David Flaherty, une recherche commandée pour savoir et montrer que la population était « au courant » des méfaits du tabac. (Au courant et donc coupable, et pas l'industrie...)
La comparution de Philip Cadieux a permis l'examen ou le réexamen de documents iqui révèlent l'état d'esprit du public au sujet du tabac en différentes époques. Plusieurs de ces documents étaient accessibles tant à Imperial Tobacco qu'aux autres cigarettiers canadiens.
Ce que le témoin Cadieux a déclaré hier n'avoir jamais su, c'est : pourquoi la compagnie colligeait des renseignements sur l'intérêt suscité par divers événements commandités auprès de différents groupes d'âge, y compris d'âge mineur; quel usage était fait de renseignements qui montraient que de moins en moins de fumeurs utilisaient les cigarettes « plus douces » comme moyen d'apaiser leur crainte pour leur santé; pourquoi Imperial s'est intéressé aux soucis des consommateurs à propos du monoxyde de carbone (Certains témoins à ce procès ont affirmé qu'il n'y en avait pas assez dans la fumée pour qu'on s'en soucie.); pourquoi certaines questions concernant la santé étaient incluses dans des sondages dont Philip Cadieux lui-même a été l'analyste; et pour quelles fins la compagnie a interrogé les fumeurs afin de savoir l'âge qu'ils avaient lorsqu'ils ont commencé à fumer et à quel âge ils sont devenus des fumeurs réguliers.
Intéressantes questions, non ? Surtout pour un analyste du marché...
Il est permis d'espérer que l'interrogatoire d'aujourd'hui permettra à M. Cadieux d'éclairer davantage le tribunal et le public clairsemé de la salle. ;-)