Pendant ces deux jours, aucun témoignage n'a été entendu. Les avocats des recours collectifs et des compagnies ont discuté du versement, dans le dossier des pièces en preuve, de divers documents que la partie demanderesse juge pertinents. Les deux parties ont soumis à l'appui de leurs points de vue différents arrêts judiciaires qui semblent faire jurisprudence, ainsi que des articles de doctrine. Le français a été utilisé plus que d'habitude. Dommage d'avoir manqué cela...
Les lecteurs à l'aise avec l'anglais et qui veulent plus de détails devront lire les éditions Day 94 (relative à la journée de mercredi) et Day 95 (jeudi) du blogue Eye on the trial de Cynthia Callard.
*
C'est aussi ce jeudi 13 décembre qu'est devenu accessible en ligne le texte d'un jugement de la Cour d'appel du Québec qui fait suite à une audition devant ce tribunal qui a eu lieu le 4 décembre dernier, et dont ce blogue faisait état la semaine dernière.
Voir le reportage à la section A.
Puis, le vendredi 14 décembre, il y a eu à la Cour supérieure du Québec, au 15e étage du palais de justice de Montréal, devant le juge Stéphane Sanfaçon, une audition des parties à un troisième « procès du tabac », le plus jeune des trois.
Voir le reportage à la section B sur le « procès trois ».
* *
A) CONTESTATION DE LA LRCSS : un appel rejeté
La semaine dernière, ce blogue faisait état d'une action en justice lancée en 2009 et qui concerne la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS). Imperial Tobacco Canada, JTI-Macdonald et Rothmans, Benson & Hedges mettent en question la constitutionnalité de cette loi adoptée en 2009 par le Parlement du Québec.
(Les juges de la Cour d'appel, comme celui de la Cour supérieure dont la décision de février dernier était l'objet de l'appel, ont utilisé l'expression « constitutionnalité » concernant la LCRSS, même si la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (CDLP), que les cigarettiers invoquent en appui de leur contestation en justice, ne fait pas textuellement partie des lois constitutionnelles canadiennes de 1867 et de 1982. C'est par contre le cas de la Charte canadienne des droits et libertés, qui figure en préambule de la Loi constitutionnelle de 1982.)
Dans cette affaire judiciaire où l'industrie du tabac constitue la partie demanderesse et faisait appel, la Cour d'appel du Québec a rendu le 5 décembre son très bref jugement unanime de maintien de la décision du juge de première instance relative à la production de certains documents requise par les compagnies de tabac.
Conclusion pratique de tout cela : l'équipe de juristes du Procureur général du Québec est donc dispensée d'une corvée qu'on sait maintenant sans pertinence, et le procès de la loi va pouvoir reprendre son cours.
* * *
B) ACTION EN RECOUVREMENT DU COÛT DES SOINS DE SANTÉ : un sursis demandé
carte d'assurance-maladie québécoise visible sur le site de la Banque d'images en univers social |
Me Guy Pratte et Me Silvana Conte, pour le compte de l'industrie, ont cherché respectivement à convaincre le juge Sanfaçon de la nécessité de suspendre le procès et de l'absence d'obstacles juridiques à ce faire.
Me André Fauteux, pour le compte du Procureur général du Québec, a fait valoir l'absence d'une justification suffisante pour que le tribunal accueille la requête des cigarettiers.
L'honorable Stéphane Sanfaçon a annoncé qu'il rendra sa décision en janvier.
Voyons maintenant plus en détails les plaidoiries des avocats.
Guy Pratte et Silvana Conte
Me Pratte (étude Borden Ladner Gervais) a souligné que la requête de l'industrie cherche la suspension d'une action judiciaire qui découle d'une loi, et non une suspension de cette loi (LCRSS).
Celui qui est aussi un défenseur de JTI-Macdonald dans le procès en recours collectifs, tiré à quatre épingles, ce qui semble faire partie du personnage, a fait valoir que la poursuite intentée par le gouvernement du Québec contre les cigarettiers, bien qu'elle prétende s'appuyer sur un motif d'intérêt public, se distingue de moult poursuites de la Couronne en ce qu'un jugement final (ou un règlement) retardé n'a pas d'effet immédiat sur la population (sur la santé de la population).
Plus tard, après une question du juge Sanfaçon, Me Pratte a fait une allusion à la loi fédérale qui a permis au gouvernement d'Ottawa d'imposer des mises en garde sanitaires sur les emballages de produits du tabac et que l'industrie avait contestée. Dans ce cas, il y avait un impact immédiat sur la population. À écouter l'avocat des cigarettiers, il semble qu'avec le cas de la présente contestation judiciaire (procès 2), il n'y a pas de coût du fait des « années perdues » (dans le procès 3), puisque le gouvernement du Québec, s'il gagne finalement sa cause (dans le procès 3), se fera simplement payer davantage d'intérêts par les compagnies condamnées.
Me Pratte a mentionné que le gouvernement du Québec a pris quatre ans, à la suite d'un jugement de la Cour suprême du Canada favorable à la cause du gouvernement de Colombie-Britannique, pour faire adopter une loi (la LCRSS) autorisant une poursuite judiciaire en recouvrement du même type que la britanno-colombienne. Le Procureur général du Québec a encore pris trois ans avant de lancer l'action judiciaire elle-même. (La requête introductive d'instance date de juin 2012.). Conclusion : cela ne doit pas être urgent.
Guy Pratte s'est ensuite employé à montrer quelles seraient les conséquences, les « préjudices irrémédiables » pour les compagnies, d'un procès mené selon des règles de preuve issues d'une loi qui pourrait être déclarée inconstitutionnelle. Il a parlé de l'accès aux dossiers médicaux, au sujet desquels les règles sont changées par la LCRSS.
(Quel dommage que les juges Morissette, Dufresne et Kasirer de la Cour d'appel n'aient pas été dans la salle d'audience du juge Sanfaçon vendredi matin. Ils auraient entendu dire par Me Pratte que les demandeurs dans les recours collectifs (procès du tabac numéro 1) proclament ne pas avoir besoin de la LCRSS pour faire leur preuve. L'auteur du blogue n'a jamais entendu d'autre discours des avocats des recours collectifs et du Conseil québécois sur le tabac et la santé. Néanmoins, le mardi 4 décembre, Me François Grondin, du même cabinet juridique que Me Pratte et qui était assis juste à côté vendredi, plaidait devant la Cour d'appel pour la production par le Procureur général du Québec de certains documents du gouvernement préparatoires au projet de loi devenu la LCRSS, et il a alors laissé entendre que cette documentation permettrait aux compagnies de vérifier si des groupes à l'origine des recours collectifs contre l'industrie étaient derrière la LCRSS. La Cour d'appel a maintenant confirmé le jugement de première instance, défavorable aux cigarettiers, de sorte que la page est peut-être tournée sur la vie de cet argument, mais il est difficile de ne pas remarquer le culot ou la capacité de retournement rhétorique des avocats de JTI-Macdonald, que cela n'empêche pas d'être très courtois.)
Me Silvana Conte (cabinet Osler, Hoskin & Harcourt), qui est aussi de la défense d'Imperial Tobacco Canada dans le procès en recours collectif, a très logiquement enchaîné son réquisitoire sur celui de son confrère. L'avocate s'est employée à démontrer au juge Sanfaçon qu'il n'y avait pas d'obstacles à l'ordonnance d'un sursis, après que Me Pratte avait cherché à en montrer la désirabilité.
André Fauteux
Le représentant du Procureur général du Québec (PGQ), Me André Fauteux, a estimé que la tentative des cigarettiers, de soulever toutes sortes de questions préliminaires à l'instruction d'une affaire, était passée de mode, à la suite de jugements des tribunaux québécois au milieu des années 1980. Il a cité quelques affaires retentissantes, que le juge Sanfaçon doit connaître, mais que l'auteur de ce blogue ignore.
Me Fauteux a estimé que le sursis demandé par les cigarettiers est souvent rallongé par des appels, ce qui le rend moins bref que ce que laissait entendre l'optimiste Me Pratte. La Cour suprême du Canada elle-même a limité le droit à des sursis de ce genre à des cas manifestes ou des situations exceptionnelles, et « nous sommes en ce moment dans une situation aux antipodes », a remarqué l'avocat du ministère public.
Fondamentalement, André Fauteux n'a rien remarqué dans les arguments de l'industrie qui n'ait pas déjà été traité lors de la bataille judiciaire concernant la loi de la Colombie-Britannique, une loi qui a servi de modèle à la loi québécoise de 2009. Le représentant du PGQ a remarqué que presque tous les articles de LCRSS invoqués dans les réquisitoires des cigarettiers sont similaires à ceux de la loi de la Colombie-Britannique dont la Cour suprême du Canada a validé la constitutionnalité en 2005.
Quant à l'article 23 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (CDLP), invoqué par l'industrie, Me Fauteux a martelé qu'il ne protège pas les droits substantifs mais seulement le droit à une procédure juste.
Jusqu'à un certain point, Me Fauteux a paru reprendre l'argumentaire servi par les avocats du gouvernement québécois au juge Paul Chaput de la Cour supérieure du Québec, en octobre 2010, lorsqu'ils ont tenté de faire déclarer irrecevable la poursuite de l'industrie contre la LCRSS, en vertu des principes de la chose jugée (en 2005 par la Cour suprême). Le juge Chaput a rejeté la requête et le juge Guy Cournoyer de la Cour d'appel du Québec a refusé un mois plus tard d'autoriser un appel de cette décision.
Tant Me Fauteux que Me Pratte n'ont pas semblé se désespérer de convaincre le juge Sanfaçon de prendre en considération le fond de la question, même si on ne lui a pas demandé pas de juger de la constitutionnalité de la LCRSS mais de l'opportunité de mettre le procès qu'il préside (procès 3) au congélateur pendant que le procès de la loi se fera (procès 2).
Le représentant du PGQ a fait valoir que si l'article 23 de la CDLP a la portée prétendue par les cigarettiers, des sections entières du Code civil du Québec ne pourraient jamais s'appliquer et le législateur ne pourrait jamais changer les règles du jeu social. Bref, ce serait un peu absurde.
L'usage des dossiers médicaux
La LCRSS prévoit l'exclusion de l'usage de dossiers médicaux qu'on puisse relier à des personnes en particulier, et rend admissibles des preuves épidémiologiques et sociologiques.
Toutefois, Me Fauteux a déclaré, en substance, que même si la LCRSS n'existait pas, les procureurs du gouvernement ne se serviraient pas des dossiers d'assurance-maladie des très nombreuses victimes du tabac, pour des raisons de principe (le respect de la vie privée) et par absence de besoin pour la preuve.
Le juge Sanfaçon s'est demandé si ce n'était pas l'ampleur d'une telle preuve détaillée qui expliquerait plutôt le refus du gouvernement de s'aventurer dans cette voie. Me Fauteux a nié que ce soit le cas et a plutôt évoqué une opération de dénominalisation des dossiers médicaux en cours à la Régie de l'assurance-maladie du Québec (RAMQ) et la réticence déjà connue de la RAMQ de livrer les dossiers.
Plus tard, Me Pratte a répliqué que les cigarettiers ont le droit de demander à voir des dossiers médicaux, quitte à promettre de respecter la vie privée. Vers la fin, quand Me Éric Préfontaine, avocat d'Imperial Tobacco, a voulu renchérir dans la réponse à l'argumentation de Me Fauteux, le juge a fait comprendre que les déclarations d'une partie n'engagent pas les autres parties et qu'il n'était pas nécessaire d'argumenter.
Dialogues avec le juge
Le juge Sanfaçon a paru curieux du sens que les avocats donnent à l'expression « intérêt public ».
Plus tôt, il avait demandé à Me Pratte si les lois n'étaient pas présumées d'intérêt public. Guy Pratte l'avait reconnu mais avait ajouté que la Cour suprême du Canada a déjà statué que l'intérêt public ne prime pas sur les droits fondamentaux.
Après avoir entendu les propos de Me Pratte sur la lenteur du gouvernement a agir sur une question censément d'intérêt public, comme le répétait alors Me Fauteux, le juge Sanfaçon a en a rajouté dans la veine argumentaire de Pratte sur l'absence d'urgence. Le magistrat a dit que le gouvernement a attendu en fait 40 ans pour faire adopter une loi, et pas seulement quelques années.
André Fauteux a paru avoir prévu cette objection (sans égard pour sa provenance).
D'une part, l'auditoire avait déjà deviné l'idée qu'agir tard vaut tout de même mieux qu'agir encore plus tard.
Par ailleurs, Me Fauteux a tenu à préciser que la poursuite qu'il dirige est une affaire de recouvrement et pas seulement une affaire de dommages-intérêts.
Mais plus concrètement, le représentant du PGQ a cité un extrait du journal des débats de l'Assemblée nationale où le ministre Yves Bolduc donnait la motivation fondamentale de la LCRSS et remerciait les groupes de lutte contre le tabagisme d'avoir dénoncé de longue date les méfaits sanitaires du tabac. Me Fauteux a évoqué le plan de lutte contre le tabagisme (dont la première version remonte à 1998) et a expliqué que ce n'est pas seulement depuis juin 2009 que le gouvernement du Québec combat le tabagisme et recherche la dénormalisation des produits du tabac.
Le juge Sanfaçon est de nouveau intervenu, cette fois pour demander comment la LCRSS rapproche des objectifs de dénormalisation. Le juge s'est demandé tout haut si c'était parce qu'un procès entrepris sous l'impulsion de la LCRSS servirait à l'éducation du public. L'intonation du juge trahissait cependant un certain scepticisme. Grosso modo, Me Fauteux a affirmé qu'en exposant l'histoire du tabac, on contribue à sa dénormalisation et on aide la santé publique.
Le juge a aussi montré son incrédulité en demandant à Me Pratte si le genre de préjudices dont ce dernier parlait n'était pas intrinsèque à toute poursuite en dommages. L'avocat des compagnies de tabac a répondu que commencer un procès alors qu'un tribunal a décidé qu'il était illégal est un préjudice extraordinaire.
De son côté, le représentant du Procureur général du Québec a cherché à prévenir le juge Sanfaçon qu'une suspension indéfinie et sur laquelle le juge de première instance n'a pas de contrôle porte atteinte à l'intérêt public et défavorise les délais raisonnables.
Le clou de la matinée ?
Ce qui a jeté dans la perplexité l'auteur de ce blogue, qui n'est pas encore au bout de ses découvertes du mystère des procédures judiciaires, c'est quand Me André Fauteux a dit, dans une de ses toutes dernières interventions, que les allégations et la preuve documentaire de sa partie ne prennent pas appui sur les dispositions nouvelles prévues par la loi (la LCRSS).
Vraiment ? Méchant paradoxe alors, que celui d'une loi censée permettre une poursuite extraordinaire et qui semble contribuer davantage à gêner une poursuite ordinaire (le montant réclamé mis à part).
Pour une raison qui n'a absolument rien à voir avec la bonne volonté des juristes présents dans la salle, il a été impossible à l'auteur du blogue de demander, juste après la clôture de l'audition, des éclaircissements.
Espérons que ce n'est que partie remise.