En parallèle du procès en recours collectifs contre les cigarettiers, événement dont vous lisez ici la chronique depuis mars dernier, et dont les prochains actes se joueront devant la Cour d'appel du Québec à partir du 9 août prochain, une autre action judiciaire contre les mêmes compagnies a été lancée au Québec en juin.
La Justice vue par Walter Allward |
Le bureau du Procureur général du Québec dans le district de Montréal a déposé le 8 juin dernier une requête en vue de faire entendre sa cause par la Cour supérieure du Québec.
Pour le moment, la date du début des auditions de ce procès n'est pas connue, ce qui est bien naturel. Les compagnies doivent notamment préparer leurs plaidoyers écrits. En outre, des torrents de documents devront être échangés, des calendriers seront discutés, des conférences de gestion d'un méga-procès devront avoir lieu, etc.
Il est aussi craindre que l'industrie multiplie les requêtes et motions en vue de retarder la tenue du procès, comme elle l'a fait dans les cas de la Colombie-Britannique et du Nouveau-Brunswick, des provinces engagées depuis plusieurs années dans une pareille cause.
Bref, beaucoup d'eau va couler sous le pont Champlain et le pont de l'île d'Orléans avant qu'on assiste aux plaidoiries inaugurales du procès en tant que tel.
Sur ce blogue, il faut quand même parler de certains événements qui ont précédé l'entrée du gouvernement du Québec sur la scène judiciaire et qui risquent d'influencer le déroulement à venir de l'affaire.
Il vaut aussi la peine de s'attarder à la requête introductive d'instance du ministère québécois de la Justice, car elle dit plus clairement que jamais ce que le gouvernement du Québec pense des cigarettiers.
Par son épaisseur (307 pages), son contenu et son existence même, ce document est déjà un clair désaveu de la thèse, souvent soutenue par les porte-parole de l'industrie, et reprise par des chroniqueurs, que les gouvernements et les cigarettiers sont des « partenaires ». Des partenaires comme cela, il est facile d'imaginer que l'industrie du tabac s'en passerait volontiers.
Printemps 2009 : de nouvelles règles du jeu
La Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac, pilotée par le ministre de la Santé et des Services sociaux Yves Bolduc, soutenue par les partis d'opposition, et votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en juin 2009, vise à faciliter les démêlés du ministère public devant les tribunaux. La poursuite maintenant lancée n'est donc pas une surprise, mais au contraire, la conséquence attendue de longue date d'une volonté politique clairement exprimée.
La loi libère expressément le gouvernement d'une obligation qui a été faite de façon récurrente à la partie demanderesse lors de procès sur les méfaits sanitaires du tabac au cours du dernier demi-siècle en Amérique du Nord : l'obligation de produire des dossiers et documents médicaux concernant un ou des bénéficiaires de soins de santé en particulier. Les législateurs québécois ont au contraire voulu protéger contre les regards indiscrets l'identité des victimes de maladies dues au tabagisme.
La législation de 2009 stipule aussi que les statistiques et renseignements tirés d'études épidémiologiques ou sociologiques pourront servir à établir la preuve du lien de causalité qui existe entre le manquement ou la faute d'un fabricant de tabac et les coûts des soins de santé à recouvrer, ou le lien entre l'exposition à un produit du tabac et la détérioration de l'état de santé des bénéficiaires de ces soins.
Quelques mois après que la loi ait été approuvée par le lieutenant-gouverneur, elle a été contestée par l'industrie devant la Cour supérieure du Québec, au motif qu'elle allait empêcher les compagnies de tabac de jouir d'un procès équitable, un droit qui leur serait supposément garanti par la Charte québécoise des droits et libertés ...de la personne.
En septembre 2010, lors d'une tentative infructueuse de faire déclarer irrecevable cette contestation judiciaire des cigarettiers, le ministère de la Justice a entre autres fait valoir que la loi québécoise était écrite sur le modèle de celle de la Colombie-Britannique, laquelle a déjà été jugée valide par la Cour suprême du Canada en septembre 2005, après que l'industrie ait prétendu en vain que la loi britanno-colombienne violait son droit à une défense entière garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.
D'ici la fin de l'année 2012 ou plus probablement en 2013, la Cour supérieure du Québec entendra donc, derechef ou en version améliorée, le réquisitoire des cigarettiers contre la loi de 2009 et la défense des substituts du Procureur général du Québec.
Une initiative de gouvernements provinciaux
C'est en novembre 1998 que le gouvernement de la Colombie-Britannique a lancé une poursuite contre l'industrie cigarettière, en lui réclamant des milliards de dollars et en l'accusant notamment de ne pas avoir entrepris suffisamment d'efforts pour rendre ses produits salubres alors qu'elle les savait toxiques; d'avoir négligé d'avertir les consommateurs; d'avoir fait de fausses représentations sur les niveaux de risque associés à l'usage de ses différents produits, et d'avoir conspiré pour dissimuler la vérité aux pouvoirs publics et aux consommateurs.
L'action en justice du gouvernement provincial suivait l'adoption à l'Assemblée législative à Victoria d'une deuxième loi justifiant et autorisant ladite poursuite, et modifiant les règles concernant la preuve admissible devant les tribunaux, au grand dam de l'industrie du tabac, habituée de venir à bout des plaignants par l'usure. La première loi avait été contestée avec succès en justice et le gouvernement avait préféré la modifier.
Cette deuxième loi fut aussi contestée par l'industrie devant les tribunaux.
Après que le test constitutionnel de la Cour suprême du Canada eut été passé en 2005, la Loi sur le recouvrement des dommages et des coûts des soins de santé imputables au tabac (Tobacco Damages and Health Care Costs Recovery Act) et la poursuite par le gouvernement de Victoria ont inspiré des démarches similaires dans les autres provinces canadiennes, en commençant par le Nouveau-Brunswick. Toutes les provinces disposent maintenant d'une loi sur le modèle de la Colombie-Britannique, et huit ont entamé un recours en justice.
En décembre 1998, après avoir concédé durant l'année un total de 35 milliards $US au Mississippi (premier État à avoir lancé une poursuite), à la Floride, au Texas et au Minnesota, l'industrie a conclu avec les 46 autres États une entente globale, surnommée Master Settlement Agreement, qui prévoit de leur verser 206 milliards $US sur 25 ans et des engagements de l'industrie de divulguer une masse de documents internes, de renoncer à plusieurs commandites d'événements et de restreindre son marketing. C'est ainsi, par exemple, que le cigarettier R. J. Reynolds a cessé de pouvoir utiliser la mascotte publicitaire Joe Camel. (En 1992, un sondage auprès d'enfants de six ans avait montré que Joe Camel leur était plus familier que Mickey Mouse.)
Les plus gros joueurs obligés de se défendre
Il est à noter que la loi québécoise de 2009 autorise une action en justice contre l'ensemble des offreurs de produits du tabac ayant opéré sur le marché québécois, ce qui aurait pu inclure de petits cigarettiers longtemps actifs mais aujourd'hui disparus, des fabricants installés sur des réserves iroquoises dans l'est du Canada ou des importateurs de cigarillos.
La requête de juin 2012 est cependant dirigé exclusivement contre quatre grands groupes d'intérêt qui ont dominé historiquement l'offre de produits du tabac au Québec depuis 1970, et qui sont encore là pour la plupart : British American Tobacco, Rothmans, Philip Morris et R. J. Reynolds.
Ni Imperial Tobacco Canada, ni Rothmans, Benson & Hedges, ni JTI-Macdonald n'ont été oubliés dans la requête du Procureur général du Québec, laquelle prend bien soin d'établir les liens de parenté corporatifs entre les multinationales et la succession parfois confondante de leurs diverses filiales en terre québécoise.
Le but d'un tel exercice est évidemment d'éviter de présenter finalement des réclamations à des corporations-bidons susceptibles de faire faillite afin de faire échapper à leur responsabilité civile de grands groupes financiers. Bref, les magnats du tabac à Londres, à New York, à Winston-Salem en Caroline du Nord et à Tokyo vont entendre parler du gouvernement du Québec.
Coup d'oeil sur le contenu de la requête
La requête introductive d'instance déposée par le Procureur général du Québec se lit comme une brillante récapitulation de ce que le monde de la santé publique canadien croit maintenant savoir du vecteur de l'épidémie de tabagisme qu'est l'industrie cigarettière. Entre autres phrases magnifiquement ciselées, on y lit ceci.
« 162. Dès la fin des années 1950, toutes les défenderesses savent que la fumée du tabac contient plusieurs composés cancérogènes. »
« 183. Dans leur documentation interne, les défenderesses reconnaissent avec constance que la nicotine est essentielles et que, sans elle, les gens cesseraient de fumer. »
« 192. En effet, les défenderesses identifient un phénomène de compensation qui fait en sorte que le fumeur d'une cigarette légère inhale autant de matières nocives que s'il fumait une cigarette régulière ou, à tout le moins, une quantité supérieure à celle qui, mesurée mécaniquement, est indiquée sur les paquets ou autrement rendue publique . »
« 199. Les défenderesses compilent constamment des données sur la consommation de tabac chez les enfants et les adolescents et savent fort bien qu'ils représentent la source principale de renouvellement de leur clientèle .»
« 203. Les fausses représentations et omissions des défenderesses constituent par ailleurs des manquements communs au sens de la Loi car toutes les défenderesses y participent, et ce, de façon concertée. »
Les 249 pages qui passent en revue la faute alléguée de chacune des défenderesses regorgent de références à des documents dont la plupart n'ont pas encore servi et ne serviront probablement pas comme pièces au dossier de la preuve au procès en recours collectifs commencé en mars à Montréal, lequel a tout de même permis de constituer un impressionnant dossier contre l'industrie.
Plusieurs des 1388 documents dont la production devant la Cour supérieure du Québec est annoncée proviennent de l'Université de Californie à San Francisco, qui gère la banque de documents de l'American Legacy Foundation, un organisme créé entre autres pour mettre à la disposition des chercheurs et des cabinets juridiques la montagne de documents internes que l'industrie a accepté de divulguer en application des ententes à l'amiable de 1998 avec les États américains.
Pour le moment, la seule chose que le Procureur général du Québec réclame, c'est de l'argent. Dans la requête déposée le même jour devant la Cour du banc de la Reine de l'Alberta par le Procureur général de cette province, celui-ci réclame en toutes lettres que l'industrie se voit obligée par la Cour de mette fin à ses fausses représentations, son marketing trompeur et ses pratiques commerciales injustes.
À l'Assemblée nationale au début de juin 2009, en commission de la santé et des services sociaux, lors de l'examen du projet de loi du ministre Bolduc, la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, Médecins pour un Canada sans fumée, l'Association pour les droits des non-fumeurs et la Société canadienne du cancer ont encouragé vivement l'État à attaquer de front l'industrie du tabac. L'inaction coûte plus cher que n'importe quelle poursuite.
(vidéo de l'audition des quatre groupes, durée 1h49min)