Le jeudi 9 août à Montréal, un panel de trois juges de la Cour d'appel du Québec a entendu de la part de deux représentants du Procureur général du Canada une demande d'autorisation d'en appeler d'une décision du 14 février 2012 du juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.
En février, quelques semaines avant le début du procès en responsabilité civile dont vous lisez les péripéties sur ce blogue, le juge Riordan a maintenu le gouvernement fédéral canadien dans la position de défenseur en garantie dans l'action intentée par des collectifs de victimes alléguées du tabac contre trois grands cigarettiers.
Ce même 9 août, les honorables Jacques A. Léger, Jacques R. Fournier et Clément Gascon ont aussi entendu les arguments des avocats quant au fond de la question, c'est-à-dire les raisons qui militent en faveur d'une révision de la décision du juge de première instance, servies par les représentants de la Couronne fédérale, ou les raisons qui militent en faveur de son maintien, servies par quatre avocats des trois cigarettiers.
Les compagnies de tabac attaquées en justice ont invoqué, dans l'action en recours collectifs au Québec à partir de février 2008, comme dix ans plus tôt dans la poursuite par le gouvernement de la Colombie-Britannique et comme en 2004 dans une action en recours collectif dans cette province, le rôle du ministère fédéral de l'Agriculture dans les années 1960, pour soutenir qu'elles avaient agi sous l'influence du gouvernement d'Ottawa. Celui-ci devrait donc être autant qu'elles tenu responsable des dommages sanitaires des cigarettes. C'est ainsi que la Couronne fédérale s'est trouvée impliquée dans l'affaire.
Or, en juillet 2011, la Cour suprême du Canada a mis le gouvernement fédéral hors de cause dans la poursuite lancée par la Colombie-Britannique ainsi que dans le recours collectif Knight contre Imperial. Les cigarettiers doivent désormais se défendre sans l'aide involontaire d'une tierce partie capable de défrayer la note à leur place. En avril dernier, dans une cause impliquant les mêmes adversaires autour du même enjeu, un juge du Nouveau-Brunswick s'est d'ailleurs estimé lié par l'arrêt du plus haut tribunal du pays.
Mais ce jugement qui est désormais en vigueur au Canada anglais a-t-il force de loi au Québec ?
Et si le juge de première instance pense que ce n'est pas le cas, et préfère s'appuyer notamment sur un autre arrêt de la Cour Suprême du Canada dans une autre affaire, la Cour d'appel du Québec devrait-elle nécessairement s'en mêler, à ce stade-ci ?
L'autorisation d'en appeler
Dans l'après-midi, l'avocat Simon Potter a affirmé que le Procureur général du Canada n'a jamais invoqué les recours collectifs au Québec dans ses plaidoiries devant la Cour suprême du Canada. Le défenseur de Rothmans, Benson & Hedges a estimé que la décision de février 2012 du juge Riordan en était une de gestion et non une contradiction des conclusions du plus haut tribunal du pays.
Me Potter a reproché au gouvernement d'avoir manqué depuis 2008 plusieurs occasions de tenter de s'extraire de sa position de défenseur en garantie en plaidant l'irrecevabilité bien avant que le procès en recours collectif commence. Pour boucler la boucle, Me Suzanne Côté (Imperial Tobacco) a ensuite fait valoir que le retrait du gouvernement à ce stade-ci, plutôt qu'après un jugement final de la Cour supérieure du Québec, allait nuire au déroulement du procès.
En parlant de Brian Riordan, Me Côté a dit « notre juge », un souriant choix de mots qui ne manquait pas de piquant quand on se souvient que toutes les tentatives de faire intervenir la Cour d'appel du Québec dans le procès présidé par le juge Riordan, à part celle dont nous parlons ici, sont venues de l'industrie, et particulièrement d'Imperial.
En matinée, Me Nathalie Drouin, pour le compte du Procureur général du Canada, avait déclaré qu'il serait contraire à l'économie de la justice de maintenir plus longtemps le gouvernement dans sa position de défenseur en garantie dans le procès des cigarettiers, alors qu'il est maintenant en mesure de prouver qu'il y a chose jugée dans cette affaire.
Me Drouin a fait valoir que le gouvernement fédéral n'avait pas demandé d'être sorti de la cause avant l'arrêt de la Cour suprême, afin de ne pas compliquer les préparatifs d'un procès qui s'annonçait lourd, avec pour but de faciliter la tâche du juge Riordan.
Res judicata et stare decisis
À l'appui de leur requête en cassation, sur le fond du problème, Me Drouin et Me Maurice Régnier ont plaidé la force du précédent (stare decisis) et qu'il y avait chose jugée (res judicata) par la Cour suprême du Canada. Si les Neuf sages d'Ottawa jugent unanimement que le gouvernement fédéral n'est pas imputable devant les tribunaux de ses actes de politique générale, mais seulement imputable pour d'occasionnelles fautes opérationnelles, cette immunité judiciaire doit exister dans toutes les provinces.
En examinant certains passages des jugements interlocutoires du 14 février du juge Riordan, incluant sa décision d'autoriser certains amendements à l'action en garantie d'Imperial impliquant le gouvernement fédéral, Me Régnier a mis en doute le bien fondé des décisions du juge de première instance.
Au bénéfice de l'ensemble des trois cigarettiers, les juristes Suzanne Côté (Imperial Tobacco) et Doug Mitchell (JTI-Macdonald) ont au contraire prétendu que la chose jugée, la force des précédents et la voie judiciaire ne sont pas les mêmes dans le régime de droit civil écrit du Québec, et en régime de droit coutumier anglo-américain (common law), comme dans le reste du Canada.
Le juge Léger a demandé à Me Côté pourquoi, si cette vision du droit est juste, Imperial Tobacco avait demandé au juge Riordan plusieurs amendements à son action en garantie impliquant le gouvernement fédéral. À Me Craig Lockwood dont le plaidoyer portait particulièrement sur la justification de cette démarche, le juge Gascon a fait admettre que l'immunité fédérale doit être la même dans toutes les provinces. Les juges Léger et Fournier ont aussi cité des articles du Code civil du Québec que l'argumentation de Me Mitchell semblait négliger, s'agissant de la responsabilité de l'État fédéral. À un certain moment, le juge Gascon a aussi demandé qu'on lui précise les endroits où la Cour suprême du Canada appuyait son jugement de juillet 2011 sur des références à la common law.
Les trois juges n'ont pas été plus tendres avec Me Drouin, à qui le juge Gascon a dit qu'il ne fallait pas parler plus vite quand on risque de déborder de son temps de parole, mais choisir ses arguments prioritaires.
En fin de compte, tous les juristes sont parvenus à se plier aux conditions fixées aux parties par le juge Nicolas Kasirer de la Cour d'appel quand il a convoqué le panel de trois de ses confrères, le 20 avril dernier.
Le juge Léger, qui présidait la séance du 9 août, a remercié chaleureusement tout le monde et annoncé que la Cour prenait le jugement de l'affaire en délibéré.
Faire traverser la rue à un procès
Tout comme le gros et haut bloc de granit noir et de verre teinté qui loge la Cour du Québec et la Cour supérieure du Québec à Montréal, et presque exactement en face, l'édifice de la Cour d'appel du Québec dans le district de Montréal est situé dans le Vieux-Montréal. (À Québec, cette cour siège dans le même palais de justice que les autres tribunaux.)
Alors que les salles d'audiences de la Cour supérieure du Québec ont un côté moderne, fonctionnel, aseptisé, clair, les salles de l'édifice à colonnade et à portes de bronze de l'autre côté de la rue Notre-Dame possèdent de hauts plafonds à lambris dorés et sont éclairées en bonne partie par des lampes torchères.
Les juges de la Cour d'appel ont des toges noires banales, sans l'étole écarlate des juges de la Cour supérieure ou le tricorne et la toge écarlate bordée d'hermine des juges de la Cour suprême.
Cependant, au-dessus du juge d'appel qui préside la séance, un grand panneau de bois verni supporte les armoiries de l'Angleterre, avec leurs devises en français médiéval Dieu et mon droit et Honi soit qui mal y pense. On sent que Robin des Bois aurait pu aboutir devant un panneau de bois de ce genre, si le shérif de Nottingham l'avait capturé.
Il est difficile d'imaginer que c'est en pareil endroit qu'on pourrait déclarer prochainement qu'un jugement de la Cour suprême du Canada ne s'applique pas, grosso modo parce que le Code civil du Québec existe.
En revanche, au-delà du paradoxe des images, il convient de noter que la Cour d'appel a souvent refusé d'entendre des appels sur des jugements interlocutoires dans la cause qui nous occupe, et n'a cassé aucune des décisions de l'honorable Brian Riordan depuis que celui-ci préside aux préparatifs du procès et au procès lui-même. Cela d'ailleurs au grand dam des cigarettiers qui contestaient ces jugements-là.
Ce que la Cour d'appel du Québec semble ne pas aimer, c'est de créer des précédents, comme d'entendre sans motif en béton un appel sur le rejet d'une requête en irrecevabilité jugée en première instance. Tant le juge Nicholas Kasirer, qui avait entendu la demande d'autorisation d'aller en appel le 20 avril, et qui avait préféré déférer l'affaire au panel de juges qui s'est réuni le 9 août, que le juge Gascon lors de l'audition du 9 août, ont demandé aux avocats du gouvernement fédéral de justifier solidement leur requête.
Qui vivra verra si les justifications étaient suffisantes, et le cas échéant, qui a raison sur le fond de l'affaire.