jeudi 30 août 2012

50e jour - 29 août - L'art de dégonfler quelques ballounes de l'industrie

Il arrive que plusieurs dizaines de paires d'yeux se penchent sur une masse de documents sans que personne ne voit la similitude entre deux documents dans le lot.  Puis un jour, quelqu'un en mesure d'utiliser sa propre découverte fait le recoupement.

Voilà ce qui est arrivé à l'avocat Bruce Johnston ce matin, et cela a donné à l'audition de mercredi un relief qui manquait aux deux journées précédentes, consacrées elles aussi à l'interrogatoire d'Ed Ricard, un témoin que la prudence extrême risquerait autrement de rendre un peu monotone.

Par dessus le marché, le tribunal a eu droit dans l'après-midi à un contre-interrogatoire du même témoin par l'avocat du gouvernement fédéral Maurice Régnier, un contre-interrogatoire dont la tournure a pris un peu tout le monde par surprise, et qui a permis de voir ou de revoir des documents éclairants, et utiles au client de Me Régnier.

Tout cela a fait en sorte que le tribunal n'a pas pu entendre le témoignage de Mme Rita Ayoung, que les procureurs des recours collectifs devront reconvoquer.


Comment « allumer » les jeunes

Parmi les documents examinés depuis mardi se trouvait une série de savantes études de marché, produites par la firme spécialisée Creative Research à partir de 1986, pour le compte d'Imperial Tobacco et de la brasserie Labatt, et portant sur les habitudes de vie et le système de valeurs des jeunes Canadiens, en rapport notamment avec le tabagisme.

Les échantillons se composaient d'environ 1400 personnes ayant répondu à un questionnaire en présence de l'interviouweur.

Dans le but de savoir comment « allumer » les jeunes consommateurs, l'analyse des spécialistes du marketing distinguait les comportements et opinions de différents types de jeunes, par exemple les autonomes, les carriéristes, les suiveux et les fêtards (en anglais, les TGIF, pour « Thanks God, it's Friday ! »).  Les TGIF comptaient pour presque le quart de la tranche d'âge.

Dans la bibliothèque d'Imperial, ces études avaient le nom de code CRY, pour Creative Research on Youth.

Des jeunes de quelle tranche d'âges ?  Eh bien, voilà où cela se corse.

Dans CRY30, adressée à Imperial en août 1988, l'échantillon à l'étude inclut des Canadiens de 13 à 24 ans.

L'analyse et les recommandations à propos des marques de cigarettes sont cependant censées concerner les jeunes de 18 à 24 ans.

Puis, dans CRY32, daté de novembre de la même année, on trouve une analyse et des recommandations du même genre, sauf que l'échantillon de référence est censé n'inclure que des jeunes de 18 à 24 ans.

Les attitudes des fêtards de 13-24 ans (à gauche) et des fêtards de 18-24 ans (à droite).
Le hic, c'est que la prévalence des différentes attitudes parmi les personnes interrogées est exactement la même dans les deux documents, alors que les populations à l'étude sont censées être différentes.  Au surplus, le diagramme est identique dans les deux rapports. Comme le copier-coller d'un étudiant pratiquant le plagiat sans aptitude pour la malhonnêteté, mais avec la complaisance du prof.  (L'histoire se passe toutefois avant l'invention des tableurs électroniques.)

Au bout de deux jours à examiner avec le témoin la confection des études CRY et notamment  la concordance des deux documents ci-haut mentionnés, le procureur Bruce Johnston a fini par demander à Ed Ricard si le langage employé ne visait pas à donner l'impression que la compagnie lorgne vers les 18 ans et plus alors qu'elle lorgne en réalité vers les 13 ans et plus.

« Absolument pas », a répondu le témoin, qui refusait la veille de se livrer à des raisonnements basés sur une arithmétique élémentaire et disait souvent « je ne sais pas ».

Trop fort, passe pas.

C'est peut-être le moment où la crédibilité du témoin a rendu son dernier souffle, même si M.Ricard est revenu après la pause qui a immédiatement suivi, pour répondre à d'autres questions, notamment par l'avocate d'Imperial Tobacco, Deborah Glendinning.

Les questions de Me Glendinning, admirablement formulées pour limiter les dégâts des derniers jours, ont permis au témoin de faire une série de réponses simples, avec une impeccable apparence de conviction.  Mais ce contre-interrogatoire a fourni au procureur Johnston une justification pour revenir à la charge encore une fois avec une question au témoin.

Les deux descendants d'Écossais ont alors de nouveau croisé le fer et Glendinning a lancé, à propos de la documentation examinée, et avec aigreur : « Les documents parlent d'eux-mêmes.»

Un ange est passé dans la salle. La défense venait de rentrer une rondelle dans son propre but.

Après la pause du midi, le procureur du gouvernement fédéral canadien, qui avait annoncé le printemps dernier et encore la veille qu'il aurait des questions à poser au témoin Ricard, a eu enfin la chance de le cuisiner.


Le témoin s'appuyait sur du ouï-dire

En mai, Ed Ricard avait déclaré que la raison pour laquelle Imperial ne pouvait pas limiter ses recherches aux fumeurs ayant l'âge légal pour acheter les produits était que les analyses devaient s'aligner sur le recensement du Canada, dont les données étaient (selon lui) disponibles seulement par groupes d'âges.

Me Maurice Régnier a soumis des éditions successives des résultats du recensement quinquennal effectué par Statistique Canada, remontant jusqu'à 1971. On pouvait y voir le nombre de Canadiens à chaque âge, par exemple le nombre de personnes ayant 13 ans, le nombre ayant 14 ans, le nombre ayant 15 ans, etc.

Le spécialiste du marketing a été obligé de dire qu'il n'avait pas une connaissance personnelle de cette réalité et que sa connaissance venait de ce que les chercheurs sous-traitants de la compagnie lui avaient dit.

Les documents n'ont pas été versés à la preuve, mais Me Régnier avait obtenu les aveux qu'il cherchait.

Ce fut la même chose à propos d'une supposée entente entre le gouvernement et les cigarettiers. Régnier avait servi plus ou moins la même médecine à l'ancien vice-président du marketing Anthony Kalhok le printemps dernier.

Pour couronner le tout, Me Régnier a demandé à Ed Ricard d'examiner des paquets de cigarettes. Pas des images, mais de vrais paquets, issus de « collection professionnelle » de l'avocat, qui représente le gouverment depuis plus de vingt ans.

M. Ricard n'a pas pu expliquer comment ces paquets avaient pu se retrouver sur le marché canadien avec des mises en garde sanitaires bilingues et libellés d'une façon que Santé Canada n'a jamais prescrit ou approuvé, si le code de l'industrie avait vraiment le caractère d'une entente, comme les cadres de l'industrie ont souvent présenté ce code d'autoréglementation.

Bien entendu, le procédé de Maurice Régnier a suscité un concert de récriminations du côté des défenseurs des compagnies de tabac.

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Jeudi, le tribunal entendra le témoignage de Pierre-Francis Leblond.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

Il y a aussi un moteur de recherche qui permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents