jeudi 14 juin 2012

42e jour - 13 juin - Comment faire appliquer une autoréglementation de deux pages et demie sans l'avoir lue

Pour rassurer les pouvoirs publics et éviter qu'ils légifèrent sérieusement, les trois grands cigarettiers au Canada se sont prétendument imposés par eux-mêmes, au début des années 1970,  un code d'honneur, un règlement de l'industrie, concernant la promotion et la publicité.

Dans l'actuel procès d'Imperial Tobacco Canada, JTI-Macdonald et Rothmans, Benson and Hedges, une très grande majorité des treize témoins qui ont comparu jusqu'à présent a mentionné ce fameux « voluntary code » ou « code volontaire » censé empêcher l'industrie de racoler les adolescents et les enfants.

L'auto-réglementation en question était l'une des missions du Conseil canadien de fabricants de produits du tabac (CTMC), pour qui le témoin de ce mercredi, l'expert en relations publiques Jacques LaRivière, a travaillé, d'abord comme consultant puis comme cadre salarié, de 1979 jusqu'en 1994, au moment où il a pris sa retraite.

Jacques LaRivière affirmant en 1985 que la fumée
secondaire ne constitue pas un risque pour la santé
Mais, de son aveu même, l'ancien pilier du comité des affaires publiques du CTMC n'a jamais lu ledit code, lequel a pourtant toujours tenu en peu de pages, même dans sa plus longue version versée au dossier de la preuve au présent procès.  (version de 1972, version de 1975, version de 1984) (le texte français suit le texte anglais)

Mieux encore, une révision dudit code s'est déroulée à l'époque où M. LaRivière travaillait au CTMC, qui n'était pas une grosse organisation, et il y a eu des plaintes ou des inquiétudes publiques à propos de la violation des règles concernant la distance entre une école et les annonces placardées dans les vitres de points de vente, ou concernant la clientèle visée par la publicité de certaines marques, notamment dans les transports en commun.
annonce du cigarettier Macdonald
dans un abribus de Toronto vers 1985

Au fond, le code d'autoréglementation de l'industrie était un tigre de papier, ou moins, comme le témoin LaRivière a fini par le reconnaître en substance lors de son interrogatoire par le procureur des recours collectifs Philippe Trudel.

Me Trudel : « Ai-je raison de dire que le CTMC était sans pouvoir au sujet du code volontaire ?

Jacques LaRivière : Il avait été adopté depuis un bon bout de temps et il concernait les plaintes d'un fabricant contre un autre.

Me Trudel:  Votre organisme recevait les plaintes du public et elles étaient transmises, mais vous n'aviez aucune influence sur leur traitement.

Jacques LaRivière: Ce serait la façon appropriée de le dire dans ces circonstances. »
(traduction libre de l'auteur du blogue)

L'interrogatoire s'est déroulé presque exclusivement en anglais, à la demande du témoin, « étant donné que la plupart des documents examinés sont dans cette langue », a-t-il précisé d'entrée de jeu, en français.

Comme l'avait annoncé avec admiration l'ancien chef de la direction d'Imperial Jean-Louis Mercier lors de son témoignage d'avril, M. LaRivière, un relationniste qui a notamment travaillé au Parlement de Québec au début des années 1960 comme reporter radiophonique pour Radio-Canada et CBC, puis comme conseiller de l'industrie du tabac à Montréal puis à Ottawa, maîtrise les deux langues.

Jacques LaRivière, qui a grandi dans la minorité francophone du Manitoba, s'est même permis de corriger discrètement son interrogateur québécois en parlant du « procès-verbal » au lieu des « minutes » d'une réunion.

La comparution de l'ancien relationniste principal de l'industrie canadienne a d'ailleurs servi à produire comme pièces en preuve devant la Cour supérieure du Québec une série de procès-verbaux de réunions de comités du CTMC.

Si ses 78 années ont fait perdre du souffle à Jacques LaRivière, qui témoignait d'ailleurs assis, elles n'ont aucunement entamé sa voix d'homme de radio, sa capacité d'utiliser un microphone sans casser les oreilles du tribunal ou sans se faire prier de parler plus fort, et sa mémoire des cassettes que l'industrie cigarettière sait jouer lorsqu'on pose des questions sur les méfaits sanitaires de ses produits ou sur les droits de l'industrie.

À force de tourner et de retourner ses questions de cent façons, Me Philippe Trudel est parvenu à faire dire à l'ancien relationniste du CTMC que l'industrie, à l'époque où M. LaRivière y travaillait, niait que l'usage du tabac cause des cancers, parce qu'un tel énoncé était « un absolu ».

Cependant, quand l'avocat des recours collectifs a voulu savoir, en le formulant à la façon injustement pointilleuse de l'industrie, si le témoin admettait que le tabagisme cause le cancer CHEZ CERTAINES PERSONNES, il s'est fait répondre, ô réponse typique des cadres de l'industrie : « je n'ai pas de formation médicale » (« I don't have a medical background.»).

Ce ne fut pas le seul moment où les réponses de Jacques LaRivière ont paru incomplètes aux auditeurs, jusque chez les défenseurs des compagnies de tabac comme Me Simon Potter, qui a annoncé que lui et ses collègues voulaient contre-interroger le témoin.

Ce dernier avait pourtant admis, en fin d'après-midi, qu'il avait eu mardi une brève rencontre avec des avocats des compagnies intimées, ainsi qu'une conversation téléphonique antérieure, en vue de préparer son témoignage.  Mais bon.

La comparution de M. LaRivière se poursuit aujourd'hui.

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Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
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