jeudi 7 juin 2012

38e jour - 6 juin - Le mercenaire

Bill Neville fut l'un des premiers lobbyistes professionnels au Canada et pendant de nombreuses années, il était aussi considéré comme l'un des plus compétents.

Aujourd'hui, il a été le 12e témoin à se présenter à la barre dans le cadre du procès contre les trois grandes compagnies de tabac actives au Canada, qui se déroule à Montréal. Il y a été convoqué afin de discuter de son mandat de consultant et de président du Conseil canadien des fabricants des produits du tabac, de 1985 à 1997.

Dans un costume sombre ne cachant guère ses épaules tombantes mais aussi une cravate d'un vert éclatant ainsi qu'un mouchoir assorti, le Bill Neville à qui la cour a eu droit ce matin ressemblait davantage à un membre de club de bridge pour aînés qu'à un mandarin chevronné. Mais le charme et l'intelligence qui l'ont maintenu au Rolodex de gens importants a très bien été mise en évidence. Ses réponses aux questions du procureur Bruce Johnston étaient directes, apparemment franches et souvent drôles. L'atmosphère dans la salle d'audience au cours de son témoignage était anormalement détendue et attentive.

Le CCFPT et le rôle du fédéral

Bill Neville a offert ses talents stratégiques aux compagnies de tabac à une époque où elles en avaient bien besoin – la période précédant, en 1988, l'adoption des premières lois canadiennes régissant le marketing du tabac, son étiquetage ainsi que les pratiques tabagiques dans les lieux sous réglementation fédérale. Bien que ces événements datent d'il y a belle lurette, ils constituent un enjeu central au cours de la période couverte par ce procès (1998).

Chaque compagnie impliquée dans ce procès a adopté comme position que le gouvernement fédéral devrait assumer une partie ou la totalité des responsabilités en cause du fait de son rôle dans l'établissement des politiques de santé. Des témoins d'Imperial Tobacco ont également déclaré qu'une entente avec Santé Canada leur a interdit de mettre en garde leurs clients quant aux conséquences des cigarettes sur la santé.

La preuve d'aujourd'hui mine cette suggestion de responsabilité du gouvernement fédéral. Elle indique jusqu'où l'industrie était prête à aller pour éviter, retarder et contourner les directives du gouvernement – et jusqu'à quel point elle pouvait influencer ces décisions.

Qu'en est-il de cette entente avec Santé Canada de ne pas permettre de mises en garde ? En réponse à la question directe de Bruce Johnston à savoir s'il existait des restrictions ou des entraves à la capacité de vos clients de communiquer avec les consommateurs ? M. Neville a répondu Pas selon la loi dont j'avais connaissance.

Un sincère représentant

En tant que président du CCFPT, M. Neville était imputable envers les chefs des trois grandes compagnies de tabac actuellement en procès (Imperial Tobacco / BAT, Rothmans, Benson & Hedges / PMI et JTI-Macdonald) et son travail impliquait davantage que le simple lobby de représentants du gouvernement: il a œuvré à influencer les syndicats et d'autres intervenants au sujet de la fumée secondaire, à élaborer des stratégies de recherche et à améliorer l'acceptabilité sociale du tabagisme (pièce 421).

Bien qu'il se décrive lui-même comme un « mercenaire » à la solde de l'industrie, M. Neville a tenu à préciser qu'il n'était pas un vendu et que la vision de l'industrie "concordait avec mes opinions." En réfléchissant aujourd'hui sur cette période, il a encore utilisé le terme « extrémiste » pour décrire ceux qui ont promu l'interdiction de la publicité au sein de Santé et Bien-être Canada. Il n'a pas eu de paroles tendres envers le Médecin-chef américain C. Everett Koop et a utilisé le terme « fanatique » pour décrire Gar Mahood dont l'organisation, l'Association pour les droits des non-fumeurs, a mené la campagne publique pour les lois sur le tabac au cours des années 1980.

(Gar Mahood, qui était dans l'assistance écoutant le témoignage de M. Neville, n'a pu s'empêcher de sourire suite à cette description, sachant que l'histoire ainsi que les 175 pays qui ont adhéré à des règles tout aussi « extrêmes » enchâssées dans la Convention-cadre pour la lutte antitabac sont de son côté).

Même après toutes ces années, M. Neville n'a toujours aucune sympathie pour des mesures banales de lutte contre le tabagisme telles que les mises en garde de santé. J'ai travaillé pour les industries de la bière et des spiritueux. Les gens savent que si vous buvez trop, vous pouvez avoir un accident de voiture. Mais vous n'allez pas trouver de bouteille de gin où il est inscrit "Ne buvez pas trop ou vous aurez un accident". Pourquoi l'industrie du tabac devrait-elle l'accepter ?

Une histoire perdue à jamais ?

Les documents du CCFPT déposés jusqu'à maintenant en cour apportent des précisions et des détails sur les activités de l'industrie visant à modifier les politiques en vigueur ainsi que les attitudes du public, mais il est impossible de savoir si toute la lumière sera un jour faite à ce sujet. Bruce Johnston a demandé à M. Neville si le CCFPT existait encore. Il n'y a personne à mon poste. Il peut exister légalement, mais il n'a pas de bureau, a-t-il dit. Et que s'est-il passé avec ses documents? Je ne le sais pas.

Franchement…

Juste avant le week-end de la fête des Patriotes, une audience eut lieu afin de déterminer si certains documents spécifiques d'Imperial Tobacco doivent demeurer confidentiels. Il était si important pour Imperial Tobacco de garder ces documents secrets qu'elle a demandé que cette audience se tienne à huis clos.

Hier, le juge Riordan a rendu sa décision et a convenu que la plupart des documents ne sont pas admissibles au statut de confidentialité (bien qu'il demeure possible qu'une information contenue dans l'un des documents puisse ne pas être rendue totalement publique). Imperial Tobacco a indiqué qu'elle allait demander de faire appel de cette décision, et a demandé que les documents ne soient pas mis à la disposition du public jusqu'à ce qu'ils sachent si un appel leur sera accordé.

Le témoignage de M. Neville se poursuit demain.

Texte original: Cynthia Callard



* * * *
Pour accéder aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse : https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.