Comme prévu, l'interrogatoire de John Broen, un ancien chef de la direction de Benson & Hedges et ancien vice-président aux affaires corporatives de Rothmans, Benson & Hedges, s'est terminé mardi. Après que le procureur Bruce Johnston des recours collectifs ait eu fini de poser ses questions, le défenseur de RBH Simon Potter a posé les siennes. Aucune autre partie au procès n'a demandé d'interroger le témoin après cela.
Le juge Brian Riordan a alors décidé de poser ses questions à lui au témoin. L'auteur de ce blogue, comme saisi de l'impression que quelque chose allait se passer, a noté l'heure qu'il était : 12:01 h.
Durant les treize minutes qui ont suivi, le magistrat a offert à John Broen une dernière chance d'être simple et vrai. Et par bonheur, le témoin n'a pas complètement raté cette chance. Tout l'auditoire était rivé à son fauteuil.
Interrogatoire par le juge Riordan
C'est à la rapidité dactylographique de la rédactrice-éditrice du blogue Eye on the trials, Cynthia Callard, que vous devez l'échange qui suit (traduction de Pierre Croteau). (La transcription de la sténographe officielle devrait être disponible mercredi midi sur le site des avocats des recours collectifs.)
Brian Riordan: Dans les compagnies où vous avez travaillé, les cigarettes étaient-elles considérées comme une cause de cancer du poumon ?
John Broen: (long silence) Ce n'est pas réellement une (question) à laquelle je veux répondre oui ou non. Dans les premiers temps, il y avait du scepticisme. J'ai toujours dit que cela PEUT causer (du cancer). Dans les premiers temps dans l'industrie, il y avait un sentiment général en ce sens que ce n'était pas absolument un lien prouvé. Je dis les premiers temps parce que j'ai été interrogé pour aussi loin qu'en 1957 pendant que j'ai été ici.
BR: Selon votre expérience personnelle ?
JB: Dans les premiers temps, oui, je pense que oui. Je ne pense pas que c'était publié comme ça l'est aujourd'hui et comme ça l'a été. En général, c'était admis par différentes compagnies d'une façon différente. « Cause » a pris un sens différent au fil des ans. Il y avait une reconnaissance que c'était risqué et une reconnaissance que cela pouvait causer le cancer.
BR: J'ai entendu un certain nombre de fois : « les cigarettes peuvent être une cause de cancer du poumon chez certaines personnes ».
JB: Peut-être pas exactement dans ces mots.
BR: Quels mots utiliseriez-vous ?
JB: Bien, peut-être que j'usais de sémantique. En général, c'était reconnu dans mes années dans l'industrie.
BR: Quand vous vous retrouviez avec les autres chefs de direction (de compagnie), vous avez sûrement parlé des risques sanitaires du tabagisme ?
JB: Pas vraiment. C'était l'affaire particulière d'une compagnie de prendre sa position particulière là-dessus.
BR: Aviez-vous un comité de direction dans votre compagnie ?
JB: Oui.
BR: Dans ces réunions, auriez-vu discuté des effets sur la santé ?
JB: Pas spécifiquement, parce que nous étions tous du même avis qu'il y avait une proposition risquée (a risky proposition) et que certaines personnes vont avoir des problèmes, des problèmes cardiaques, des problèmes pulmonaires. Le tabagisme a été associé à un méchant lot de maladies en tous genres, du cancer du colon jusqu'à... qu'est-ce qui ne l'a pas été. Nous ne sommes pas passés à travers une discussion sur ce sujet.
BR: Quand vous recrutiez des personnes pour des emplois de haut niveau, n'était-ce pas une question ?
JB: Je ne me souviens pas de ça. Je crois que les personnes se voyaient demander si elles avaient un embarras avec le tabagisme (a problem with smoking).
BR: Est-ce que les candidats vous interrogaient sur la position de la compagnie concernant les effets sanitaires du tabagisme ?
JB: Je ne sais pas. Je n'ai plus interviouwé personne après les environs de 1970. Je ne me souviens plus si c'était demandé. Je présume que oui.
BR: Y a-t-il déjà eu une discussion au sein de votre compagnie sur la façon de répondre à la question que je viens juste de vous demander : est-ce que le tabagisme est une cause de cancer ?
JB: Pas vraiment. Il y a un domaine à propos duquel je me suis fait demander si je recevais des directives. Je ne veux pas utiliser le mot directive dans le sens particulier de « directive de nos principaux actionnaires ». Mais nous regardions de près quelle était la position de nos principaux actionnaires. Comme position générale, nous avions tendance à suivre ce qu'ils disaient quand elles prenaient des positions en tant que compagnies internationales, telles que leurs positions sur le tabagisme et ses effets sanitaires potentiels.
BR: Alors elles ne vous disaient pas quoi dire mais vous vous assuriez que vous ne les contredisiez pas : est-ce c'est juste ?
JB: Elles n'ont jamais dit : « Tu ne tueras point » (comme le Premier commandement). Mais nous nous tenions au courant car nous voulions ne rien faire qui soit contraire ou différent de ce qu'elles faisaient.
BR: Vous avez fait plus que ça. Vous vous êtes tenus au courant et vous vous êtes assurés que vous vous conformiez.
JB: Il y avait une piste que nous avons pris en suivant ce qu'elles disaient. On ne se l'est jamais fait dire.
BR Vous étiez le président d'une des compagnies (canadiennes) durant un bout de temps. Avez-vous jamais donner l'ordre au vice-président aux affaires corporatives ou aux gens travaillant pour vous de dire : « suivons ce que la maison-mère dit » ?
JB: La seule personne qui était un porte-parole pour la compagnie était quelqu'un qui se rapportait à moi, John McDonald. C'était le porte-parole de la compagnie. Il était l'homme qui notait très soigneusement ce qui était dit sur cette question et ce sujet. Pas juste par nos maisons-mères mais ce qui était dit par nos compagnies-soeurs autour du monde. C'était une partie de son mandat. Il savait ce qui était dit et savait qu'il ne recevait jamais d'ordre lui disant quoi dire mais il savait que ce n'était pas correct de sortir des sentiers battus de ce que les compagnies disaient. Nous étions une très petite compagnie alors nous n'étions pas capables d'aller vérifier cette sorte de chose. En tant que petite compagnie, nous avons pris l'initiative de nous tenir au courant de ce qui était dit.
BR: Vous avez pris l'initiative de nous tenir au courant (de ce qui était dit) et vous vous êtes conformés.
JB: Oui.
BR: M. McDonald savait implicitement que c'était la direction à suivre ou si vous lui avez spécifiquement indiqué qu'il devait suivre leur voie (celle des maisons-mères)
JB: Je ne lui ai jamais dit de ne pas aller au-delà de ce qui a été dit quelque part d'autre. Il savait que c'était à quoi il devait s'en tenir, ce qui était aussi une position que d'autres compagnies prenaient sur ces questions.
BR: Avait-il un rôle dans le CTMC (Conseil canadien des fabricants des produits du tabac) ?
JB: Il participait au comité des affaires publiques. Il assistait à certaines de ces réunions, pas toutes.
Brian Riordan: A-t-il déjà mentionné que c'était discuté (les questions sanitaires) ?
John Broen: Pas que je me souvienne.
Contrebande et Loi sur le tabac
Parmi les quelques sujets sur lesquels le procureur Bruce Johnston a interrogé durant la matinée l'ancien dirigeant de RBH, mentionnons la contrebande dans l'industrie au début des années 1990 et la Loi sur le tabac de 1998.
Me Johnston a jeté sous les yeux du témoin Broen une analyse de 1993 de l'importance et des conséquences des transactions BMV (below market value) (pièce 911).
M. Broen a expliqué que ces transactions incluaient celles effectuées sur des cigarettes confectionnées avec du tabac cultivé dans les jardins de particuliers et, surtout, les transactions sur le marché noir, concernant des cigarettes usinées dont les taxes n'avaient pas été acquittées.
Dès septembre 1993, avant même l'arrivée au pouvoir fédéral d'une nouvelle équipe dirigeante, RBH s'attendait à une baisse de la taxation des produits du tabac. (Le gouvernement Chrétien à Ottawa, simultanément avec le gouvernement Johnson à Québec, ont procédé à une baisse radicale des taxes sur le tabac en février 1994.)
Lors des consultations publiques qui ont précédé l'adoption en juin 1998 de la première Loi sur le tabac (loi Rochon) par l'Assemblée nationale du Québec, l'industrie cigarettière avait préparé un mémoire dont elle a aussi livré oralement les grandes lignes en commission parlementaire. La contrebande du début des années 1990 a servi abondamment d'épouvantail. Devant les députés, la porte-parole du CTMC, Marie-Josée Lapointe, prétendit que cela représentait entre 40 et 60 % du marché. (Rappel : en 2008 et 2010, les trois grands cigarettiers canadiens ont reconnu qu'ils avaient alimenté le marché noir au début des années 1990.)
Par ailleurs, il n'y a rien d'étonnant à ce que les objections à loi Rochon contenues dans le document versé au dossier de la preuve (pièce 912, version anglaise du projet de mémoire) soient similaires aux objections effectivement soulevées par les porte-parole de l'industrie lors de leur comparution en commission parlementaire en mai 1998.
Ce qui a fasciné l'auteur du présent blogue, c'est de découvrir rétrospectivement que l'industrie s'inquiétait des pouvoirs que certains articles la Loi sur le tabac de 1998 (qui sont restés intacts dans la loi Couillard de 2005) donnent au gouvernement pour réglementer l'emballage et la composition des produits du tabac.
Vous pensez que la Loi sur le tabac pourrait fournir au gouvernement du Québec une base légale pour imposer des emballages uniformes et neutres aux produits du tabac, comme en Australie depuis décembre dernier ? L'industrie a perçu cette menace dès 1998, quand l'attention du public était surtout distraite par le sort des événements que l'industrie du tabac n'allait plus pouvoir commanditer.
BR: Y a-t-il déjà eu une discussion au sein de votre compagnie sur la façon de répondre à la question que je viens juste de vous demander : est-ce que le tabagisme est une cause de cancer ?
JB: Pas vraiment. Il y a un domaine à propos duquel je me suis fait demander si je recevais des directives. Je ne veux pas utiliser le mot directive dans le sens particulier de « directive de nos principaux actionnaires ». Mais nous regardions de près quelle était la position de nos principaux actionnaires. Comme position générale, nous avions tendance à suivre ce qu'ils disaient quand elles prenaient des positions en tant que compagnies internationales, telles que leurs positions sur le tabagisme et ses effets sanitaires potentiels.
BR: Alors elles ne vous disaient pas quoi dire mais vous vous assuriez que vous ne les contredisiez pas : est-ce c'est juste ?
JB: Elles n'ont jamais dit : « Tu ne tueras point » (comme le Premier commandement). Mais nous nous tenions au courant car nous voulions ne rien faire qui soit contraire ou différent de ce qu'elles faisaient.
BR: Vous avez fait plus que ça. Vous vous êtes tenus au courant et vous vous êtes assurés que vous vous conformiez.
JB: Il y avait une piste que nous avons pris en suivant ce qu'elles disaient. On ne se l'est jamais fait dire.
BR Vous étiez le président d'une des compagnies (canadiennes) durant un bout de temps. Avez-vous jamais donner l'ordre au vice-président aux affaires corporatives ou aux gens travaillant pour vous de dire : « suivons ce que la maison-mère dit » ?
JB: La seule personne qui était un porte-parole pour la compagnie était quelqu'un qui se rapportait à moi, John McDonald. C'était le porte-parole de la compagnie. Il était l'homme qui notait très soigneusement ce qui était dit sur cette question et ce sujet. Pas juste par nos maisons-mères mais ce qui était dit par nos compagnies-soeurs autour du monde. C'était une partie de son mandat. Il savait ce qui était dit et savait qu'il ne recevait jamais d'ordre lui disant quoi dire mais il savait que ce n'était pas correct de sortir des sentiers battus de ce que les compagnies disaient. Nous étions une très petite compagnie alors nous n'étions pas capables d'aller vérifier cette sorte de chose. En tant que petite compagnie, nous avons pris l'initiative de nous tenir au courant de ce qui était dit.
BR: Vous avez pris l'initiative de nous tenir au courant (de ce qui était dit) et vous vous êtes conformés.
JB: Oui.
BR: M. McDonald savait implicitement que c'était la direction à suivre ou si vous lui avez spécifiquement indiqué qu'il devait suivre leur voie (celle des maisons-mères)
JB: Je ne lui ai jamais dit de ne pas aller au-delà de ce qui a été dit quelque part d'autre. Il savait que c'était à quoi il devait s'en tenir, ce qui était aussi une position que d'autres compagnies prenaient sur ces questions.
BR: Avait-il un rôle dans le CTMC (Conseil canadien des fabricants des produits du tabac) ?
JB: Il participait au comité des affaires publiques. Il assistait à certaines de ces réunions, pas toutes.
Brian Riordan: A-t-il déjà mentionné que c'était discuté (les questions sanitaires) ?
John Broen: Pas que je me souvienne.
Contrebande et Loi sur le tabac
Parmi les quelques sujets sur lesquels le procureur Bruce Johnston a interrogé durant la matinée l'ancien dirigeant de RBH, mentionnons la contrebande dans l'industrie au début des années 1990 et la Loi sur le tabac de 1998.
Me Johnston a jeté sous les yeux du témoin Broen une analyse de 1993 de l'importance et des conséquences des transactions BMV (below market value) (pièce 911).
M. Broen a expliqué que ces transactions incluaient celles effectuées sur des cigarettes confectionnées avec du tabac cultivé dans les jardins de particuliers et, surtout, les transactions sur le marché noir, concernant des cigarettes usinées dont les taxes n'avaient pas été acquittées.
Dès septembre 1993, avant même l'arrivée au pouvoir fédéral d'une nouvelle équipe dirigeante, RBH s'attendait à une baisse de la taxation des produits du tabac. (Le gouvernement Chrétien à Ottawa, simultanément avec le gouvernement Johnson à Québec, ont procédé à une baisse radicale des taxes sur le tabac en février 1994.)
Lors des consultations publiques qui ont précédé l'adoption en juin 1998 de la première Loi sur le tabac (loi Rochon) par l'Assemblée nationale du Québec, l'industrie cigarettière avait préparé un mémoire dont elle a aussi livré oralement les grandes lignes en commission parlementaire. La contrebande du début des années 1990 a servi abondamment d'épouvantail. Devant les députés, la porte-parole du CTMC, Marie-Josée Lapointe, prétendit que cela représentait entre 40 et 60 % du marché. (Rappel : en 2008 et 2010, les trois grands cigarettiers canadiens ont reconnu qu'ils avaient alimenté le marché noir au début des années 1990.)
Par ailleurs, il n'y a rien d'étonnant à ce que les objections à loi Rochon contenues dans le document versé au dossier de la preuve (pièce 912, version anglaise du projet de mémoire) soient similaires aux objections effectivement soulevées par les porte-parole de l'industrie lors de leur comparution en commission parlementaire en mai 1998.
Ce qui a fasciné l'auteur du présent blogue, c'est de découvrir rétrospectivement que l'industrie s'inquiétait des pouvoirs que certains articles la Loi sur le tabac de 1998 (qui sont restés intacts dans la loi Couillard de 2005) donnent au gouvernement pour réglementer l'emballage et la composition des produits du tabac.
Vous pensez que la Loi sur le tabac pourrait fournir au gouvernement du Québec une base légale pour imposer des emballages uniformes et neutres aux produits du tabac, comme en Australie depuis décembre dernier ? L'industrie a perçu cette menace dès 1998, quand l'attention du public était surtout distraite par le sort des événements que l'industrie du tabac n'allait plus pouvoir commanditer.
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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information, puis
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