Comment l'autre entreprise parvient-elle à faire croître ses ventes ? Comment parvient-elle à croître plus vite que la nôtre ? Voilà des questions importantes que les dirigeants d'une entreprise se posent parfois en considérant les agissements et les résultats de ses concurrentes. Et voilà des questions auxquelles a tenté de répondre à l'été 1994 Connie Ellis, alors la directrice des études de marché chez Rothmans, Benson & Hedges (RBH).
Dans un document de 49 pages daté d'août 1994 et intitulé A strategic review -- The Canadian tobacco industry (pièce 762 au dossier), Mme Ellis livrait un magistral exposé sur la puissance du marketing, et c'est ce qui va principalement retenir notre attention aujourd'hui.
Ce n'est cependant pas Connie Elllis qui est comparue lundi au procès des trois grands cigarettiers canadiens devant la Cour supérieure du Québec, mais John Broen, un homme aujourd'hui âgé de 73 ans, qui a pris sa retraite en 2000 et qui était entré chez Benson and Hedges en 1967. Dans l'intervalle, M. Broen a passé les 33 ans dans le monde de la cigarette, chez B&H, puis chez Rothmans, puis chez RBH. (Rothmans et Benson and Hedges ont fusionné en 1986.)
C'est avec le témoin Broen que les procureurs des recours collectifs ont commencé hier de bâtir leur preuve de la culpabilité de RBH. En conséquence, deux défenseurs de cette compagnie ont pris les sièges immédiatement à côté de la barre du témoin, à la place des avocats de JTI-Macdonald qui y étaient au début d'octobre.
Cette disposition mettait aussi Me Simon Potter, le défenseur en chef de RBH, plus à même de secourir le témoin, parfois perdu dans les papiers, ou faisant mine de l'être. Me Potter avait par moment l'air d'un coach, à ceci près que ce sont les avocats de l'équipe adverse qui imposent à John Broen d'être sur la patinoire, alors qu'un coach le laisserait peut-être sur le banc.
Dans ce procès où les mémoires sont sélectives et le patinage un sport populaire, rarement l'auteur de ce blogue aura eu comme avec John Broen une impression aussi intense de fausseté, comme lorsque l'on fait jouer des cassettes sur un magnétophone qui ne tourne pas à la bonne vitesse. L'important, c'est cependant ce que le juge, toujours aussi impénétrable, en pensera, et pas votre serviteur.
Le témoin Broen n'a pourtant pas été poussé sur des sujets vraiment épineux lors de l'interrogatoire.
Si ça n'avait été que de quelques habiles interventions de sauvetage de Me Potter déguisées en objections, une technique également pratiquée par les autres défenseurs des cigarettiers depuis les débuts de ce procès, Me Bruce Johnston, le procureur des recours collectifs, avec ses abdominaux en fer forgé (L'avocat est aussi un marathonien.) n'aurait pas été gêné.
Mais il y avait aussi et surtout le bénéfice du doute accordé par le juge Riordan au témoin à chaque fois que ce dernier a fait mine de ne pas comprendre certaines questions, des questions qui n'étaient pourtant pas plus compliquées que les questions habituelles dans ce procès.
À défaut de pousser le témoin Broen à des aveux spectaculaires, l'interrogatoire a tout de même permis de faire verser quelques beaux documents au dossier de la preuve.
Quand Connie Ellis passait un savon à RBH
En avant-propos de sa « revue » du marché datée de 1994, Connie Ellis mentionnait les sources de renseignements factuels sur lesquelles elle appuyait son analyse (pièce 762). S'y trouvaient notamment les documents divulgués par les cigarettiers lors de leur contestation en justice de la Loi réglementant les produits du tabac, au tournant des années 1990. S'y trouvaient aussi des témoignages personnels de concurrents recueillis par Mme Ellis, témoignages dont on ne saurait pas dire ce qu'ils doivent à la vantardise masculine des « bons coups » et aux interprétations de Mme Ellis a posteriori.
N'empêche que le rapport de Connie Ellis aux cadres de RBH est une véritable ode au profond sens du marketing d'Imperial Tobacco (auquel les familiers de l'actuel procès peuvent associer des noms tels que Kalhok, Wood, Bexon ou Ricard, voire Mercier) et à la vaillance de RJR-Macdonald, qui tentait en vain de s'imposer comme le numéro 2 du marché canadien, sans réussir à déloger RBH de cette position.
La directrice des études de marché chez RBH notait d'entrée de jeu que durant la période de 1967 à 1993, la part de marché d'Imperial Tobacco a nettement crû, alors celles de ses concurrents a décliné d'autant, cela tant durant la période où le volume total du marché canadien augmentait plus vite que la population (jusqu'en 1982), que durant la période suivante où le marché atteignait sa maturité.
Suivant une typologie des sciences de l'administration, Mme Ellis estimait que Imperial était « market driven » (guidée par l'impératif de la croissance de la demande), alors que RJR-Mac était influencée par les coûts de production autant que par la demande, et RBH était « technology driven », c'est-à-dire obnubilée par les caractéristiques intrinsèques de ses produits.
Rappelons que Rothmans, entrée sur le marché canadien en 1957, s'est distingué de la concurrence par l'introduction dans les années soixante des cigarettes longues, les célèbres « King size ».
L'analyse de Connie Ellis était accablante pour les hautes directions successives de Rothmans et de RBH. Mme Ellis, qui avait déjà été la directrice des ressources humaines (Elle l'était en 1987 selon un organigramme (pièce 755).), avance même que l'absence de vue claire par la haute direction de la situation de l'entreprise sur son marché et de ses priorités a découragé le reste du management de rechercher des adaptations qui auraient été profitables. Au point où Rothmans a fini par perdre même son avance primitive avec les marques de cigarettes « King size ».
La directrice du marketing Ellis notait que la publicité d'Imperial parlait aux consommateurs d'eux-mêmes et de leurs aspirations, alors que celle de RBH, tout en utilisant des images de « styles de vie », s'attardaient à parler du produit, sur un marché où les différences sont moins réelles que perçues, et parfois perçues quand elles n'existent pas.
Coïncidence symbolique : le témoin d'hier, John Broen, qui fut un temps le président de Benson & Hedges, dans les années 1970, et membre de la haute direction de RBH dans les années 1986 à 2000, est ...un ingénieur civil de formation.
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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
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