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Au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché québécois, il a été question de sondages toute la journée de mardi, lors d'un deuxième et dernier jour de comparution de Raymond Duch, un professeur de science politique quantitative de l'Université d'Oxford, au Royaume-Uni.
Me Doug Mitchell, défenseur de la compagnie JTI-Macdonald, a utilisé la première heure pour terminer l'interrogatoire principal de l'expert mandaté par sa cliente, puis les avocats des recours collectifs André Lespérance et Bruce Johnston ont contre-interrogé M. Duch le reste de la journée.
Le témoin-expert monte sur ses grands chevaux
Leur commune qualité de docteur en science politique et leur expérience des enquêtes d'opinion publique ne font pas en sorte que Raymond Duch et Christian Bourque (ce dernier a produit un rapport d'expertise pour la partie demanderesse, pièce 63) s'accordent dans l'interprétation de tous les résultats de sondages.
Portion d'un tableau du rapport Bourque. Les fumeurs qui croyaient que fumer est nocif seulement pour les personnes en mauvaise santé étaient-ils bien informés ? |
Alors que Me Lespérance interrogeait le professeur d'Oxford sur ses différences d'appréciation d'avec l'expert des recours collectifs, l'expert de la défense a étonné tout le monde en montant sur ses grands chevaux De tous les procureurs que le juge Riordan a vu s'adresser aux témoins depuis plus de 14 mois, André Lespérance est sûrement parmi les moins énervants. Le juge ne prêtait pas à rire quand il a demandé au professeur Duch de « se calmer une minute et de respirer ».
Au fil de la journée, M. Duch.a reproché à M. Bourque d'avoir fait des analyses incomplètes des données disponibles, d'avoir écrit un rapport d'expertise qu'un comité de lecture de revue scientifique refuserait, d'avoir induit le tribunal en erreur, et autres belles choses.
Tableau du rapport Bourque que M. Duch juge imcomplet mais qui illustre une évolution de certaines variables identique à celle observée dans le rapport Duch |
Sur sa lancée, l'expert Duch a trouvé à redire de la qualité des questions posées par Environics et Goldfarb, qui sont des maisons de sondage ayant produit des études pour les compagnies de tabac canadiennes, et il a pris de très haut les complaintes savantes de deux chercheurs de Gallup quant à l'usage de résultats de sondages par ces mêmes compagnies de tabac lors de procès aux États-Unis. On dirait que le politologue Duch d'Oxford pense qu'il est le seul à marcher au pas dans la parade.
C'est à force de grande patience que Me Lespérance a réussi à faire admettre à M. Duch qu'il est arrivé à la même conclusion que M. Bourque concernant l'évolution des croyances et des tentatives d'arrêter de fumer, entre 1971 et 1991.
Depuis le dépôt des rapports d'expertise à l'été 2011, on savait que Christian Bourque, en conformité de son mandat, s'est limité à analyser les sondages que possédait l'industrie, alors que les sondages rendus publics, en particulier par les gouvernements, ont été l'unique objet de curiosité de Raymond Duch.
Ce dernier a tout de même choisi de sa propre autorité de ne pas tenir compte de plusieurs intéressants sondages publics lorsqu'il a confectionné son rapport d'expertise de 180 pages (pièce 40062.1), et Me Lespérance a voulu en examiner quelques uns devant le tribunal.
Un souci plus ou moins grand selon la question posée
Lors de son témoignage du 28 novembre dernier devant le juge Riordan, l'historien américain Robert Proctor mentionnait qu'en 1969, l'industrie du tabac a demandé aux fumeurs s'ils croyaient que le tabagisme cause l'euphesmia (pas de traduction disponible). La moitié des répondants ont dit oui.
Or, cette maladie n'existe pas, avait enchaîné le professeur Proctor.
C'est peut-être avec ce souvenir en tête que les avocats des recours collectifs ont voulu examiner différents types de questions en compagnie du professeur Duch.
Ainsi, lors d'un sondage d'Environics réalisé auprès de l'ensemble des Canadiens en 1990, avec une question ouverte absolument non suggestive du genre « Au meilleur de votre connaissance, quels sont, s'il y en a, les risques pour la santé liés au tabagisme », le cancer du poumon n'était mentionné que par 44 % des répondants. Seulement 20% mentionnaient l'emphysème ou les maladies du cœur. (Ce sondage qui figurait dans l'univers des sondages accessibles au professeur mais n'a pas abouti dans sa sélection est désormais la pièce 1547.1 versée au dossier de la preuve en demande.)
Par contre, lors d'un sondage réalisé auprès de la même population en 1978 (compilé dans le tableau 5 en page 50 du rapport Duch), avec une question du type « Croyez-vous que le fait de fumer cause le cancer du poumon », on obtenait 81 % de réponses positives. (Ici, c'est l'auteur du blogue qui choisit un exemple précis pour faire comprendre d'un coup la démarche intellectuelle suivie par Me Lespérance. Le déroulement d'un contre-interrogatoire est habituellement plus compliqué et celui de mardi ne faisait pas exception.)
Un autre pièce enregistrée mardi au dossier de la preuve (pièce 1548) est un sondage réalisé par Gallup pour le compte de la Société canadienne du cancer et qui montre qu'en 1988, 70 % des Canadiens considéraient que les accidents de la route sont la cause de la plupart des décès contre 10 % qui plaçaient l'usage de la cigarette en tête des causes. La question comportait un choix restreint de réponses. Le juge Riordan (le chanceux) a eu et peut-être pris le temps d'admirer sur son écran d'ordinateur le diagramme ci-contre. Personne ne peut cependant savoir si tout cela l'a impressionné.
Le témoin-expert Duch aurait aussi pu intégrer à son analyse un sondage qui indiquait que 70 % des répondants étaient d'accord avec l'affirmation que la pollution de l'air cause plus de maladies pulmonaires que l'usage de la cigarette, pendant que 84 % de ces mêmes répondants étaient d'accord avec l'énoncé que certaines cigarettes peuvent être fumées sans risque. (pièce 40064.6 pas encore accessible en ligne et abordée trop vite pour que les blogueurs puissent découvrir les paramètres méthodologiques aussi facilement que le témoin, les avocats et le juge dans les cahiers-anneaux ou sur leur réseau d'ordinateurs portatifs).
Dans une autre enquête, réalisée par la firme Goldfarb, on demandait aux répondants s'il est vrai que les fumeurs meurent plus tôt que les autres personnes et 47 % disaient que c'est vrai pendant que 31 % disaient que c'est faux. (pièce 40064.51 elle aussi à venir)
À chaque fois, le professeur Duch s'est justifié de ne pas tenir compte de ces sondages par le fait que les questions ne permettent pas de bâtir des séries chronologiques de résultats, ou que ce sont de toutes manières des questions mal rédigées ou biaisées.
Les clefs à la fin, comme la semaine dernière
L'avocat des recours collectifs Bruce Johnston a cherché à savoir si le témoin-expert réviserait les conclusions de son rapport dans différentes hypothèses. (Avec les témoins-experts, les avocats sont autorisés à poser des questions reposant sur des hypothèses, ce qu'ils n'ont pas le droit de faire avec des témoins de faits.)
Me Johnston s'est heurté à un mur. Enfermé plus que jamais dans la tour d'ivoire de la pureté méthodologique, le professeur Duch n'aurait pas reconnu que la Terre est plus ou moins sphérique sans pouvoir s'appuyer sur une thèse de doctorat en géographie.
L'avocat a tout de même fait verser au dossier de la preuve un intéressant article de deux chercheurs de Gallup où est analysée la façon des compagnies de tabac d'utiliser les sondages devant la justice.(pièce 1239)
Le professeur Duch a dit que cet écrit n'est jamais paru dans une revue scientifique avec comité de révision par des pairs, en oubliant que ce n'était pas davantage le cas de son rapport d'expertise.
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Le procès reprend le 10 juin. Il y aura d'autres éditions de ce blogue d'ici là.
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