Un savant connu des téléspectateurs |
Les prochains jours d'auditions permettront peut-être de trancher la question.
Jacques Lacoursière est ce genre de savant qui, au fil d'une carrière d'un demi-siècle consacré à l'enseignement et à la production de synthèses historiques, s'est intéressé, selon ses dires, à la vie quotidienne et la vie matérielle des Québécois, au fil des siècles. Le bonhomme peut aussi être crédité d'avoir intéressé des masses de gens à l'histoire du Québec, et notamment à la généalogie. Des personnes qui admirent le professeur étaient d'ailleurs venus le voir témoigner, ce qui n'est pas donné à beaucoup de témoins dans ce procès, un procès qui est loin de faire courir les foules.
Lors de son témoignage en novembre, l'historien américain de la cigarette Robert Proctor avait critiqué l'approche adoptée par Lacoursière dans son rapport d'expertise de 2010, une approche également adoptée par les autres experts en histoire mandatés par la défense des cigarettiers, à qui Proctor a reproché de ne pas avoir consulté la documentation interne des compagnies de tabac.
Quand on sait ou redécouvre ce qui est ou a été l'oeuvre de l'historien québécois, le malaise peut être encore plus grand.
Comment un observateur de la vie quotidienne tel que Jacques Lacoursière a pu et surtout voulu passer à côté d'un phénomène aussi massif dans la deuxième moitié du 20e siècle que la publicité du tabac, visible sur les murs des villes comme dans la presse, et a choisi de s'attarder surtout aux textes des journalistes dans les quotidiens québécois ?
C'est qu'il en a épluché des journaux, ce cher monsieur Lacoursière et une équipe d'étudiants au doctorat. On connaissait déjà la fascination admirative du journalisme chez cet historien fils d'imprimeur qui a participé à l'aventure intellectuelle et réussite pédagogique du Boréal Express, qui était une sorte de journal de l'Histoire. Encore lundi, le savant a dit le grand bien qu'il pensait des journaux comme témoins d'une époque.
Cette fois-ci, après avoir examiné cinq quotidiens québécois couvrant la période 1950 à 1998, le professeur Lacoursière conclut que dans les années 1950, environ 90 % des textes étaient défavorables à l'usage du tabac, et que seulement 10 % ne l'était pas. Il est pour lui hautement improbable que le peuple n'ait pas su dès cette époque les méfaits du tabac ou que le tabac était néfaste.
Mais quand Me Jean-François Lehoux, défenseur de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), lui a demandé pourquoi il excluait les plages publicitaires de son analyse, le professeur Lacoursière a invoqué l'incompétence des historiens et la sienne en cette matière.
À peine cinq minutes plus tard, le témoin Lacoursière parlait au juge Brian Riordan de l'annonce d'un produit pour arrêter de fumer, parue dans les années 1950, et cette annonce prouverait selon lui que le public savait déjà que le tabac crée la dépendance.
Chez un auteur prolifique comme Jacques Lacoursière, il est difficile d'invoquer la paresse. Difficile aussi d'invoquer la timidité chez ce révolutionnaire tranquille né en 1932 qui n'a jamais rédigé sa thèse de maîtrise ou une thèse de doctorat, et dont la célébrité suscitent la jalousie des historiens patentés plus jeunes.
Et pourtant, l'historien a témoigné qu'il s'intéressait depuis longtemps au tabac. On s'étonne qu'il ait attendu l'invitation de RBH et de JTI-Macdonald pour publier sur cette matière. Dans son curriculum vitae, on ne trouve mention que d'une conférence sur le sujet devant un petit groupe de personnes en 2005.
Dans son rapport de 104 pages intitulé Rapport d'expertise sur la connaissance populaire des risques associés à la consommation du tabac, (petites corrections enregistrées lundi) on ne trouve aucune explication de ce qu'est la « connaissance populaire » et il n'a même pas moyen de savoir si c'est quelque chose d'éphémère et de réversible ou de cumulatif une génération après l'autre, comme l'idéal progrès de l'esprit humain de Hegel.
Et pourtant, à la barre des témoins hier, l'expert engagé par des cigarettiers qui rêvent de montrer au juge Riordan que tout le monde était au courant des méfaits du tabac, a répété des dizaines et des dizaines de foi les mots « au niveau de la connaissance populaire ». Chaque fois que le célèbre raconteur d'épisodes de notre histoire nationale allait s'envoler, Me Lehoux le ramenait au triste rôle d'un enfant qui répète les formules de son petit catéchisme.
À un moment donné durant l'interrogatoire par Me Lehoux, Jacques Lacoursière a laissé échapper les mots « croyance populaire ». L'avocat a fait de son mieux pour minimiser le dégât, mais le lapsus du témoin, aussi sonore que le craquement d'un plancher de bois sous les pas du couche-tard, ne faisait que marquer l'aboutissement logique d'un témoignage qui aurait été souvent plus compréhensible si l'historien, quitte à se faire critiquer pour sa naïveté, avait osé parler de croyance populaire. Sinon comment admettre qu'un article relatant une déclaration de l'Organisation mondiale de la santé ait, selon le témoin, un effet sur la connaissance populaire (des méfaits sanitaires du tabac), alors qu'une dénégation de l'industrie n'aurait aucun effet ?
Dans un indiscernable mélange de charité et de perfidie, le juge Riordan a proposé au témoin de dire que certaines sources de discours sur le tabac étaient « crédibles » et d'autres non. M. Lacoursière s'est rallié à la suggestion du juge. C'était comme si le grand Lacoursière avait perdu son latin, puisque crédible est un mot qui signifie « qui peut être cru » et non pas « qui peut être connu ».
En appui du témoignage oral de son expert, la défense a fait projeter sur les écrans de la salle d'audience 17.09 un schéma des facteurs qui concourent à la formation de la « connaissance populaire » des méfaits du tabac. (Les avocats des recours collectifs, contrairement à ceux des cigarettiers, n'ont pas fait obstacle à l'usage du logiciel Power Point.)
Parmi ces facteurs, on trouve les journaux, les revues, la radio et la télévision, les manuels scolaires, le gouvernement, les organisations internationales, les médecins de famille, le bouche à oreille. Absentes du schéma: les compagnies de tabac, parce qu'elles ne sont pas crédibles, selon M. Lacoursière.
La journée de lundi s'est terminé sur la projection de films de l'Office national du film et de Santé Canada datant des années 1960 et 1970 et d'émissions d'affaires publiques de la télévision de Radio-Canada du début des années 1960. Dans un vox pop tourné dans le transport en commun en 1964, une majorité de personnes interrogées affirment que fumer est mauvais pour la santé. Mais les fumeurs dans le lot admettent presque d'un même souffle de ne pas pouvoir s'arrêter. Le juge et le parterre des avocats ont eu droit à un petit moment de détente avec quelques films d'animation endiablés de l'ONF qu'on aurait dit scénarisés par des adolescents de la Gang allumée pour une vie sans fumée, comme quoi le sens critique ne vient pas d'être inventé.
Ce qu'il faudrait en retenir, c'est que tout le monde savait déjà il y a 50 ans que l'usage du tabac cause des maladies et que le tabac tient ses adeptes en « esclavage » (Jacques Lacoursière a insisté sur ce mot.)
Mais si les fumeurs qui ont commencé à fumer à 12 ans en ayant (peut-être) vu tout cela sont coupables d'étourderie et n'ont eu que ce qu'ils méritaient en tombant malades, si « tout le monde savait », comment les hommes qui ont fait carrière dans l'industrie du tabac pouvaient-ils prendre ladite dépendance d'aussi haut qu'ils l'ont prise jusque tard dans les années 1990 ?
Avec la comparution de l'historien Lacoursière et le visionnement de certains des documents qui lui ont servi de sources, la preuve en défense des cigarettiers s'annonce comme une entreprise pleine de périls.