Pour la première fois depuis le début du procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers canadiens au palais de justice de Montréal, un témoin a demandé au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec de suspendre son témoignage jusqu'au lendemain, en raison de son épuisement (et cela même si le témoin était resté assis durant sa comparution).
Ce qui est remarquable, c'est que ce n'est pas après un contre-interrogatoire musclé par un avocat des collectifs de victimes du tabagisme que le témoin Jacques Lacoursière a demandé grâce, mais avant la fin d'un interrogatoire principal on ne peut plus directif de la partie qui l'avait mandaté pour produire un rapport d'expertise et voulait qu'il en livre oralement quelques passages choisis, en le faisant répondre fondamentalement à la même question cent fois.
Du côté des recours collectifs, les propos de l'historien ont semblé plutôt bien accueillis, bien qu'avec une perplexité manifeste.
L'historien Jacques Lacoursière avait connu avant cette semaine les salles de classe (bien qu'il n'ait pas enseigné à l'université depuis 1968), les microphones de la radio, les caméras de la télévision, le contact direct avec le public curieux des salons du livre, des fêtes commémoratives et des festivals estivaux québécois, de même que l'ivresse de voir certaines de ses œuvres tirées à des centaines de milliers d'exemplaires. Entre autres expériences. Mais c'est à 81 ans qu'il a approché lundi, vraisemblablement pour la première fois de sa vie, la barre des témoins dans une cour de justice, et le métier de témoin lui est rentré dans le corps. Le pauvre historien s'est plaint de ne plus voir clairement et a souhaité revenir bien reposé mercredi.
Il n'a pas dit : je ne vois plus le fil de fer où l'avocat de l'industrie du tabac veut que je marche. Pourtant, un Lacoursière plus gaillard se serait peut-être rebellé contre le traitement qu'on lui faisait subir.
Lundi encore, le témoin avait eu quelques moments d'apparent zèle dans l'appui à la cause des compagnies, comme lorsqu'il a relaté cet épisode d'un homme pris pour le Diable à Séville à la fin du XVe siècle parce que la fumée (de tabac) lui sortait par le nez. Ce genre d'anecdote si typique du vulgarisateur se voulait-elle une manière de suggestion que l'inhalation de la fumée de tabac a été la pratique de la masse des fumeurs avant le 20e siècle ? L'historien avait aussi parlé lundi de ces théologiens de la Sorbonne qui, à la demande du premier évêque de la Nouvelle-France, Mgr de Laval, avait décrété que le castor est un poisson, afin que la viande de l'animal ne soit pas soumise aux restrictions catholiques des jours maigres. N'était-ce pas un épisode comique qui aurait dû rappeler au chercheur Lacoursière tout ce qui distingue les déclarations des autorités et les croyances du peuple, entre autres en matière de tabac ? Que d'occasions manquées par l'historien de « tirer des conclusions impartiales » au lieu de simplement énumérer les endroits où le peuple a entendu parler des méfaits du tabac, en appui de la défense de l'industrie.
Aujourd'hui, le professeur Lacoursière avait l'air d'un jouet cassé.
Si le témoin n'avait pas perdu courage après une journée et demie du régime imposé par Me Lehoux, c'est peut-être le juge Riordan qui aurait perdu patience.
Lundi, le magistrat avait averti l'avocat de Rothmans, Benson & Hedges de ne pas faire répéter au témoin son rapport écrit de 104 pages, dûment enregistré dans le dossier de la preuve en défense, et lu.
Mardi, l'avocat de RBH a commencé par imposer au juge 6 minutes supplémentaires d'une émission de télévision de 1964 qu'on avait eu le malheur bien relatif d'écourter la veille, et il a exigé cela même après avoir résumé ce qu'on avait manqué.
Ce serait faire injure à l'intelligence de Me Lehoux de ne pas envisager qu'il a fait exprès depuis lundi pour tester la patience du juge, voire pour le faire trahir le fond de sa pensée. Jean-François Lehoux est un avocat avec plus de trente ans de pratique dans le corps et il donne l'impression d'être plutôt un bon légionnaire, un homme d'équipe, qu'un coq batailleur.
À un moment donné, après un moment de l'interrogatoire où le témoin-expert venait d'accoucher laborieusement de la seule petite réponse étroite que l'avocat espérait, le procureur Bruce Johnston des recours collectifs, comme un gamin, s'est écrié: Yé !
L'avocat des recours collectifs, qui a déjà goûté les coups de règle du juge Riordan depuis un an, a présenté ses excuses aussitôt son forfait commis, et cette rapidité à exprimer un regret, sincère ou non, a fait que le juge a cette fois-ci passé l'éponge. Jamais le juge n'a paru depuis quatorze mois trouver le temps si long que durant le pénible spectacle de l'interrogatoire matinal de Jacques Lacoursière, même devant des anciens cadres de l'industrie de mauvaise foi ou qui encaissent leur retraite sans la plus petite apparence de malaise.
Comme s'il n'avait rien entendu et rien vu, Me Lehoux est monté sur ses grands chevaux pour morigéner Me Johnston. Cette fois-là, le juge Riordan a prévenu Me Lehoux que ce n'était pas son rôle de sermonner les autres avocats et l'a prié vivement de poser sa question suivante au témoin. Le juge a dû sortir de ses gonds et lever l'index avant que Me Lehoux commence à faire machine arrière. Me Lehoux s'est ensuite excusé ...auprès de son témoin.
Avant que la journée d'audition soit finalement écourtée de moitié, les avocats des recours collectifs avaient déjà plus d'une fois demandé que les cigarettiers précisent qui allait témoigner jeudi prochain et dans la deuxième semaine de juin. Si ce n'était de l'étirement du témoignage de Jacques Lacoursière sur trois jours, le côté très aéré du calendrier de comparution des témoins envisagé par la défense de l'industrie aurait été encore plus évident.
Devant l'incapacité patente de la défense à remplir la journée de jeudi prochain, le juge a décidé de l'utiliser pour le versement au dossier de la preuve en défense de pièces admissibles seulement en vertu de l'article 2870 du Code civil du Québec. Les compagnies de tabac vont se prévaloir de l'interprétation de cet article formulée par le juge Riordan, en attendant que la Cour d'appel du Québec invalide cette interprétation, ...à leur demande.
Puisque la Cour d'appel ne partage pas toujours leur avis, c'est une attitude prudente.