Alors qu'il sait mener tambour battant un interrogatoire ou un contre-interrogatoire, Me Johnston, un peu comme s'il parlait pour faciliter le travail au personnel du service de transcription, a adopté un tempo lent (et même très lent au début) pour livrer au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec sa revue des vices logiques de l'argumentation de la partie adverse et sa propre analyse d'une abondante jurisprudence que les avocats de la partie défenderesse avaient commencé à citer hier.
D'entrée de jeu, Me Johnston a présenté l'usage de l'article 54.1 du Code de procédure civile que tentent maintenant de faire les compagnies de tabac comme un exemple parmi d'autres de l'abus de procédures qu'elles pratiquent dans tous les litiges où elles sont impliquées, depuis plus d'un demi-siècle.
Puisant dans la documentation dont l'industrie bombarde le juge Riordan un essai de 1992 du professeur Robert Rabin de la Faculté de droit de l'Université Stanford, le procureur Johnston en a cité un extrait où le professeur signale que l'industrie ne ménage aucun effort pour épuiser les ressources de ses adversaires avant (qu'ils franchissent) la porte du palais de justice (spare no cost in exhausting their adversaries' resources short of the courthouse door).
Puis, Bruce Johnston s'est employé à attirer l'attention du juge Riordan sur le paragraphe 77 du jugement d'autorisation des recours collectifs rendu en février 2005 par l'honorable Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec (jugement Jasmin):
Le juriste s'est ensuite demandé qui achèterait un produit toxique comme la cigarette si les compagnies aujourd'hui poursuivies en justice n'en fabriquaient pas. Me Johnston constate que des produits du tabac existent sur les tablettes de magasins proches des écoles et que le point de vue des cigarettiers présenté lundi équivaut à dire qu'ils n'ont rien à voir avec cela.
Il a aussi réaffirmé que, selon l'article 1473 du Code civil du Québec, ce sont les cigarettiers qui ont l'obligation de prouver que les fumeurs en savaient réellement assez sur les risques sanitaires pour vouloir les assumer.
1473. Le fabricant, distributeur ou fournisseur d'un bien meuble n'est pas tenu de réparer le préjudice causé par le défaut de sécurité de ce bien s'il prouve que la victime connaissait ou était en mesure de connaître le défaut du bien, ou qu'elle pouvait prévoir le préjudice.
Il n'est pas tenu, non plus, de réparer le préjudice s'il prouve que le défaut ne pouvait être connu, compte tenu de l'état des connaissances, au moment où il a fabriqué, distribué ou fourni le bien et qu'il n'a pas été négligent dans son devoir d'information lorsqu'il a eu connaissance de l'existence de ce défaut.
Concernant le concept de prescription examiné lundi par Me Suzanne Côté de la défense d'Imperial Tobacco, Me Johnston a estimé que la prescription n'avait pas de raison légitime de s'appliquer sous le prétexte que les fumeurs auraient dû savoir plus tôt que les compagnies de tabac leur mentaient, et alors même que ces compagnies ont fait tout ce qu'elles pouvaient pour empêcher les gens d'être prévenus. Me Johnston a souligné que cette situation était différente de celle où une entreprise fautive cesse de commettre la faute.( hyperlien vers l'article 1473 et son interprétation dans la jurisprudence )
L'avocat des recours collectifs s'oppose à l'idée suggérée par Me Potter de RBH que dépendance et possibilité d'arrêter s'opposent. Le procureur Johnston estime que ce serait comme de prétendre que le sevrage réussi d'un alcoolique prouve qu'il n'a jamais été dépendant.
Me Johnston a ensuite développé une allégorie, où le juge devait imaginer des gens partant en randonnée dans les bois, et acceptant les risques inhérents à cette activité, mais tombant dans un piège que quelqu'un avait creusé. Est-ce que ce ne serait pas une faute d'avoir creusé le piège en sachant que quelqu'un pouvait tomber dedans ? Est-ce qu'il ne serait pas immoral pour les creuseurs du piège de blâmer ceux qui sont tombés dedans de ne pas être assez fort pour se sortir tout seuls ? Me Johnston répliquait ainsi à Simon Potter qui avait souligné lundi le fait que M. Jean-Yves Blais (1944-2012) avait vu des milliers de fois les mises en garde sanitaires sur les paquets de cigarettes sans s'arrêter de fumer.
Lundi, l'avocate d'Imperial Suzanne Coté et surtout l'avocat de JTI-Mac Guy Pratte avaient insisté sur le caractère incontournable en droit civil du triptyque faute-préjudice-lien entre les deux. Bruce Johnston a donc résumé son allégorie à la demande du juge Riordan: Creuser le piège est une faute. Omettre d'informer est une faute en droit civil. Être dans le piège (de la dépendance) est un préjudice. Avoir une maladie est un préjudice additionnel.
Quant à la relation de cause à effet, elle est établie en justice sur la base des probabilités. «S'il peut y avoir une causalité établie quand vous glissez et tomber (alors que la voirie n'a pas déglacé les trottoirs), alors quand vous avez le mont Everest (de preuve épidémiologique que le tabagisme donne le cancer du poumon), on peut compter sur (la présence d')une causalité. (La métaphore du mont Everest vient du témoin-expert Jack Siemiatycki lors du 128e jour du procès.)
La défense de l'industrie avait fait état lundi de propos de Mme Cécilia Létourneau à l'occasion de l'audition de sa cause devant un juge de la Cour du Québec au palais de justice de Rimouski en 1997. (Mme Létourneau réclamait alors le remboursement de sa nicotine médicinale.)
Bruce Johnston a profité de cette porte ouverte pour mentionner qu'une avocate d'ITCL, Me Rodrigue, avait aussi en cette occasion, à Rimouski en 1997, dit au juge Gabriel De Pokomandy qu'elle avait trois boîtes de documents pour prouver que l'usage du tabac ne cause pas la dépendance. Si Imperial Tobacco ne croyait pas à la dépendance causée par l'usage du tabac trois ans après l'obligation faite par loi fédérale d'apposer sur les emballages des mises en garde de Santé Canada contre ladite dépendance, pourquoi des fumeurs devraient être disqualifiés de réclamer un dédommagement parce qu'ils étaient censés y croire ?
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Mentionnons que dans sa revue de jurisprudence, Me Johnston a notamment cité les causes
Biondi contre la Ville de Montréal et le syndicat des cols bleus et Riendeau contre Brault & Martineau, qu'il connaît d'autant mieux que sa firme y a défendu l'intérêt d'une des parties.
Comme lundi, Me Yves Lauzon, l'un des pionniers des recours collectifs au Québec, était venu écouter le débat, de même que des conseillers juridiques de diverses compagnies de tabac, d'aussi loin qu'au Brésil.
Deux autres requêtes d'ITCL seront entendues aujourd'hui.