Vous est-il déjà arrivé de vous croire original et de vous découvrir « comme les autres » ? De penser que vous avez fait vos propres choix et de découvrir plus tard que vous avez en fait suivi le parcours qu'on voulait que vous suiviez, comme ces enfants « au volant » de certains chariots d'épicerie qui sont en réalité dirigés dans les allées par d'autres mains ?
Une réaction humaine en ces cas-là, ce serait peut-être de chercher à dénigrer le messager des mauvaises nouvelles: le confrère de la profession qui a dénoncé votre curiosité intellectuelle à géométrie variable ou le jeune professeur d'une université sans prestige qui a osé analyser en détail (dans une revue internationale avec révision par des pairs) comment des étoiles de la profession ont été dupes ou peu scrupuleux en se prêtant hier au même jeu avec les cigarettiers ...que vous ces derniers vingt-cinq ans.
C'est ainsi qu'a réagi David H. Flaherty, docteur en histoire et professeur émérite de l'Université de Western Ontario. Sans élever le ton, sans perdre contenance, tout de même, quoi qu'il lui est arrivé de se faire rappeler par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston lequel d'eux deux était là pour poser les questions et qui était là pour y répondre, et même de se faire rappeler par le juge Brian Riordan qu'un témoin devait attendre les questions avant de parler (d'émettre des sarcasmes, en fait). Et puis, votre serviteur et d'autres personnes ont cru remarquer que le témoin-expert, un homme à peau blanche, avait la tête nettement plus rose au sortir de sa comparution qu'en entrant dans la salle d'audience, et on ne prend pas de coup de soleil sous les néons d'une salle sans fenêtre.
À la fin de l'après-midi jeudi, peut-être à mi-chemin d'un contre-interrogatoire dont la suite pourrait n'avoir lieu que dans six mois (pour des raisons examinées plus bas au point 2), l'avocat était parvenu à montrer au tribunal que, « comme les autres » témoins-experts en histoire dont il est question dans un article de l'historien Louis Kyriakoudes (pièce 1546) paru dans Tobacco Control en 2006, l'historien Flaherty:
- a été recruté comme expert par l'industrie du tabac sans avoir d'expertise préalable en histoire de la médecine ou histoire de la science;
- a reçu l'assistance du Special Trial Issues Committee (STIC) mis sur pied par les avocats Allen Purvis et Jan Johnson de Washington pour aider l'industrie du tabac à préparer ses productions d'expertises non-médicales devant la justice (M. Flaherty a visité M. Purvis et Mme Johnson à Washington.);
- a utilisé des sources premières fournies par l'industrie;
- a mentionné dans sa revue de presse des sondages Gallup commentés dans les journaux mais évité de regarder les sondages bien plus nombreux, systématiquement mieux connus quant à leur méthodologie et parfois plus révélateurs que l'industrie a en sa possession;
- a exclu de son analyse la documentation interne de l'industrie accessible en ligne, notamment sur le site de Legacy (Le rapport d'expertise de M. Flaherty date tout de même de 2010.) (pièce 20063);
- a minimisé dans son rapport d'expertise le rôle de la publicité des produits du tabac (Il n'y a aucune annonce dans le rapport d'expertise du professeur Flaherty, bien que celui-ci a reconnu qu'il avait originalement envisagé d'en mettre.);
- a mis l'accent sur la couverture de la presse durant la période 1950 à 1964;
- a prétendu que la crédibilité de l'industrie en matière de santé était nulle dès les années 1950 (alors que la documentation interne permet au moins d'en douter);
- a minimisé dans son rapport d'expertise le rôle de l'industrie dans l'alimentation d'une controverse scientifique sur les méfaits sanitaires du tabagisme (L'expert Flaherty avait lu le livre de son confrère historien de Harvard, Allan Brandt, qui met en évidence ce rôle des cigarettiers (pièce 1544), mais il a choisi de ne pas tenir compte.);
- a utilisé comme définition de ce que serait la « connaissance commune » ou « connaissance populaire » une définition qui repose sur l'idée d'une accumulation de connaissance dans le peuple de génération en génération, et une définition qui ne sert jamais ailleurs dans les recherches scientifiques;
- n'a jamais fait paraître des résultats de ses recherches sur la connaissance populaire des méfaits du tabac dans une publication scientifique avec comité de révision par des pairs.
Avec cela, selon Louis Kyriakoudes et Robert Proctor (rapport Proctor), on obtient comme expertises judiciaires des perspectives historiques sur la cigarette dont l'industrie du tabac est complètement absente.
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La journée a aussi été parsemé d'échanges qui laissent perplexe.
Me Johnston: Quand avez-vous mandaté le professeur Igartua ?
Professeur Flaherty: En 1999.
Me Johnston: En 1999 ? Savez-vous s'il avait déjà fait certains travaux à cette date ?
Professeur Flaherty: Non.
Me Johnston: Vous ne savez pas ?
Professeur Flaherty: Je ne pense pas qu'il en avait fait. Je veux dire,... j'étais celui ... la seule raison pour qu'ils approchent Igartua était qu'il était un ami à moi.
Me Johnston: Quand vous dites « ils approchent », est-ce que ce fut vous ou « eux » ?
Professeur Flaherty: Non, j'ai appelé le professeur Igartua et lui ai dit: «José, j'ai un problème, j'ai besoin de quelqu'un ayant accès à des étudiants diplômés au Québec pour faire certains travaux préparatoires sur la question du tabac et de la santé au Québec». Je n'avais alors pas idée à ce moment que je serais ultimement l'expert d'Imperial Tobacco sur le Québec.
Me Johnston: Soit.
Professeur Flaherty: J'ai seulement su cela en 2008.
Me Johnston: Mais c'était un ami à vous, vous lui avez parlé ?
Professeur Flaherty: Oui.
Me Johnston: Vous savez ce qu'il faisait?
Professeur Flaherty: Bien, il était en train de travailler sur un livre sur l'histoire d'Arvida...
Me Johnston: Et saviez-vous ....
Professeur Flaherty: ...que j'ai hâte de lire.
Même un historien peut se tromper sur les dates et le professeur sera peut-être chagriné d'apprendre que le livre de son confrère Igartua sur l'histoire d'Arvida en préparation en 1999 est paru en ...mai 1996, alors que David Flaherty était encore le commissaire à l'information et à la vie privée de la Colombie-Britannique. Le procureur Johnston ne lui a pas dit et a poursuivi le contre-interrogatoire.
*
Juge Riordan: Mais, professeur Flaherty, la question (déjà posée plus d'une fois par Me Johnston) était pas mal directe. Est-ce que la connaissance de la probabilité de mourir du cancer du larynx faisait partie de la « connaissance commune » tel que vous l'avez définie ?
Professeur Flaherty: Oui, parce qu'un segment de la population, votre médecin, votre infirmière, le saurait très, très précisément. Les autres le sauraient parce que c'est mentionné dans Sélection du Reader's Digest en 1954, je pense.
Me Johnston: Cela vous pourriez le savoir ...
Professeur Flaherty: Cela vous pourriez le savoir, mais le risque réel, vous savez, je ne le sais pas aujourd'hui. Quand j'ai commencé ce travail, je me suis fait dire par quelqu'un que si tu fumes toute ta vie, tu as 15 chances sur 100 de fumer (sic) .. Je savais tellement peu alors à propos des risques sanitaires, que je n'ai pas pris conscience que, du point de vue d'un médecin de famille ou d'un spécialiste du thorax, c'est en fait un très haut risque. C'est comme cela que je l'ai appris.
Me Johnston: 15 %, vous avez dit, « de fumer »; vous vouliez dire... (15% you said "of smoking"; you meant...)
Professeur Flaherty: 15 %, pourcent d'une centaine de fumeurs. (15% percent of a hundred smokers.)
Professeur Flaherty: Oui. C'est ce qu'on m'a raconté en 1987.
Professeur Flaherty: Je sais très bien ce qui est écrit dans ces 900 pages (de documentation annexe à son rapport). Je ne sais pas assez bien pour vous le dire maintenant, comme si vous veniez me voir pour une consultation médicale.
Me Johnston: Soit. Alors vous avez passé 20 ans et, - est-ce que j'ai raison ? - des milliers d'heures à travailler sur ce sujet, à lire tout ce qui était dans le domaine public au Québec et vous êtes incapable de me donner une réponse à cette question. Êtes-vous d'accord avec moi que, vraisemblablement, un membre du public serait aussi incapable de répondre à la question ?
Professeur Flaherty: Je ne peux pas vous dire ce qui était dans l'esprit de n'importe quel membre individuel du public, ou vous dire ce qu'ils pensaient.
Me Johnston: Mais juste question de gros bon sens, seriez-vous d'accord avec moi ?
Professeur Flaherty: Question de gros bon sens, oui.
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Me Johnston: Où avez-vous trouvé la définition de « connaissance commune » pour les besoins de votre rapport (d'expertise) ? Avez-vous ...
Professeur Flaherty: De ma tête.
Me Johnston: C'est votre oeuvre ?
Professeur Flaherty: Oui.
Me Johnston: De personne d'autre?
Professeur Flaherty: J'ai eu des apports de plusieurs gens avec qui j'ai travaillé pour ce rapport.
Me Johnston: Comme qui ?
Professeur Flaherty: L'un était (l'avocat) Steven Lamont, dans les années 1990, et durant presque dix ans, Me Paris qui m'a dirigé lors de l'interrogatoire principal.
Me Johnston: D'accord.
Professeur Flaherty: Alors, nous avons eu des conversations de la sorte au fil des années à propos de tous les aspects de mon travail. Et (son collègue historien) John Swainger et moi avons dû parler de cela aussi.
Me Johnston: Maintenant, quand vous étiez interrogé par Me Paris, vous avez dit que c'est un terme que les historiens utilisent... qu'il utiliseraient dans le contexte, par exemple, d'une connaissance commune - Avez-vous dit sagesse ou connaissance commune ? -, qu'Hitler avait perdu la Deuxième guerre mondiale ?
Professeur Flaherty: Mmmh.
Me Johnston: Vous vous souvenez d'avoir utilisé cet exemple ?
Professeur Flaherty: Oui.
***
Me Johnston: Mais serait-il juste de dire que la « connaissance commune » était un élément de ce qu'il vous était demandé d'étudier dès le début ?
Professeur Flaherty: Non, c'était simplement... Ils ont dit: Trouvez moyen de découvrir ce que les Canadiens se sont fait raconter au fil des temps à propos des risques sanitaires du tabagisme. C'était mon mandat.
Me Johnston: Et quand la « connaissance commune » est entrée dans tout cela ?
Professeur Flaherty: Je ne m'en souviens plus.
Me Johnston: Était-ce ...
Professeur Flaherty: Je ne me souviens vraiment pas, parce que, en-dedans d'une couple d'années, j'avais lu le travail des autres témoins-experts (historiens mandatés par l'industrie du tabac). Il n'y a pas de doute que je parlais dans ma vie de famille, ou dans ma vie professionnelle comme historien, de ce qui était la connaissance commune à propos de x, y ou z. Un de mes sujets de conférence favoris a été l'histoire de l'esclavage...
(...)
Me Johnston: Professeur, êtes-vous capable d'informer la cour du moment où la « connaissance commune » est devenue un élément de votre mandat ?
Professeur Flaherty: Non.
Rappelons que l'un des deux buts auto-proclamés du rapport d'expertise était de savoir à quel moment de l'Histoire le lien entre le tabagisme et le cancer est devenu un élément de la « connaissance commune » des Québécois.
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Un autre moment où l'historien canadien a patiné est quand, après avoir affirmé que les compagnies canadiennes de tabac faisaient des affirmations publiques plus raisonnables que les américaines, a été incapable de donner un seul exemple d'une différence.
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Le professeur David Flaherty n'a pas lu le rapport d'expertise de l'historien Jacques Lacoursière, qu'il prend de très haut et considère comme un « amateur ».
À un moment durant le contre-interrogatoire, Me Johnston a mis sous le nez du témoin du jour le code de conduite des historiens américains, code dont Me Doug Mitchell s'était servi lors du contre-interrogatoire du professeur Robert Proctor en novembre. (M. Flaherty a étudié, enseigné et fait des recherches aux États-Unis et sur ce pays. Il est un spécialiste de la période coloniale de l'histoire américaine.).
Ce code (pièce 40024) stipule que l'historien professionnel, en consultant les sources secondaires de renseignement disponibles, sources de contexte, peut vérifier à leur lumière l'interprétation historique découlant de l'examen des sources primaires de renseignement. Flaherty n'a pas moins péché à ce chapitre que Lacoursière. Ce n'est qu'un aspect des ressemblances entre son travail et celui de l'historien québécois.
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Pourquoi la suite et fin du contre-interrogatoire de l'historien David Flaherty pourrait n'avoir lieu que dans six mois ?
Parce qu'il y a un jugement rendu le 17 mai 2012 par l'honorable Brian Riordan, et maintenu par la Cour d'appel le 14 décembre qui a autorisé le versement au dossier de la preuve en demande d'un rapport préliminaire de recherche de l'historien Flaherty daté de 1988.
Ce document est depuis longtemps accessible au public sur le site en ligne de la bibliothèque Legacy de documents de l'industrie du tabac gérée par l'Université de Californie à San Francisco. (lien vers ce document).
L'industrie considère le rapport préliminaire de David Flaherty comme un document protégé par le secret professionnel et elle a demandé à la Cour suprême du Canada de se prononcer.
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