Au palais de justice de Montréal, au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, les parties ont débattu mercredi de deux autres requêtes d'Imperial Tobacco Canada, et brièvement abordé la question du calendrier de la preuve en défense, avant de s'opposer derechef sur la portée du concept d'immunité parlementaire.
Les cigarettiers ignorent les menaces du juge
Le 11 avril dernier (136e jour), l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec avait exprimé son mécontentement devant le nombre colossal et excessif de jours d'audition dont les trois compagnies de tabac pensaient (et pensent encore) avoir besoin pour se défendre.
Le juge avait alors fait comprendre qu'il songeait à user de l'autorité dont il dispose pour raccourcir un peu la durée de la preuve en défense (304 jours), si Rothmans, Benson & Hedges ainsi que JTI-Macdonald et Imperial Tobacco Canada ne proposaient pas d'elles-mêmes une solution plus économique et convenable d'ici le 23 avril.
Le 23 avril, au 137e jour d'audition, la partie demanderesse a comme prévu clos sa preuve, mais le juge a alors accordé à la partie défenderesse jusqu'à cette semaine pour proposer les retranchements et compressions nécessaires à un calendrier trop étiré dans le temps.
Mercredi matin, au troisième jour de l'audition de requêtes extraordinaires des cigarettiers, il a rapidement été évident que leurs défenseurs envoyaient poliment promener le juge Riordan. Une intervention de sa part serait prématurée, lui ont dit en substance les avocats de l'industrie.
Pour leur part, les avocats des recours collectifs ont notamment fait valoir que six témoins pourraient facilement être ajoutés aux quatre prévus au calendrier très léger de mai et de juin. (Suivant le plan des cigarettiers, le procès ne reprendra que le lundi 13 mai et s'arrêtera dès le 20 juin plutôt que le 27.)
Dès après avoir écouté les justifications d'immobilisme servies par les procureurs des compagnies, le juge n'a pas caché qu'on ne l'avait pas convaincu, mais il s'est gardé de menacer, comme s'il était certain d'avoir envoyé suffisamment de signaux pour que personne ne se montre surpris s'il finit par imposer certains aménagements du calendrier.
Le tribunal est alors passé aux affaires du jour, Simon Potter (avocat de RBH présentement, et d'ITCL jadis) a aussitôt demandé d'être excusé de son absence pour le reste de la journée, et a levé l'ancre, en même temps que deux avocats de JTI-Macdonald.
ITCL et la destruction de documents
En appui de la deuxième requête d'ITCL concernant la politique de « rétention » de documents, Me Deborah Glendinning avait transmis au juge Riordan un plan d'argumentation de 25 pages.
(Un peu plus tard durant le réquisitoire de Me Glendinning, le juge, grimaçant devant son écran d'ordinateur et vocalement, a laissé savoir que c'est long pour un plan. Sitôt ce message passé, il a affiché de nouveau une mine de totale disponibilité, comme presque toujours, comme quelqu'un qui ne voudrait pas décourager les avocats de tenter de le convaincre de quoi que ce soit.)
Me Glendinning a livré un réquisitoire qui pourrait se résumer ainsi: Imperial n'avait pas de raison de détruire de la documentation scientifique au début des années 1990; elle avait pourtant le droit de le faire; et il n'y a pas eu de conséquences à ce qu'elle a fait, parce que les recours collectifs ont quand même pu, en fin de compte, mettre la main sur les documents en question.
De conséquence à quoi si la compagnie n'a rien fait ?
L'avocate n'a pas osé dire que des lettres et des mémorandas au sujet des rapports scientifiques conservés chez Imperial Tobacco à Montréal se sont échangés durant des années dans l'empire mondial British American Tobacco, et que l'avocat général d'ITCL Roger Ackman et des conseillers juridiques externes (Simon Potter, entre autres) ont dirigé autour de 1992 une opération d'enlèvement de documents ...tout cela pour désencombrer des classeurs de copies excédentaires, si on ajoute foi à la thèse de l'ancien relationniste en chef Michel Descôteaux, qui l'a attribuée à Roger Ackman, qui lui ne se souvient pas.
C'est le procureur des recours collectifs André Lespérance qui a fait voir le fil blanc dont cette histoire était cousue, quand il a eu son tour.
Me Glendinning n'a pas osé dire que lesdits documents ont été souvent retrouvés sur le site internautique Legacy, autrement dit grâce à une entente entre BAT (La maison-mère dont elle n'aime pas entendre parler...) et des gouvernements d'États américains, et aussi grâce à des années de fouille dans les archives par des chercheurs du monde de la santé publique et des avocats.
C'est ce que Me Lespérance a fait valoir quand il a eu son tour. Il a alors aussi mentionné que seulement une partie des documents ont été retrouvés. (Le public sait maintenant, grâce à leur résurgence au présent procès, que de bavards documents de marketing antérieurs au « grand ménage », et pas seulement des rapports de recherche sur les méfaits sanitaires des produits du tabac, ne figuraient plus dans la bibliothèque d'Imperial à Montréal.)
Le tour d'André Lespérance aurait pu venir plus vite. Mais il aurait manqué le dessert.
Sur un ton « parlons-franchement-et-déballons-tout » presque convaincant, Me Glendinning a aussi mentionné l'approbation du processus de destruction qu'avait donnée le vice-président à la recherche et au développement d'ITCL Patrick Dunn, et a évoqué le projet Four Seasons.
L'avocate a dit que le projet Four Seasons remontait au début des années 1980. Dans le cadre de ce projet les cigarettiers ont, entre autres choses, engagé un historien, le professeur David H. Flaherty, pour colliger des faits pouvant montrer que « tout le monde savait » depuis longtemps que fumer est mauvais pour la santé. Mais n'allez pas croire que c'est parce que la compagnie craignait d'être poursuivie en justice.
En parallèle, Imperial Tobacco recevait des lettres, entre autres une le 27 août 1987 (pièce à conviction 265) par l'Association pour les droits des non-fumeurs qui se plaignait de l'absence de mises en garde sanitaires claires et pertinentes sur les emballages de produits du tabac, ou une autre le 2 avril 1990 par un fumeur qui réclamait à la compagnie une compensation pour le triste état de ses vaisseaux sanguins (La pièce à conviction 86 est la réponse du vice-président et avocat général de la compagnie.)
En substance, Me Glendinning a soutenu que ces lettres, que les recours collectifs ont pu faire verser au dossier des pièces à conviction du présent procès, ne donnaient à la compagnie aucune raison sérieuse de penser à l'époque qu'une poursuite judiciaire pouvait lui tomber dessus et que la compagnie devait s'empêcher pour cela de détruire des documents (qui montrent, par hasard, la connaissance qu'elle avait des méfaits sanitaires du tabac).
Conclusion: il ne devrait plus être question de cette histoire impertinente dans le procès actuel et Imperial a réclamé que le juge se prononce en ce sens.
Le procureur Lespérance a au contraire expliqué, de nouveau, que la compréhension du processus de destruction de documents chez ITCL était liée à la réclamation de dommages punitifs contre l'industrie et montrait jusqu'où une compagnie a pu aller pour dissimuler de l'information capitale aux consommateurs et au public.
Me Lespérance a également souligné la réticence, forte et amplement documentée, de Patrick Dunn à se séparer de la documentation scientifique finalement détruite, (relire la pièce 102), et a rappelé que dans la filiale américaine de BAT (Brown & Williamson), on croyait qu'ITCL avait des documents compromettants en sa possession, et non un excès de copies. (mémorandum de J. Kendrick Wells, pièce 1467.2)
Me Lespérance et Me Boivin ont aussi rappelé l'action judiciaire lancée en juin 1988 par Roger Perron contre RJR-Macdonald (aujourd'hui JTI-Macdonald). M. Perron, aujourd'hui décédé, avait dû se faire amputer les deux jambes à la suite d'une maladie généralement attribuée au tabagisme.
Le juge Riordan a paru découvrir l'existence de cette cause historique (finalement morte-née avant de déboucher en un procès, parce que M. Perron n'avait pas présenté sa réclamation suffisamment tôt après avoir reçu son diagnostic et subi son traitement).
Comment la compagnie dominante sur le marché canadien en 1988 pouvait ne pas remarquer que la poursuite de Roger Perron contre le concurrent RJR-Mac aurait tout aussi bien pu tomber sur elle ?
Quand Me Glendinning a voulu argumenter de nouveau, le juge Riordan a dit qu'il n'allait pas retrancher toute cette question de la matière sur laquelle il entend rendre un jugement, et qu'il l'avait déjà dit plusieurs fois. Paf.
Avant que midi sonne, il restait encore neuf avocats d'ITCL dans la salle d'audience mais un seul observateur et représentant de JTI-Mac et deux de RBH.
ITCL et l'arsenal des recours collectifs
Après le dîner, les parties ont terminé de débattre de la troisième requête d'Imperial, plaidée le matin par l'affable et très expérimenté George Hendy, l'un des deux seuls plaideurs du bureau de Montréal du cabinet Osler, Hoskin & Harcourt que l'on a vu souvent apparaître dans la salle d'audiences 17.09 au fil de la dernière année. (L'autre est évidemment Me Suzanne Côté.)
En gros, Imperial voudrait savoir avec précision quels documents et quelles sections de documents la partie demanderesse va invoquer dans son réquisitoire final.
Me Hendy a parfois cherché à minimiser l'effort exigé des avocats des recours collectifs pour satisfaire Imperial en disant au juge, à un moment donné, sur un ton entendu: « vous voyez comme ils connaissent bien leur affaire, alors ... »
Insensible à la flatterie, Me Pierre Boivin a fait connaître au juge le point de vue des recours collectifs.
Les demandeurs vont avoir à manier le surligneur électronique à tour de bras sur les documents, pour satisfaire les défendeurs, et donc devoir lire en quatrième vitesse une tonne de documents, mais ils déclarent s'attendre à la réciproque.
Par ailleurs, ils ne croient pas pouvoir s'engager à faire tout ce qu'Imperial aimerait qu'ils fassent, entre autres parce que leur usage en preuve de moult documents dépend de ce que la défense fera, et qu'il est trop tôt pour dire que tel ou tel document ne servira pas.
Le juge Riordan, qui a déjà plusieurs jugements à écrire, a semblé vouloir trancher le moins possible sur la requête de Me Hendy et les objections. Hélas pour lui, il devra rendre une décision.
Le magistrat avait annoncé il y a plusieurs semaines qu'il allait rendre durant la semaine du 6 mai ses jugements sur ce qu'on appelait alors « les requêtes en non-lieu » de chaque compagnie, à être débattues les 29 et 30 avril. Alors un jugement de plus ou de moins,...
Parle-ment
Depuis le début de ce procès, les défendeurs des compagnies prétendent que tout ce que leurs employés ont pu dire dans des parlements jouit de l'immunité parlementaire, comme ce qu'y disent les parlementaires, et ne peut donc pas être retenu contre eux ou contre les compagnies devant une cour de justice. Mieux: les documents relatifs aux préparatifs d'une corporation en vue de la comparution de ses cadres devant une législature devraient être aussi couverts par le « privilège parlementaire », selon les avocats des cigarettiers.
Plusieurs avocats des recours collectifs considèrent cette extension de l'immunité parlementaire comme une licence pour les dirigeants de compagnies de tabac de mentir impunément, du moment que le mensonge finit par être proféré devant des législateurs.
L'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec ne s'est jamais prononcé sur le fond de cette grave question et a justifié son prudent mutisme dans une lettre aux parties, datée du 6 novembre, dont il a été question mercredi et qui n'a pas été rendue publique (et pourrait bien ne jamais l'être).
Mercredi, le juge a tout de même révélé publiquement un peu de sa pensée.
Pour le juge Riordan, des extraits du Hansard ne peuvent pas être versés en preuve.
(Le Hansard est le journal des débats au Parlement fédéral canadien, où on trouve notamment les transcriptions des échanges dans des instances parlementaires où des non-parlementaires sont parfois invités à prendre la parole.)
Par contre, si un dirigeant de compagnie affirme qu'il est en train de répéter ce qu'il a déclaré dans un parlement, on pourrait verser ses propos dans le dossier des pièces à conviction.
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D'ici à ce que les travaux judiciaires reprennent le 13 mai au procès présidé par Brian Riordan, il y aura d'autres éditions de ce blogue.
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